Aux confins
de la politique
par Christian Galdón11 avril 2017
Après le succès de son premier roman, Les minutes noires (2009), Martin Solares (né en 1970) revient avec N’envoyez pas de fleurs sur la scène de crime de la littérature mexicaine. Avec un grand défi à l’horizon : raconter la tragédie d’un pays qui lutte quotidiennement contre la violence « éternelle » de deux séquestrations politiques, la première menée à bien par les narcos, la seconde par son propre gouvernement. Solares parvient à relever le défi ; à présent, il ne nous reste plus qu’à songer à l’épopée de la libération mexicaine…
Martin Solares, N’envoyez pas de fleurs. Trad. de l’espagnol (Mexique) par Christilla Vesserot. Christian Bourgois, 380 p., 25 €
Il n’y a rien de mieux qu’un polar, « une conversation (infinie) dans l’ombre » pourrait-on dire avec Martin Solares, pour témoigner des rapports existant au sein d’une communauté. Rapports toujours humains : de l’homme avec l’homme, de l’homme avec la justice, de l’homme avec le pouvoir et ses sosies chargés de le « représenter » : les politiciens de tout ordre, y compris la police, ce double d’un double, impliqué, comme personne, dans la bonne entente de la représentation. Cela s’appelle couramment de la « politique » : l’organisation normative des conditions de vie d’un peuple, la régulation de ses modes d’existence, la réglementation juridique par la norme car il n’existe pas de norme qu’on puisse appliquer à un chaos, comme nous le montre Carl Schmitt ; tout droit est « droit en situation », affirme le philosophe allemand. Mais, que nous arrive-t-il quand le chaos devient la norme ? Quand l’assurance et le maintien d’un ordre juridique se présentent dans la forme d’un impossible : celui de garantir les conditions de l’existence même de la politique ? Que faire donc de l’impuissance et de toutes les énergies négatives – aussi bien la résignation que la douleur enragée – qu’engendre cette impolitique [1] ? Ou plutôt comment faire avec ?
Voyons : « nous sommes à La Eternidad, dans l’État de Tamaulipas, là où la loi vend ses services au plus offrant, là où les policiers reçoivent un complément de salaire de la main des délinquants », là où, une fois le désordre installé, « n’importe quel couillon peut prendre un flingue et s’improviser racketteur ». Dans cette ville imaginaire du golfe du Mexique, ville qui n’est « plus une ville » mais « un film de cow-boys », une jeune fille de dix-sept ans, Cristina, vient d’être enlevée. Cet événement n’a rien d’anormal dans une région où des dizaines de personnes disparaissent chaque jour ; mais les parents de Cristina, un couple riche et puissant, avec l’aide de leur ami, le consul américain Don Williams, veulent retrouver leur fille coûte que coûte. Pour cela, ils décident de faire appel à un ancien policier, Carlos Treviño, qui, pour reprendre les termes du consul, est « l’une des rares personnes honnêtes » qu’il y a dans tout le golfe du Mexique.
Martin Solares © Mathieu Bourgois
Une fois l’enquête lancée, on est emporté par le rythme effréné et les renversements de situation du roman-reportage de Solares. Le lecteur est amené sur la scène du spectacle effrayant de l’impolitique mexicaine où les nouveaux et les anciens, deux gangs criminels, se partagent avec le gouvernement et la police le contrôle de la région : « on en avait vu – dit le docteur Silvia Elizondo – des choses bizarres, durant les derniers mois : des barrages militaires à l’entrée de la ville, des voitures calcinées en pleine avenue, des commerces brûlés ou criblés de balles, les rues jonchées de douilles, et bon, on savait qu’il se passait des choses, mais toujours en secret. Et puis il y a eu un moment où l’arbre n’a plus caché la forêt, et c’est nous qui avons commencé à nous terrer ». Des choses : rien que des séquestrations, des exécutions, des décapitations, des fusillades, des enlèvements minute, « tu m’excuseras – confesse cette fois-ci un vieil homme à Treviño – mais on n’a pas encore inventé d’expression du visage pour l’horreur qu’on est en train de vivre ».
On passera de l’irreprésentable à l’innommable quand il s’agira d’effacer les traces, les survivances de la terreur, comme il arrive au rédacteur en chef d’un des journaux de La Eternidad, « placé là par les criminels eux-mêmes », qui se charge de la tâche « de faire disparaître certains mots » ou tout simplement les remplace par des euphémismes : gang criminel par « groupe rebelle » ; trafic de stupéfiants par « commerce » ; enlèvement par « arrestation » ; lésions par « marques » ; assassinat par « disparition ». Une affaire de langage, donc, et du service que celui-ci peut rendre aux instances de pouvoir quand il devient pure instrumentalisation. Davantage la politique dans la langue que la politique du langage. Bientôt, dit M. de León, le père de la disparue, « on ne pourra même pas les nommer ».
Si dans son premier roman, Les minutes noires, Martin Solares avait déjà fait une incursion dans l’intrigue policière et nous avait déjà apporté un échantillon du parfum cauchemardesque que respirait le pays, dans N’envoyez pas de fleurs le lecteur va sombrer définitivement dans un air irrespirable, de sorte que toute tentative d’échappatoire sera vouée à l’échec : « il n’y avait qu’un seul chemin possible, et ce chemin, c’était la douleur », dit Cornelio, un collègue policier de Treviño. Une douleur qui devient méfiance et qui en même temps devient langage ; « c’est peut-être la méfiance qui parle pour moi », admet un des personnages.
Trois façons donc de faire face au réel, une pragmatique de la résignation : « Se taire. Se méfier. Se terrer » ; ça sera le triple mot d’ordre pour ceux qui veulent survivre dans une ville où « tout le monde veut prendre le contrôle », là où le crime n’est que pure rationalité économique, convergence tacite des pouvoirs et des intérêts ; « Si vous vous donniez la peine de fourrer votre nez dans les affaires de n’importe quelle entreprise de cette ville, dit M. De León, vous verriez qu’il y en a trois sur dix qui d’une façon ou d’une autre fricotent avec le milieu […] Des centres commerciaux, des magasins de vêtements, des concessionnaires de voitures de luxe, des agences immobilières, des restaurants, des clubs de sport, des écoles de langue, des débits de boissons, des chaînes de fast-food, des supermarchés, des agences de voyages… même l’aéroport mouille là-dedans ». On est face à la logique collaborationniste qui émerge dans toute société paralysée par la peur, le partage de la détresse d’un peuple, le peuple mexicain, qui reconnaît les symptômes mais néglige le traitement. « La grande tragédie de ce pays, dit Treviño, c’est que tous les indices sont sous notre nez, sauf que personne n’essaie de les ramasser ». Histoire de se soigner, en commençant par changer les mots d’ordre : se parler, se faire confiance, s’ouvrir à l’autre, s’investir en définitive, à nouveau, et plus que jamais, dans la politique. Collaborer, une fois pour toutes, différemment.
Il n’y a rien de mieux qu’un polar, « une conversation (infinie) dans l’ombre » pourrait-on dire avec Martin Solares, pour témoigner des rapports existant au sein d’une communauté. Rapports toujours humains : de l’homme avec l’homme, de l’homme avec la justice, de l’homme avec le pouvoir et ses sosies chargés de le « représenter » : les politiciens de tout ordre, y compris la police, ce double d’un double, impliqué, comme personne, dans la bonne entente de la représentation. Cela s’appelle couramment de la « politique » : l’organisation normative des conditions de vie d’un peuple, la régulation de ses modes d’existence, la réglementation juridique par la norme car il n’existe pas de norme qu’on puisse appliquer à un chaos, comme nous le montre Carl Schmitt ; tout droit est « droit en situation », affirme le philosophe allemand. Mais, que nous arrive-t-il quand le chaos devient la norme ? Quand l’assurance et le maintien d’un ordre juridique se présentent dans la forme d’un impossible : celui de garantir les conditions de l’existence même de la politique ? Que faire donc de l’impuissance et de toutes les énergies négatives – aussi bien la résignation que la douleur enragée – qu’engendre cette impolitique [1] ? Ou plutôt comment faire avec ?
Voyons : « nous sommes à La Eternidad, dans l’État de Tamaulipas, là où la loi vend ses services au plus offrant, là où les policiers reçoivent un complément de salaire de la main des délinquants », là où, une fois le désordre installé, « n’importe quel couillon peut prendre un flingue et s’improviser racketteur ». Dans cette ville imaginaire du golfe du Mexique, ville qui n’est « plus une ville » mais « un film de cow-boys », une jeune fille de dix-sept ans, Cristina, vient d’être enlevée. Cet événement n’a rien d’anormal dans une région où des dizaines de personnes disparaissent chaque jour ; mais les parents de Cristina, un couple riche et puissant, avec l’aide de leur ami, le consul américain Don Williams, veulent retrouver leur fille coûte que coûte. Pour cela, ils décident de faire appel à un ancien policier, Carlos Treviño, qui, pour reprendre les termes du consul, est « l’une des rares personnes honnêtes » qu’il y a dans tout le golfe du Mexique.
Martin Solares © Mathieu Bourgois
Une fois l’enquête lancée, on est emporté par le rythme effréné et les renversements de situation du roman-reportage de Solares. Le lecteur est amené sur la scène du spectacle effrayant de l’impolitique mexicaine où les nouveaux et les anciens, deux gangs criminels, se partagent avec le gouvernement et la police le contrôle de la région : « on en avait vu – dit le docteur Silvia Elizondo – des choses bizarres, durant les derniers mois : des barrages militaires à l’entrée de la ville, des voitures calcinées en pleine avenue, des commerces brûlés ou criblés de balles, les rues jonchées de douilles, et bon, on savait qu’il se passait des choses, mais toujours en secret. Et puis il y a eu un moment où l’arbre n’a plus caché la forêt, et c’est nous qui avons commencé à nous terrer ». Des choses : rien que des séquestrations, des exécutions, des décapitations, des fusillades, des enlèvements minute, « tu m’excuseras – confesse cette fois-ci un vieil homme à Treviño – mais on n’a pas encore inventé d’expression du visage pour l’horreur qu’on est en train de vivre ».
On passera de l’irreprésentable à l’innommable quand il s’agira d’effacer les traces, les survivances de la terreur, comme il arrive au rédacteur en chef d’un des journaux de La Eternidad, « placé là par les criminels eux-mêmes », qui se charge de la tâche « de faire disparaître certains mots » ou tout simplement les remplace par des euphémismes : gang criminel par « groupe rebelle » ; trafic de stupéfiants par « commerce » ; enlèvement par « arrestation » ; lésions par « marques » ; assassinat par « disparition ». Une affaire de langage, donc, et du service que celui-ci peut rendre aux instances de pouvoir quand il devient pure instrumentalisation. Davantage la politique dans la langue que la politique du langage. Bientôt, dit M. de León, le père de la disparue, « on ne pourra même pas les nommer ».
Si dans son premier roman, Les minutes noires, Martin Solares avait déjà fait une incursion dans l’intrigue policière et nous avait déjà apporté un échantillon du parfum cauchemardesque que respirait le pays, dans N’envoyez pas de fleurs le lecteur va sombrer définitivement dans un air irrespirable, de sorte que toute tentative d’échappatoire sera vouée à l’échec : « il n’y avait qu’un seul chemin possible, et ce chemin, c’était la douleur », dit Cornelio, un collègue policier de Treviño. Une douleur qui devient méfiance et qui en même temps devient langage ; « c’est peut-être la méfiance qui parle pour moi », admet un des personnages.
Trois façons donc de faire face au réel, une pragmatique de la résignation : « Se taire. Se méfier. Se terrer » ; ça sera le triple mot d’ordre pour ceux qui veulent survivre dans une ville où « tout le monde veut prendre le contrôle », là où le crime n’est que pure rationalité économique, convergence tacite des pouvoirs et des intérêts ; « Si vous vous donniez la peine de fourrer votre nez dans les affaires de n’importe quelle entreprise de cette ville, dit M. De León, vous verriez qu’il y en a trois sur dix qui d’une façon ou d’une autre fricotent avec le milieu […] Des centres commerciaux, des magasins de vêtements, des concessionnaires de voitures de luxe, des agences immobilières, des restaurants, des clubs de sport, des écoles de langue, des débits de boissons, des chaînes de fast-food, des supermarchés, des agences de voyages… même l’aéroport mouille là-dedans ». On est face à la logique collaborationniste qui émerge dans toute société paralysée par la peur, le partage de la détresse d’un peuple, le peuple mexicain, qui reconnaît les symptômes mais néglige le traitement. « La grande tragédie de ce pays, dit Treviño, c’est que tous les indices sont sous notre nez, sauf que personne n’essaie de les ramasser ». Histoire de se soigner, en commençant par changer les mots d’ordre : se parler, se faire confiance, s’ouvrir à l’autre, s’investir en définitive, à nouveau, et plus que jamais, dans la politique. Collaborer, une fois pour toutes, différemment.
1. Je me sers du terme employé par Roberto Esposito dans Catégories de l’impolitique, tout en lui donnant un sens différent, qui a davantage à voir avec une dimension factuelle : l’impuissance à faire de la politique par la suspension de certaines de ses conditions de possibilité.
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