John McGahern |
Memoir de John McGahern : l’enfance comme ultime horizon
Résumés
Les conditions de rédaction de Memoir, dernière œuvre de John McGahern, sont tout à fait particulières puisque l’attente de l’auteur à ce moment-là était la mort. Le titre oriente néanmoins différemment l’horizon d’attente du lecteur. C’est bien à un voyage rétrospectif qu’il semble être convié et on peut considérer ce retour sur le passé comme un moyen de tenir la mort à distance, tout en sachant qu’on n’y échappera pas. La démarche de McGahern consistant à écrire ses mémoires sur son lit de mort n’a de fait rien d’original et pourtant le texte est tout à fait surprenant. Bien qu’il s’agisse d’un récit rétrospectif autobiographique, celui-ci se borne à relater une fois de plus l’enfance de l’auteur. L’enfance, moment où l’horizon semble tellement lointain.
Plan
Texte intégral
1Hormis un recueil d’essais intitulé Love of the World publié en 2009 par Stanley Van der Ziel, Memoir est la seule œuvre non fictionnelle de John McGahern et c’est aussi la dernière. McGahern a souvent été interrogé sur le caractère autobiographique de son œuvre de fiction et il a toujours expliqué que c’est lorsqu’il est resté le plus proche de la réalité qu’il a vécue que son écriture a perdu en force et en qualité. Pourquoi a-t-il donc finalement décidé d’abandonner le filtre de la fiction ? On peut formuler plusieurs hypothèses : la reconnaissance littéraire lui a peut-être apporté la confiance nécessaire pour se lancer dans une telle entreprise et assumer pleinement, en tant qu’homme et plus seulement en tant qu’écrivain, la responsabilité de ses affirmations. Peut-être éprouvait-il aussi le besoin de revenir à la source de son inspiration littéraire, à savoir les événements et les émotions de la petite enfance et de la jeunesse, c'est-à-dire de la période précédant la libération par la connaissance. C’est ce que laisse penser la phrase :
In the beginning was my mother (203)
2Pour le lecteur assidu de McGahern, Memoir ne contient aucune révélation mais l’auteur y a mis en mots et en forme une période cruciale de sa vie, celle de l’enfance et de la jeunesse. A l’approche de sa fin, l’auteur s’autorise à exprimer en termes personnels une vérité intime qui bouleverse le lecteur. Romancier et nouvelliste confirmé, il entreprend l’écriture de Memoir alors qu’il est atteint d’un cancer et sait que ses jours sont comptés. Il décèdera quelques mois après la publication de cette dernière œuvre. L’horizon de l’auteur au moment où il écrit est nécessairement la mort. Cependant, il s’attarde sur son enfance, indissociable de son environnement familial. Il se tourne vers le début de sa vie comme vers un lieu originel et essentiel d’où tout procède. Si le titre crée des attentes, la structure temporelle de l’œuvre permet d’accéder à l’expérience subjective du narrateur, et sans doute de l’auteur, qui renouvelle la métaphore du chemin, en se situant résolument dans la tradition joycienne de l’épiphanie.
Remarques sur le genre
3Le genre de Memoir, qui s’affiche comme titre unique – du moins dans l’édition anglaise, car l’édition américaine a pour titre All Will Be Well – n’a rien de mystérieux. L’appartenance au genre semble ici résumer le projet de l’auteur. Abrams dans A Glossary of Literary Terms (15) associe mémoires et autobiographie tout en les distinguant :
Autobiography is a biography written by the subject about himself or herself. It is to be distinguished from the memoir – in which the emphasis is not on the author’s developing self, but on the people and events that the author has known or witnessed – and from the private diary or journal, which is a day to day record of the events in a person’s life, written for personal use and pleasure, with little or no thought of publication.
4Pour Philippe Lejeune, qui rejoint Abrams dans ses définitions, un élément essentiel du pacte autobiographique tourne autour du nom propre qui apparaît à la fois sur la couverture du livre et dans le récit et il n’y a de ce point de vue aucune différence entre l’autobiographie stricto sensu et les mémoires. Il propose une définition de l’auteur (1975, 23-24) :
Dans les textes imprimés toute l’énonciation est prise en charge par une personne qui a coutume de placer son nom sur la couverture du livre, et sur la page de garde, au dessus ou au dessous du titre du volume. C’est dans ce nom que se résume toute l’existence de ce qu’on appelle l’auteur : seule marque dans le texte d’un indubitable hors texte, renvoyant à une personne réelle, qui demande ainsi qu’on lui attribue, en dernier ressort, la responsabilité de l’énonciation de tout le texte écrit. […] L’autobiographie (récit racontant la vie de l’auteur) suppose qu’il y ait identité entre l’auteur (tel qu’il figure, par son nom, sur la couverture), le narrateur du récit et le personnage dont on parle. C’est là un critère très simple qui définit en même temps que l’autobiographie tous les autres genres de la littérature intime (journal, autoportrait, essai).
5Le nom de John McGahern est d’emblée identifiable comme un nom d’auteur, comme l’atteste la liste des publications antérieures figurant au début du volume et précédée de la mention conventionnelle « by the same author ». Ce nom apparaît ensuite sur la page des remerciements, comme celui de son épouse. Les prénoms des sœurs de l’auteur figurant sur cette même page sont partiellement identiques à ceux que l’on trouve page 5 : « I had three sisters already, the twins Breedge and Rosaleen, and the infant Margaret, not much more than three years spanning all four of us ». Le texte évoque ensuite les McGahern comme une lignée : « The McGaherns set great store on looks and maleness and position ». Le prénom du narrateur qui s’exprime à la première personne n’est en revanche pas le même que celui de l’auteur. Le père du narrateur s’adresse à lui en l’appelant Sean :
We walked along a corridor before pausing outside a numbered door. My father and mother whispered together. They must have been afraid to face my grandmother. My father put the grapes into my hands. ‘Sean, you go and see Granny first.’ (15)
6Cette différence des prénoms ne remet pas en cause le pacte autobiographique et le lecteur fait spontanément l’hypothèse que John est un pseudonyme ou en tout cas un nom choisi par l’adulte contre l’usage familial. Philippe Lejeune rappelle à ce propos :
Un pseudonyme, c’est un nom différent de celui de l’état civil dont une personne réelle se sert pour publier tout ou partie de ses écrits. Le pseudonyme est un nom d’auteur. Ce n’est pas exactement un faux nom, mais un nom de plume, un second nom, exactement comme celui qu’une religieuse prend en entrant dans les ordres. […] Les pseudonymes littéraires ne sont en général ni des mystères ni des mystifications ; le second nom est aussi authentique que le premier, il signale simplement cette seconde naissance qu’est l’écriture publiée. (24)
7Contrairement à d’autres auteurs d’autobiographies, McGahern ne s’explique pas sur ce choix dans Memoir ni, à ma connaissance, dans aucun autre texte, mais il semble en fait que John soit son nom de baptême et Sean celui qu’on lui donnait dans la famille.
8Si on le rapporte au sujet traité, le titre choisi est quelque peu trompeur. En choisissant Memoir plutôt qu’autobiographie McGahern se pose en témoin plus qu’en personnage central, refusant peut-être ce que l’autobiographie peut avoir de narcissique. Ce faisant, il crée des attentes chez le lecteur qui pense trouver des récits de rencontre avec des écrivains, de voyages, des renseignements sur les conditions de l’écriture des œuvres précédentes, des traces d’engagement politique. Or presque rien de tout cela n’apparaît dans cette œuvre qui, à partir de la page 3, présente une structure linéaire et s’attache essentiellement au monde de l’enfance et à la naissance de la vocation de l’écrivain. Cela dit, il est autant question de la famille et notamment des parents que de l’auteur. Le titre le plus fidèle au contenu serait donc « Histoire de ma famille ».
Structure temporelle
9Memoir commence au présent par des considérations générales sur le paysage de Leitrim, unité de lieu de l’œuvre. Le lien entre le paysage et le locuteur n’est établi qu’à la fin de la première page, dans une perspective rétrospective conforme au titre :
The very poorness of the soil saved these fields when old hedges and great trees were being levelled throughout Europe for factory farming, and, amazingly, amid unrelenting change, these fields have hardly changed at all since I ran and played and worked in them as a boy. (1)
10Le lien entre passé et présent est fortement affirmé et constitue l’amorce d’un des thèmes principaux de l’œuvre : celui de la persistance. La rétrospection commence avec l’emploi du prétérit :
I came back to live among these lanes thirty years ago. (2)
11Cette phrase joue un rôle essentiel de structuration. D’une part, elle opère la rupture grammaticale entre passé et présent et ancre le sujet du récit dans le passé. D’autre part, elle désigne le retour dans la région natale comme un événement fondateur qui pourrait être le début du parcours mémoriel. Il s’agit néanmoins d’une fausse piste. En effet ce retour au pays n’est pas le début de la ligne narrative mais la fin. On ne saura rien ou pas grand-chose des trente dernières années et le retour au pays est à nouveau évoqué à la fin de Memoir, comme un aboutissement :
We drove to Leitrim and looked at the many small farms for sale, until we found the low hill with small fields and tall thick hedges behind the Ivy Leaf Ballroom. The stone cottage was restored and added to. We bought a few cows for the fields, and set out from there. (260)
12La double évocation de ce moment, au début et à la fin de Memoir, crée une circularité du texte, mimétique de la circularité du parcours de John McGahern, qui a quitté sa terre natale, puis est revenu s’y établir :
To make a living from my work turned out to be easier than I had imagined, and we didn’t have to disappear into England or America, other than by choice, and we were never away very long. (260)
13Cette structure narrative encadre le récit autobiographique et a pour effet de déplacer la référence temporelle de l’époque de la rédaction de Memoir à celle du retour au pays, ce qui équivaut pour l’auteur à rajeunir de trente ans ! Le récit ainsi encadré débute avec les plus lointains souvenirs de l’auteur :
When I was three years old I used to walk a lane like these lanes to Lisacarn School with my mother. (3)
14L’âge de trois ans correspond souvent aux premiers souvenirs d’un adulte et McGahern choisit de faire coïncider le début du récit enchâssé avec la réalité psychique de la mémoire, ce qui est une manière de centrer le récit sur sa personne. On parlerait en grammaire cognitive de sujet prototypique dans la mesure où le sujet grammatical « I » est aussi agent et objet du discours. Cependant on peut identifier dans cette phrase trois autres objets du discours occupant des fonctions grammaticales autres que celles du sujet, à savoir, les chemins dont il a déjà été question précédemment, l’école, qui occupe une place très importante dans Memoir, et la mère, qui se trouve ici en position rhématique et qui est systématiquement associée au narrateur. Le lecteur est donc transporté, par le biais d’une analepse, dans la petite enfance de l’auteur, né en 1934. A partir de ce moment, le déroulement du récit est essentiellement linéaire et suit le développement du narrateur en mettant en évidence les grandes étapes de la construction de sa personnalité.
15Ces étapes sont des changements objectifs ou subjectifs dans la vie de l’auteur, connotés de manière positive ou négative. La première est la naissance des premières sœurs, jumelles, de McGahern. Comme dans la majeure partie du reste du récit, on n’observe aucune référence déictique temporelle de nature absolue. L’événement n’est pas évoqué pour lui-même mais à travers les conséquences qu’il a sur la vie de l’auteur :
I was a single star when the twins arrived, and I became insanely jealous of the natural transfer of attention. (6)
16Les événements affectant l’auteur dépendent parfois d’un contexte historique qui est alors évoqué :
A greater change now happened. The number of pupils fell in Lisacarn. At a time of harsh government cutbacks no new teachers were being employed. My mother was placed on the “Panel”. All vacancies had to be filled from these panels, and the teachers had no choice but to move. The school was Beaghmore, close to Carrigallen, ten or twelve miles away. Unusual for the time, it had a woman principal, a large, pleasant woman, who had married into a prosperous farm beside the school. We left the bungalow and moved into a stark two-storeyed house overlooking a bog near Cloone. (16)
17L’occurrence de « now » dans un contexte passé où on attendrait plutôt « then » montre que le narrateur ne situe plus son récit par rapport à un présent de l’énonciation mais qu’il se projette au moment des événements évoqués, les revivant en quelque sorte comme « au présent ». Si la deixis temporelle est souvent imprécise et comporte très peu de dates, la deixis spatiale en revanche est constituée de nombreux noms propres, permettant de suivre le trajet des personnages sur une carte. Les lieux sont associés à des périodes de la vie du narrateur et les noms de lieu peuvent être utilisés comme des repères temporels :
A few weeks later, the world of Beaghmore was ended. Mother suddenly had to go away. […] All five of us and Bridgie McGovern were moved to the barracks in Cootehall. (25)
18« World » est utilisé comme un terme englobant qui fait référence à un lieu, une époque et à tout ce qui leur est attaché dans l’esprit du narrateur. Les changements de monde sont souvent associés à des changements de lieux mais les mondes peuvent aussi persister malgré les changements de lieu, notamment parce qu’ils sont associés à des personnes :
When I saw my mother again it was as if my lost world was restored and made whole and given back. Pat had come to the barracks for me in his car. We drove straight to Aughawillan. (60)
19Aughawillan est le nom du village où la mère du narrateur va enseigner jusqu’à sa mort. L’enfant arrive donc ici dans un endroit qu’il ne connait pas, alors que le lecteur est déjà familiarisé avec le lieu dont il a été question précédemment dans le récit, notamment à travers des lettres échangées entre les parents, mais aussi parce que la mère est arrivée quelques jours avant son fils dans cette maison et s’est montrée déçue. La fragile maison perdue au milieu des champs devient pourtant instantanément « home » pour le narrateur :
I was lightheaded with happiness, almost delirious as I watched the car drive away. My beloved was home and I was alone with her. (62)
20A la mort de la mère est associé un autre déménagement, qui ramène les enfants chez leur père à la caserne de Cootehall. Le narrateur donne d’emblée son sentiment sur cette époque :
A terrible new life was beginning, a life without her, this evening and tomorrow and the next day and the next. (135)
21L’association du prétérit avec des formes déictiques normalement utilisées dans un contexte présent témoignent du fait que le narrateur, en se projetant à l’époque de la mort de sa mère, la réactualise. On constate que cette remarque intervient presque exactement à la fin de la première moitié de Memoir, comme si une fois de plus, le texte était mimétique de la vie du narrateur, épousait les formes de la trajectoire individuelle, reproduisant un avant et un après la mort de la mère, suggérant une ligne de partage des eaux. Néanmoins, et contre toute attente, aucune rupture n’apparait sur la page, hormis celle qui marque chaque début de paragraphe, manière aussi de dire, peut-être, que la vie continue. Les conséquences du décès de la mère sont cependant développées à plusieurs reprises dans la deuxième partie de Memoir :
When I went back to school in September, I was so blinded by change and grief that a young woman teacher substituting for Mrs Finan, who was having another baby, sent for my father to ask if I was retarded. ‘He may very well be’, was the enigmatic reply. Privately, he upbraided me. My sisters played with one another; they talked, they fought as if no great change had happened. Even when they talked about their mother, it was clear they hadn’t fully taken in all that had happened. (155)
22Le narrateur insiste sur ce qui le singularise, mais à d’autres moments au contraire, il dessine une communauté de destins :
In the years immediately following our mother’s death we were in disarray. We had no defence against the sudden rages, the beatings, the punishments, the constant scoldings. (159)
23Dans la seconde moitié de Memoir, McGahern dépeint la difficulté de la vie sous l’emprise du père et les étapes qui lui ont permis de sortir de ce monde hostile, et d’avancer sur le chemin de l’autonomie :
And then, I had my first great good luck with school. I was thirteen years old and had already attended seven schools. (168)
Around the same time I began life in Carrick I had more luck. I was given the run of a library. (171)
24La vocation d’écrivain prend naissance alors que s’éloigne la perspective de devenir prêtre, qui était pourtant une promesse faite à la mère. Cette nouvelle orientation est présentée comme libératrice :
Instead of being a priest of God, I would be the God of a small, vivid world. I must have had some sense of how outrageous and laughable this would appear to the world, because I told no one, but it did serve its first purpose, it set me free. (205)
25McGahern fait ensuite preuve de pragmatisme en optant pour une carrière d’enseignant qui lui assure la sécurité financière tout en lui laissant du temps pour écrire. On voit ici apparaitre une des seules dates du texte, 1953. L’objet n’est pas de préciser l’âge auquel McGahern fait un choix professionnel qui engage le reste de sa vie mais de situer son histoire personnelle par rapport à celle de la communauté irlandaise :
The year was 1953. In the 1950s a half-a-million emigrated this small country, nearly all of them to Britain, far more than in any other decade in the entire century. […] I had become one of the privileged few who had escaped the trains and the cattle boats and was allowed to work in my own country. (209-210)
26Parallèlement au début de sa carrière d’écrivain, McGahern évoque brièvement sa vie amoureuse et conjugale, avec sa première puis sa deuxième femme. Il conclut son parcours autobiographique en attirant l’attention du lecteur sur la circularité de celui-ci :
This is the story of my upbringing, the people who brought me up, my parents and those around them, in their time and landscape. My own separate life, in so far as any life is separate, I detailed only to show how the journey out of that landscape became the return to those lanes and small fields and hedges and lakes under the Iron Mountains. (260-261)
27Le seul événement important relaté après cette conclusion est la mort du père du narrateur qui semble l’affecter plus qu’il ne s’y attendait :
When word of my father’s death reached me, the intensity of the conflicting emotions – grief, loss, relief – took me unawares. I believe the reaction was as much for those years in which his life and mine were entangled in a relationship neither of us wanted as for the man who had just met the death each of us face. (270-271)
28Il est nécessaire de connaître la situation dans laquelle Memoir a été écrit pour comprendre l’actualité des derniers mots de la phrase.
29Le déroulement du récit encadré qui forme l’essentiel de l’autobiographie de McGahern est donc essentiellement chronologique comme c’est le plus souvent le cas. On peut néanmoins y relever des traces d’achronie qui élargissent la perspective temporelle et colorent le récit.
30Plusieurs passages détaillent des événements antérieurs aux souvenirs de l’auteur voire à sa naissance. Le passé des parents est évoqué et McGahern raconte en particulier comment il a découvert l’appartenance de son père à l’IRA :
After my father had died, the curator of the Garda Museum sent me his complete garda file. It detailed the outwardly honourable and undistinguished career of a garda sergeant who had been in the first intake of recruits on the foundation of the State. He won immediate promotion. The single document that interested me most was a copy of his application form filled out in his own hand. To ‘Previous Work Experience’, he had answered, ‘Three years in the IRA’. (48)
31Les longues fiançailles des parents et leur mariage occupent aussi plusieurs pages et ces passages faisant référence à un passé relativement lointain ralentissent le déroulement du récit chronologique de la vie de l’auteur. Ils apparaissent dans le récit entre le moment où la mère part pour l’hôpital pour la première fois et le moment où elle revient, ce qui équivaut à dilater le temps de l’absence pour s’approcher de la perception subjective de l’enfant.
32La seconde partie de Memoir est émaillée des souvenirs de la mère et on se rend compte que la rétrospection a commencé très tôt dans la vie de l’auteur. Avant même que sa mère soit enterrée, il s’enferme pour penser à elle :
I remembered her in the world, walking those lanes to school. To Lisacarn, to Beaghmore, to Aughawillan; on the train, in Maggie’s, going from shop to shop by her side in the town, watching with her the great fires of sticks in Aughwillan evenings, the flames leaping around the walls and ceilings, going with her for milk to Ollarton’s when the moon showed us the way… She was gone where I could not follow. I would never lay eyes on her face again. (129)
33La mère est aussi présente dans la seconde partie de Memoir qu’elle l’est dans l’esprit de son fils et la persistance du souvenir est une affirmation de la vie :
In the evenings, […] she often came to me as if in a dream. We were gathering sticks again from the hedges, or sitting in front of the blazing fire, or […] (204)
34Hormis quelques brèves remarques, on ne trouve dans le récit encadré aucune incursion dans le présent de l’énonciation. La dernière page de Memoir, sur laquelle nous reviendrons, est probablement la seule qui se rapporte au véritable présent de l’énonciation et elle est consacrée au souvenir de la mère. McGahern jette un regard englobant sur l’ensemble de sa vie et déclare :
When I reflect on those rare moments when I stumble into that extraordinary peace, I know that consciously or unconsciously she has been with me all my life. (272)
De la métaphore à l’épiphanie
35Parcourir les chemins revient comme un leitmotiv dans Memoir. C’est une activité indissociable du mode de vie qui était celui de McGahern dans son enfance et sa jeunesse. Dans l’Irlande rurale des années 40 et 50, les voitures étaient peu nombreuses et les petits trajets s’effectuaient à pied ou à vélo. Les chemins font partie du paysage, comme l’indique la description qui ouvre l’autobiographie :
A maze of lanes links the houses that are scattered sparsely about these fields, and the lanes wander into one another like streams until they reach some main road. These narrow lanes are still in use. In places, the hedges that grow on the high banks along the lanes are so wild that the trees join and tangle above them to form a roof, and in the full leaf of summer it is like walking through a green tunnel pierced by vivid pinpoints of light. (2)
36Dans Memoir, ces chemins sont d’emblée associés à des sensations agréables pour l’enfant qui chemine aux côtés de sa mère pour se rendre à l’école. Le trajet quotidien est décrit en détail :
With her each morning we went up the cinder footpath to the little iron gate, past Brady’s house and pool and the house where the old Mahon brothers lived, past the deep, dark quarry and across the railway bridge and up the hill by Mahon’s shop to the school, and returned the same way in the evening. (80)
37La longueur de la phrase et l’abondance des prépositions figurent parfaitement le caractère tortueux de l’itinéraire emprunté. La réitération mot pour mot à quelques pages d’intervalle crée pour le lecteur un effet de familiarité qui se renforce à chaque répétition. La phrase finit par rythmer la lecture comme le cheminement a rythmé les journées de l’enfant. La marche à pied fait donc partie de la vie quotidienne des personnages mais ces évocations remplissent aussi une autre fonction que celle de rendre fidèlement compte d’une réalité. Le chemin emprunté devient dès le début de Memoir une métaphore de la vie :
The happiness of that walk and night under the pale moon was so intense that it brought on a light-headedness. It was as if the whole night, the dark trees, the moon in the small lake, moonlight making pale the gravel of the road we walked, my mother restored to me and giving me her free hand, which I swung heedlessly, were all filled with healing and the certainty that we’d never die. (64)
38On retrouve ici les deux faces de la métaphore, le caractère extrêmement concret, ancré ici dans une circonstance particulière et l’abstraction la plus déroutante, la vie éternelle. La mise en mots de l’expérience est bien sûr celle de l’homme qui se souvient de son enfance et formule de manière poétique des impressions enfantines peu conscientes ou du moins confuses. Au début de Memoir, McGahern rapporte une anecdote qui montre comment l’enfant s’est heurté au langage métaphorique des adultes. A Pâques, la mère très pieuse montre le soleil aux enfants et leur dit :
‘Look how the molten globe and all the glittering ways are dancing! The whole of heaven is dancing in its joy that Christ has risen.’ (11)
39Le petit garçon entreprend alors une impossible ascension :
At times in the evenings, the sun appeared within reach, when it stood in the whitehorns high on the hill behind the house before disappearing. […] If I could climb the hill while it rested in the whitehorns, I could walk through the sun to the gate of heaven. Once I started to climb, it was like climbing a terrible stairs, having to claw and drag my way up through the rushes; but with every step, the sun drew closer, and it was still there when I got to the whitehorns. I pushed through a hole in the hedge and rolled down into a dry drain. I intended to walk into the sun when I rose from the drain, but what confronted me was a mocking mirage: the sun was miles away, on the top of another hill. (12)
40Le narrateur commente cette mésaventure en disant qu’à l’époque, il n’avait pas compris qu’il fallait nécessairement mourir avant d’entrer au paradis. Pour autant, le dur retour à la réalité ne semble pas avoir guéri l’auteur de son désir d’éternité qui est omniprésent dans Memoir, pas plus qu’il ne lui a ôté le goût de la métaphore. La métaphore du chemin de la vie n’a rien d’original et on peut y voir un cliché ou une métaphore conceptuelle, mais McGahern la réactive en la particularisant :
I am sure it is from those days that I take the belief that the best of life is lived quietly, where nothing happens but our calm journey through the day, where change is imperceptible and life is everything. (80)
41La métaphore du chemin n’est jamais neutre dans Memoir, elle est colorée de manière positive par son origine concrète, celle du chemin de l’école emprunté par la mère et l’enfant, que ce dernier refait par la pensée une fois sa mère disparue. Même lorsqu’on semble basculer dans l’abstraction, le caractère positif demeure :
The story of Christ as I followed it through these ceremonies gave meaning and depth to both the year and our lives. The way was travelled not only in suffering but in ecstasy. (203)
42Le fonctionnement métaphorique affecte l’ensemble du texte et le chemin qui serpente à travers la campagne devient support d’épiphanie, se dématérialise pour signifier une expérience proche de l’indicible, qui semble être la quintessence de Memoir :
I must have been extraordinarily happy walking that lane to school. There are many such lanes around where I live, and in certain rare moments over the years while walking in these lanes I have come into an extraordinary sense of security, a deep peace, in which I feel that I can live for ever. I suspect it is no more than the actual lane and the lost lane becoming one for a moment in an intensity of feeling, but without the usual attendants of pain and loss. These moments disappear as suddenly and as inexplicably as they come, and long before they can be recognised or placed. (4)
43L’expérience décrite est éminemment proustienne en ce qu’elle procure au narrateur l’expérience extatique de la fusion temporelle, les chemins jouant le rôle de la madeleine. McGahern souligne le caractère éphémère de ces moments et le fait de les coucher sur le papier est un moyen de les retenir. Les intégrer à un texte leur donne une place et donc une signification. L’intensité demeure et l’expérience peut être partagée. Si l’on pense nécessairement à Proust en lisant Memoir, la présence d’épiphanies rappelle aussi Joyce, qui en a la paternité littéraire. Abrams (1957, 54-55) retrace l’histoire de la notion :
Epiphany means “a manifestation,” and by Christian thinkers was used to signify a manifestation of God’s presence in the created world. In the early draft of A Portrait of the Artist as a Young Man, entitled Stephen Hero […] James Joyce adapted the term to secular experience, to signify a sense of sudden radiance and revelation while observing a commonplace object. […] “Epiphany has become the standard term for the description, frequent in modern poetry and prose fiction, of the sudden flare into revelation of an ordinary object or scene. Joyce, however merely substituted this term for what earlier authors had called “the moment”; […]William Wordsworth was a pre-eminent poet of what he called “moments” or in more elaborate instances, “spots of time”.
44L’épiphanie partage donc avec la métaphore la tension entre monde concret et abstraction, mais son origine est religieuse. Or Memoir est habité par la religion. McGahern a baigné dans une atmosphère religieuse dès son plus jeune âge comme il l’explique dans les premières pages :
Prayers were said each morning. Work and talk stopped in fields and houses and school and shop and the busy street at the first sound of the Angelus bell each day at noon. Every day was closed with the rosary at night. The worlds to come, hell and heaven and purgatory and limbo, were closer and far more real than America and Australia and talked about almost as daily as our future reality. (10)
45C’est dans cette atmosphère que prend naissance le rêve de la mère et de l’enfant :
One day, like Paddy Flanagan, I would become a priest. After the ordination Mass I would place my freshly anointed hands in blessing on my mother’s head. We’d live together in the priest’s house and she’d attend each morning Mass and take communion from my hands. When she’d die, I’d include her in all the Masses I’d say until we were united in the joy of heaven, when time would cease as we were gathered into the mind of God. (63)
46Ce rêve deviendra une promesse faite par l’enfant à sa mère, qui prendra encore plus d’importance après la mort de celle-ci, et donnera au fils la force de poursuivre des études dans une atmosphère hostile. Si cette promesse n’est finalement pas tenue, McGahern décrit sa vocation d’écrivain en termes religieux :
Instead of being a priest of God, I would be the God of a small vivid world. (205)
47Cette conception « religieuse » de l’écriture est confirmée par le texte « The Image », sorte d’art poétique que McGahern n’a jamais renié :
It is here, in this search for the one image, that the long and complicated journey of art betrays the simple religious nature of its activity: and, here, as well, it most sharply separates itself from formal religion.
Religion, in return for the imitation of the formal pattern, promises us the eternal Kingdom. The Muse under whose whim we reign, in return for a lifetime of availability, may grant us the absurd crown of Style, the revelation in language of the unique world we possess.
48Dans Memoir, les épiphanies sont toutes associées à la mère et la plus remarquable est celle qui clôt l’autobiographie :
If we could walk together through those summer lanes, with their banks of wild flowers that ‘cast a spell’, we probably would not be able to speak, though I would want to tell her all the local news. We would leave the lanes and I would take her by the beaten path the otter takes under the thick hedges between the lakes. Above the lake, we would follow the enormous sky until it reaches the low mountains where her life began.
I would want shadow to fall on her joy and deep trust in God. She would face no reproaches. As we retraced our steps, I would pick for her the wild orchid and the windflower. (272)
49Le dernier décrochage se fait sur le mode hypothétique et replace le narrateur dans la situation de l’enfant qui cheminait aux côtés de sa mère. Les rôles sont inversés puisque l’homme âgé est prêt à guider sa mère sur les sentiers, à lui faire découvrir les merveilles de la nature, à rendre tout l’amour qu’il a reçu. La coda rejoint ici le début du récit enchâssé et la relation mère-enfant est recréée par l’écriture. Le caractère bouleversant des derniers paragraphes justifie l’entreprise autobiographique en ressuscitant la mère et couronne la carrière littéraire de l’auteur qui a choisi de ne jamais oublier l’enfant qu’il fut.
50En lisant Memoir, le lecteur suit John McGahern dans un parcours rétrospectif qui lui fait découvrir l’Irlande des années 40 et 50 et le conduit dans l’intimité familiale de l’auteur. Celui-ci a apporté autant de soin à la mise en forme de son autobiographie qu’à celle de ses romans. L’apparente linéarité est trompeuse et les diverses manipulations narratives révèlent un rapport au temps complexe, dominé par l’événement majeur que constitue la mort de la mère. Les évocations de la mère forment la charpente d’un texte qui vise essentiellement à lui rendre hommage. Lorsqu’il écrit son autobiographie, l’auteur mondialement reconnu est déjà passé à la postérité. Par la magie de l’écriture, McGahern recrée le monde de l’enfance, sa fragilité et ses certitudes qui déterminent le cours de toute une vie. Le parcours temporel aboutit à la résurrection de l’être aimé dans une épiphanie finale. L’auteur résume comme suit sa vision de la vie, qui transparaît nettement dans sa dernière œuvre :
We grow into a love of the world, a world that is all the more precious and poignant because the great glory of which we are but a particle is lost almost as soon as it is gathered. (36)
51L’immense avantage de la lecture est qu’elle peut toujours être recommencée. Même après plusieurs lectures, le texte de Memoir procure une expérience d’une rare intensité, peut-être parce qu’elle renvoie le lecteur à sa propre enfance, à ce qu’il y a en lui de plus profond et de plus essentiel.
Bibliographie
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McGahern, John, 2002. That They May Face the Rising Sun, London, Faber & Faber.
McGahern, John, 2005. Memoir, London, Faber & Faber.
McGahern, John, 2009. Love of the World, Edited by Stanley van der Ziel. London, Faber & Faber.
Abrams, M.H, 1985. A Glossary of Literary Terms, Orlando, Holt, Rinehart and Winston, inc.
Busse, B., McIntyre, D., Nørgaard, N, Toolan, M. « John McGahern’s stylistic and narratological art », Style, à paraître en 2010 dans la revue Style.
DOI : 10.4000/lexis.530
Jobert-Martini, Vanina, 2009. “Evaluation in ‘High Ground’: from Ethics to Aesthetics”. Journal of the Short Story in English, Special Issue: The Short Stories of John McGahern, Claude Maisonnat (ed). n°53, Autumn 2009, Angers, Presses Universitaires d’Angers. 249-262.
Lejeune, Philippe, 1996. Le Pacte autobiographique, Paris, Editions du Seuil, édition augmentée.
Pour citer cet article
Référence papier
Vanina Jobert-Martini, « Memoir de John McGahern : l’enfance comme ultime horizon », Études de stylistique anglaise, 1 | 2010, 183-196.
Référence électronique
Vanina Jobert-Martini, « Memoir de John McGahern : l’enfance comme ultime horizon », Études de stylistique anglaise [En ligne], 1 | 2010, mis en ligne le 25 novembre 2018, consulté le 29 octobre 2023. URL : http://journals.openedition.org/esa/2917 ; DOI : https://doi.org/10.4000/esa.2917
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