dimanche 5 novembre 2023

Yann Diener / La pensée magique




La pensée magique


Yann Diener 
Mis en ligne le 12 septembre 2018 
Paru dans l'édition 1364 du 12 septembre 2018

Dans l’Antiquité grecque et au Moyen Âge, on mourait de la peste, fléau porté par les dieux sur la terre pour punir les hommes de leurs crimes, punis pour avoir troublé l’ordre du monde en défiant les divinités diverses et variées.

Aujourd’hui, nous nions encore massivement le fait que nous avons détruit assez d’espèces animales pour que l’équilibre entre elles soit rompu, ou le fait que nous avons suffisamment pollué la planète pour être maintenant exposés aux foudres climatiques. Les enfants sont prêts à croire qu’ils naissent dans les choux ou dans les éprouvettes, et qu’on fait des bébés en s’embrassant. Et dans leurs rêves comme dans leurs névroses, les adultes continuent à croire à ces théories sexuelles infantiles. Alors, pas étonnant qu’on soit aussi bien capables de penser que les pesticides, c’est dangereux seulement pour le voisin. On peut mettre autant d’énergie à construire un savoir qu’à l’annuler ou à l’oublier. C’est ce que Lacan appelait la passion de l’ignorance – que nous négligeons la plupart du temps, mais qui fonctionne avec les deux autres grandes passions humaines que sont l’amour et la haine.

« ?Tu verras ça quand tu seras plus grand? », répondent les parents embarrassés. Ça fait sourire, mais on peut passer toute une vie à préférer ne pas trop en savoir sur ce qu’on pense, sur ce qu’on mange et sur ce qu’on respire?: nous répétons la phrase parentale « ?on verra ça plus tard? ».

On s’amuse aussi quand un Pygmée nous explique qu’un rituel va guérir une fracture du fémur ou soigner une infertilité. On en rigole facilement, mais ça ne nous dérange pas de penser du soir au matin que la planète va tenir le coup. « ?Ça va s’arranger? »?: la pensée magique est d’autant plus forte que nous pensons nous en être débarrassés. Notre arrogance techno-scientiste nous rend un peu plus ignorants de notre très naturelle pensée magique. C’est la thèse de Freud dans Totem et tabou, ce grand livre écrit en 1913, qui explicite les mécanismes de la pensée magique et les raisons de la puissance des religions. Nous n’avons pas abandonné la pensée magique, nous lui avons seulement donné un déguisement moderne. Ils ont changé de forme, mais nous avons toujours besoin de totems – les idéaux en tout genre – et de tabous – les interdits alimentaires entre autres. Et cette pensée magique est d’autant plus agissante que nous nous croyons débarrassés de tout le folklore des sauvages. C’est ce qui nous rend capables – même très au fait de la toxicité de la plupart des produits que nous consommons – de continuer à les avaler.

Certaines images ou démonstrations rationnelles peuvent même renforcer le déni (les révisionnistes ont de l’avenir). L’esprit des Lumières n’a pas empêché les crimes de masse du xxe siècle – il nous a même permis de nous aveugler sur leur possibilité. C’est que, en fonction du moment où elle est projetée, une lumière trop vive peut nous aveugler?: on ferme les yeux, c’est un réflexe défensif. C’est tout bête, mais notre rapport au savoir suit le même mécanisme?: nous sommes tous au fond des climatosceptiques, nous avons tous d’abord envie de penser que Fabrice Nicolino exagère, et que tout va s’arranger après une bonne nuit de sommeil. 

CHARLIE HEBDO




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