Entretien avec Dario Diofebi
Dario Diofebi | Paradise, Nevada. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Paul Matthieu. Albin Michel, 660 p., 23,90 €
Au commencement était le feu.
Au début, on assiste à un incendie dans un casino fictif ; ensuite, on revient en arrière pour suivre l’histoire des six mois précédents, qui fait que quatre personnes sont sur place le soir fatidique. C’est le roman d’un lieu, la ville de Las Vegas, qui est le cinquième personnage principal. Quant aux quatre premiers, il y a Ray Jackson, joueur de poker professionnel en ligne ébranlé par l’arrivée de l’intelligence artificielle, qui bouleverse son métier. Il décide d’abandonner le jeu en ligne, de s’installer à Las Vegas afin de jouer au poker live, même s’il le considère comme une version bête du jeu. Son don pour les maths compte moins dans ce cadre, où la stratégie porte davantage sur les gens que sur les chiffres. Le deuxième personnage est Mary Ann, serveuse de cocktails à l’hôtel-casino Positano, théâtre de l’intrigue. Elle vient du Mississippi, elle voulait être actrice, est devenue mannequin et a eu une série de problèmes de santé mentale. Sa tante, qui habite à Las Vegas depuis longtemps, l’a encouragée à venir : les serveuses de cocktails dans les casinos sont bien payées, c’est un métier syndiqué – les syndicats sont puissants dans la ville – qui permet d’intégrer la classe moyenne. Le troisième personnage principal est Tom, il est italien, il est venu à Las Vegas après avoir gagné un voyage. Il se lie d’amitié avec un certain Trevor, ancien rabatteur devenu bloggeur sur YouTube, Tom joue au poker dans des parties à faible enjeu. Le quatrième personnage principal – le seul né sur place – s’appelle Lindsay Peterson. Elle est mormone et journaliste pour le Las Vegas Sun. Elle est devenue une célébrité locale grâce à ses articles sur le processus d’embauche dans les casinos non syndiqués.
Pourquoi ce choix d’écrire en anglais sur l’Amérique ?
Adolescent, j’avais commencé à lire et à regarder la télévision en anglais, on m’a dit que cette langue me serait utile pour être embauché. L’anglais est devenu un hobby, une passion, j’adore comprendre les subtilités de cette langue prédatrice qui dévore toutes les autres. J’ai compris que pour moi l’anglais serait le langage de la prose, j’ai tenté quelquefois d’écrire des nouvelles en italien mais je ne me sentais pas à l’aise, même si c’est ma langue principale quand je suis en Italie. Dans le chapitre sur Tom, j’explique que l’Amérique est une sorte de maison de vacances pour l’inconscient national italien, pour nous c’est impossible de ne pas nous comparer aux États-Unis. On ajuste notre culture en fonction de ce qui vient des États-Unis. Cela dit, notre compréhension de l’Amérique est approximative, ce qui amène parfois à des malentendus comiques. Par exemple, certains produits culturels américains très populaires en Italie sont quasiment inconnus aux États-Unis. L’âge d’or du câble en Italie, ce fut vers le tournant du siècle, les compagnies italiennes achetaient à bon marché les droits des films américains que le public prenait ensuite pour des classiques – notamment un film avec Whoopie Goldberg que j’ai vu mille fois, rebaptisé Funny Money (chez nous, on adore réinventer des titres anglais). Sinon, à Rome, si tu entres dans un bar branché, tu entendras souvent la musique de Bon Jovi, ce qui est impossible à Brooklyn ; on a une vision incomplète de l’Amérique. Quant à Tom, en Italie tout le monde lui disait que la nourriture américaine est horrible, pourtant il découvre qu’il l’adore, il devient fan du beef jerky (la viande de bœuf séchée).
Vous écrivez : « L’imaginer relève pour ainsi dire du devoir civique. Se représenter l’Amérique, l’inventer, la désirer, la mépriser, la dédaigner, la rêver ; se reconnaître soi-même dans ce qui y est différent ; découvrir sa propre identité par contraste. » L’Italie serait-elle une colonie américaine ?
Je n’irais pas jusque-là, mais c’est vrai qu’il y a une sorte d’adulation, l’Amérique constitue l’étoile polaire pour la culture italienne. On utilise énormément de termes anglais dans le langage commun, souvent de manière incorrecte. Par exemple, pendant la pandémie, on a décidé d’appeler le travail à distance « smart working », donc on fait du « smart work », expression qui n’existe pas en anglais.
L’un de vos personnages prétend que, pour comprendre l’Amérique, il suffit d’écouter les cinq premières chansons d’un album de Bruce Springsteen, Nebraska.
Je l’ai entendu dire à Las Vegas. Il y a une chanson sur Atlantic City, quelqu’un y va pour devenir une petite frappe pour la mafia ; une deuxième sur un château sur une colline ; une troisième sur un jeune couple qui se lance dans une série de tueries. Cet album est important pour une partie de la population américaine.
Comment êtes-vous devenu à la fois romancier et joueur de poker professionnel ?
J’ai toujours voulu être écrivain. Lorsque je suis arrivé à Las Vegas, j’ai vite compris qu’il fallait prendre des notes, même si je n’y suis pas allé pour trouver du matériau romanesque. J’ai commencé à jouer au poker pendant la crise financière, en 2009 et 2010 on ne trouvait pas d’emploi, alors que jouer représentait une bonne façon de gagner sa vie. J’habitais à Rome, l’Italie souffrait de la crise, je venais d’obtenir ma maîtrise en littérature comparée, ce qui n’était pas très prometteur. Pendant quelques années j’ai joué en ligne. C’était comme aller au bureau, sauf qu’on travaille pour soi-même ; en même temps, je prenais beaucoup de notes.
Puis vous avez lâché cette forme de jeu.
J’ai arrêté le poker en ligne en 2013, lorsqu’il a été tué par l’IA. Ce fut un exemple précoce de comment l’IA peut voler des boulots. C’était comme avec le jeu d’échecs dans les années 1990 : en 2013, un ordinateur a gagné au poker contre un être humain pour la première fois, après on ne peut plus revenir en arrière. J’ai donc viré vers une forme du jeu semblable à ce que le personnage de Ray fait dans le roman, mais sans son investissement psychique : pour moi, il s’agissait d’un job alimentaire, je n’y trouvais aucune validation identitaire. Avec quelques amis, on a décidé d’aller dans les casinos et jouer live, le jeu est moins mathématique et plus clément, dans ces circonstances, avec un peu de chance, tu peux faire plein de petites erreurs sans que ce soit très grave. Je n’avais pas la carte verte, il fallait quitter les États-Unis tous les trois mois, on a fait des tournois de poker partout dans le monde, à Melbourne, à Macao, à Barcelone, à Prague, à Berlin, c’est comme le circuit international de tennis, on l’a fait pendant trois ans, puis j’ai postulé pour le programme d’écriture créative à NYU, le MFA (maîtrise), en 2016. Contre toute attente, j’ai été admis, c’était la fac de mes rêves, à l’époque ils avaient comme profs David Lipsky et Zadie Smith. J’ai arrêté de jouer au poker.
Comme à Las Vegas, l’argent est très présent à New York.
New York est fier du fait que ses habitants arrivent de partout dans le pays, mais il s’agit d’un profil précis ; aucun camionneur de l’Iowa va déménager à New York, en général ce sont des gens diplômés. Alors qu’à Las Vegas, tous les Américains y vont une ou deux fois. Je suis arrivé à la même conclusion que le critique d’art Dave Hickey : à Las Vegas, ce qui est caché ailleurs est visible au quotidien, particulièrement en ce qui concerne l’argent. À New York, les riches ne veulent pas que tu voies comment ils vivent, leurs clubs sont exclusifs, les portes sont fermées, ils n’affichent pas leur argent en permanence. Alors qu’à Las Vegas les paradoxes et les frictions du capitalisme tardif sont affichés, selon la loi n’importe qui peut s’approcher de n’importe quelle table de jeu, même celles où les enjeux sont astronomiques, par exemple dans les petites salles où l’on joue au baccara pour 200 000 dollars la main. Ce sont des espaces publics, ils n’ont pas le droit de t’expulser. Tu peux côtoyer des méga-milliardaires et voir le montant de leurs jeux. Où d’autre en Amérique peux-tu faire cela ?
Y a-t-il d’autres livres sur Las Vegas que vous appréciez ?
Les enfants de Las Vegas de Charles Bock, l’ex-mari de Leslie Jamison, est intéressant en ce qu’il traite d’une partie cachée de la ville, les gens qui y habitent. Il est sur la disparition d’un enfant, il n’a rien à voir avec l’industrie du jeu, on aperçoit à peine l’intérieur d’un casino. Le chardonneret de Donna Tartt a compté pour moi, la merveilleuse partie de cent cinquante pages au milieu du roman où deux enfants créent une amitié, c’est du génie. Il y a de cela dans l’amitié entre Tom et Trevor dans mon roman, je me suis inspiré de celle entre Boris et Theo. Nevada, recueil de nouvelles de Claire Vaye Watkins, est aussi très bien.
Que pensez-vous de Las Vegas ?
J’ai un regard ironique sur la ville, alors que beaucoup de gens l’aiment sans ironie, c’est le cas de Tom. Ils la considèrent comme une sorte de paradis, c’est l’un des seuls endroits en Amérique où tu peux te hisser au niveau de la classe moyenne en partant de rien, les syndicats fonctionnent bien, les emplois sont protégés, l’industrie de service a besoin de la main-d’œuvre. Je dirais que probablement il y a plus de mobilité sociale là-bas qu’ailleurs.
La ville est aussi un « paradis » au sens propre.
Las Vegas ne correspond pas à ce que les gens associent à « Las Vegas ». Ils imaginent des casinos comme le Bellagio, le Wynn, le Aria, ou alors le campus universitaire et l’aéroport. Tout cela ne se trouve pas dans la municipalité de Las Vegas, mais dans la ville non incorporée de Paradise. Peu de touristes vont aujourd’hui dans la vraie ville de Las Vegas, qu’on appelle « North Las Vegas », située au nord de la tour Stratosphere. Paradise a été développée dans les années 1990 parce qu’il s’y trouvait de grandes parcelles de terrain à bas prix, nécessaires pour ces énormes complexes touristiques que sont l’Excalibur, le Luxor, le Mirage, etc. À Las Vegas, il fallait payer les taxes et les impôts, les terrains coûtaient plus cher. Le nom de cette commune me convenait, j’avais songé à un autre titre renvoyant au poker, mais ce roman n’est pas un livre sur le poker.
Ce roman, de quoi parle-t-il ?
De Las Vegas et de l’Amérique dans les années 2014 et 2015, c’est l’histoire d’une période précise, l’intrigue n’aurait pas fonctionné à un autre moment : ce que les personnages principaux partagent, c’est qu’ils cherchent quelqu’un pour leur dire comment mener leurs vies, afin de ne plus souffrir du syndrome de l’imposture, de ne plus se sentir en insécurité. Si seulement ils pouvaient trouver le seul bon et juste récit… Il y avait une pléthore de récits en ligne qui dictaient comment il faut vivre, par exemple la théorie du mâle alpha, comme dirait Trevor, où il faut affirmer notre volition individuelle ; ou celle de MAGA (Make America Great Again) ; ou celle qui affirmait que le self devait s’effondrer dans une communauté où les membres partagent leur vie et se soutiennent réciproquement ; ou celle, mathématique, qui prétend qu’on doit améliorer nos cerveaux pour qu’ils deviennent plus efficaces.
Qu’est-ce qui s’est passé après 2015 ?
Tout ce qui était caché a explosé au grand jour, on appelle ça les « guerres de culture » (« culture wars »), après 2016 on ne peut plus partir à la recherche d’un récit, d’une solution à la question de savoir comment il faut vivre, rien n’est plus neutre, tout est polarisé, tout est devenu explicitement politique et idéologique. On ne fait plus que discuter des guerres de culture.
L’Infinie Comédie de David Foster Wallace me vient à l’esprit : le dialogue sur le mâle alpha semble être le noyau de votre livre et rappelle le débat entre le terroriste québécois et l’agent américain chez Wallace.
En effet, Lindsay et Orson constituent la conscience et le noyau intellectuel du livre. C’est vrai, leur conversation ressemble à celle entre Marathe et Steeply, entremêlée dans L’Infinie Comédie à la manière du commentaire moral d’un chœur grec annonçant le thème. Lindsay et Orson jouent un rôle similaire, ce n’est pas une coïncidence qu’ils soient les seuls écrivains dans le roman. Orson est un personnage postmoderne, il y a chez lui des clins d’œil à William Vollmann : j’adore son ambition d’écrire cette tentaculaire méga-histoire de Las Vegas, le livre qui va tout englober. Leur conversation tourne autour de la question de la puissance des récits. En 2014 et 2015, on parlait encore du mâle alpha, puis ça s’est transformé dans le discours de l’alt-right aux horribles relents néonazis. En principe, j’ai confiance, le lecteur saura faire la distinction entre les affirmations des personnages et mes propres convictions. Mais Tom était suffisamment malléable pour accepter sans critique les théories de Trevor, l’idée que la passivité masculine est négative, qu’il faut s’affirmer en tant qu’alpha, établir sa domination en tête de la meute pour avoir accès aux meilleures partenaires sexuelles. Donc j’ai introduit le discours d’Orson pour le contrecarrer, pour expliquer en quoi ces théories relèvent de la foutaise, du marketing. Peut-être en tant qu’écrivain aurais-je dû être plus courageux et m’en passer, mais j’ai le sentiment que la présence du propos d’Orson dans le roman se justifie du fait qu’il a été personnellement affecté par cette idéologie lorsqu’il a été abandonné par ses amis pour lesquels il n’était pas assez alpha.
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