Vies imaginaires ou chroniques d’une mort annoncée
Bernard de Meyer
TEXTE INTÉGRAL
1Le thème de la mort fut toujours une clef de voûte de l’œuvre de Marcel Schwob. Sa forme de prédilection, le récit bref, met en scène une crise intérieure dans une situation extérieure exceptionnelle, souvent tragique. Et, en effet, les cadavres jonchent les premiers recueils de Schwob, Cœur double et Le Roi au masque d’or. Qu’il s’agisse d’un soldat au front, d’aventuriers du quatorzième siècle ou même de vieillards entassés dans un asile, le dénouement de la crise est souvent fatal.
- 1 Voir notre Marcel Schwob, conteur de l’imaginaire, Berne, Peter Lang, 2004.
2Ce thème acquiert une nouvelle dimension dans les recueils suivants, Mimes et Le Livre de Monelle. On a démontré ailleurs1 que ces deux ouvrages, qui se composent de pièces courtes qui se distinguent de plus en plus de la nouvelle classique, trouvent partiellement leur origine dans la biographie d’un auteur souvent confronté à la mort suite aux pertes successives de son meilleur ami, de son père et de son amante. Mimes utilise habilement les thèmes de l’oubli et de la mort pour créer une image poétique particulièrement rafraîchissante. L’univers nihiliste de la première partie du Livre de Monelle est beaucoup plus sombre, rehaussé toutefois par les histoires des sœurs de Monelle. Pour l’auteur, il s’agissait d’une période pénible, d’une période creuse et le rythme de publication était au plus bas. Quand parurent les Vies imaginaires en 1896, Marcel Schwob venait d’avoir vingt-neuf ans, et une nouvelle vigueur se manifestait dans ses écrits de fiction et dans sa recherche. Cependant, ce recueil sera le dernier publié par l’auteur, et jusqu’à sa mort en 1905, Marcel Schwob ne fera que réarranger et rééditer ses œuvres existantes et ne rédigera plus que des ouvrages situés aux marges de la littérature, comme ses traductions et Il Libro della mia memoria. Il nous semble tout à fait légitime de poser la question de savoir si ce livre annonce cette mort littéraire.
3Le choix de la forme biographique devrait ne pas surprendre ; dans ses contes précédents, Schwob avait déjà mis en scène des figures historiques et déjà résumé parfois toute une vie en quelques pages. Mais la présence d’une personne réelle et une forme de narration condensée ne se rencontrent guère dans un même récit. Chaque biographie des Vies imaginaires enchaîne quelques fragments de la vie souvent mouvementée d’un personnage historique, à l’intérieur d’un projet plus large, projet de vie mais également projet d’écriture. En effet, le lecteur subit la nette impression qu’il existe une cohérence supérieure.
4Grâce au titre du nouveau recueil ainsi qu’à une préface à nouveau très explicite, Marcel Schwob annonce clairement qu’il a choisi le modèle biographique. Il ne faut cependant pas se leurrer : bien que la majorité des personnages mis en scène ait réellement existé – et leurs propres œuvres, littéraires ou autres, ainsi que d’anciennes chroniques en portent témoignage – les aspects réels, vérifiables, sont pour certains peu nombreux, et, semble-t-il, délibérément occultés par l’auteur. Le choix des personnages traités démontre par ailleurs que Schwob préférait parler des laissés-pour-compte de l’histoire, ceux qui ne sont généralement pas mentionnés dans les livres d’histoire. Parmi les « héros » des Vies imaginaires, on retrouve ainsi quatre pirates ou pêcheurs de trésors, une fille de joie et une « matrone impudique », un acteur et un géomancien dont pour ainsi dire rien n’est connu, ou encore une paire de figures antiques quasiment oubliées des historiens. L’auteur semble par ailleurs opter pour des individus qui se trouvent à l’ombre de contemporains de plus grande renommée ; ceux-ci s’opposent au protagoniste à l’intérieur du récit. Schwob préfère ainsi Nicolas Loyseleur à Jeanne d’Arc, le Major Stede Bonnet à Barbe-Noire ou encore Gabriel Spenser à Ben Jonson et Cecco Angiolieri à Dante Alighieri. Cette soumission à un personnage historique plus important se fait parfois de façon forcée, comme la présence d’Alexandre le Grand à la fin du récit d’Erostrate et au début de celui de Cratès, formant ainsi un pont entre les deux textes.
5Pourquoi alors la biographie ? Récit d’une vie, elle a la mort comme point de départ, au dix-neuvième siècle certainement, car elle relate l’existence de personnes décédées. De plus, le travail de Schwob est un travail livresque, car sa propre création n’est pas une narration de la vie à proprement parler, mais une réécriture et une interprétation d’anciens écrits. Cette interprétation est extrêmement artificielle : d’abord Schwob ne retient qu’un faible pourcentage des épisodes et parmi ceux-ci, un ou deux sont traités in extenso ; régulièrement de longs extraits sont repris intégralement ou, dans le cas de sources en d’autres langues, traduits mot pour mot. Quand il cite dans sa préface certaines sources biographiques, comme Vasari ou Aubrey, c’est pour apprécier leur forme et non leur contenu.
- 2 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka, pour une littérature mineure, Paris, Minuit (« Critique » (...)
6Un changement s’opère donc avec les Vies imaginaires, malgré une continuité de l’inspiration ; comme dans toute l’œuvre, les récits trouvent leur origine dans des sources écrites ou même picturales, souvent anciennes, et ils se présentent comme une réécriture, annoncée telle quelle, d’une collection d’hypotextes. En fait, Schwob crée un nouveau genre, et de fait corrompt la biographie qui devient fiction. Ce genre, celui de la vie imaginaire, dont on connaît la postérité, était au départ le genre mineur par excellence, tel que défini par Gilles Deleuze et Félix Guattari2.
- 3 Marcel Schwob, Œuvres, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 409.
- 4 Ibidem p. 424.
7Dans une Vie, les deux moments qu’un biographe met souvent en valeur, sont la naissance et la mort, le berceau et le cercueil en quelque sorte, l’un annonçant le parcours de l’existence, l’autre y mettant un terme logique. Dans Vies imaginaires, les indications sur la naissance sont en général extrêmement brèves, mais d’autant plus signifiantes. Pour un bon tiers des contes, le lieu de naissance est indiqué et parfois quelques précisions sont données sur la mère ou sur le père du protagoniste, mais jamais les deux, sauf pour signaler que le père est inconnu (Erostrate, Empédocle, Cyril Tourneur). Aucune indication temporelle, si ce n’est une notion vague pour Katherine la Dentellière (« vers le milieu du quinzième siècle3 ») ou un jour précis, sans année, pour Nicolas Loyseleur. Seul William Phips aura droit à son année de naissance. Pour les autres personnages une qualification générale suffit : Paolo Uccello était « pauvre » et Walter Kennedy « irlandais et illettré » ; M. Burke était de condition basse et Alain le Gentil a été trouvé par des soldats. Cette variété donne l’impression que la naissance est aléatoire, simple « biographème » qui peut, ou ne peut pas, être relié à d’autres. Toutefois, rien n’est laissé au hasard et si par exemple le lieu de naissance est mentionné, c’est à cause du rôle qu’il joue dans le récit. William Phips, né « près de l’embouchure de la rivière Kennebec » est attiré par la mer : « L’incertaine lueur de l’océan qui bat la Nouvelle-Angleterre lui apporta le scintillement de l’or noyé et de l’argent étouffé sous les sables4. » Le lien entre naissance et vie y est évident, et la vie incarne la volonté d’assouvir un désir qui vient au monde avec le personnage et meurt avec lui. Le parcours de la vie à la mort devient ainsi un enchaînement.
- 5 Ibid. p. 405.
- 6 Ibid. p. 408.
8Prenons comme exemple la Vie de Nicolas Loyseleur, qui « naquit le jour de l’Assomption, et fut dévot à la Vierge5 ». Tout est dit dans l’incipit de cette nouvelle. L’histoire de la Pucelle d’Orléans, vue par son confesseur sournois, prend un ton des plus ironiques. Dans une mise en abyme habile, Nicolas narre comment la « gracieuse Marie » a ranimé un moine lubrique qui a failli être emporté par les eaux. Ceci préfigure la fin du conte. Alors qu’on prépare le bûcher, sur lequel Jeanne d’Arc sera emportée par le feu, Nicolas Loyseleur la prie de se vouer à la Sainte Vierge ; et « sitôt qu’il entendit les appels de Jeanne à sainte Marie, il commença de pleurer à chaudes larmes. Tant le nom de Notre Dame le remuait6 ». Après la mort de la Pucelle, ayant fui les soldats, « il crut qu’il se noyait, comme le moine lubrique, au milieu de l’eau verte qui tourbillonnait dans ses yeux ; le mot de Marie s’étouffa dans sa gorge, et il mourut avec un sanglot ». Le premier mot prononcé par Nicolas sera également le dernier.
La mort dans les Vies
9Avant d’examiner chaque vie séparément, il convient de s’attarder brièvement à l’ensemble, qui forme un parcours chronologique allant des grandes civilisations antiques à une société quasi-contemporaine, en l’occurrence les îles britanniques au début du dix-neuvième siècle. Ce n’est pas la première tentative de la part de l’auteur de rédiger une fresque historique – on se rappelle la série de contes intitulée « La Légende des Gueux », incorporée dans Cœur double. L’histoire a toujours fasciné Schwob et ses récits et recueils lui permettaient d’attribuer un sens à la diachronie des événements. Il serait tentant d’effectuer une lecture phénoménologique des Vies imaginaires en particulier, la vision de Marcel Schwob dans ce recueil ressemblant en effet curieusement à celle du penseur tchèque Jan Patočka dans ses Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, publiés en 1975 et traduits en français en 1981. Par ses vingt-deux personnages interposés, l’auteur français note ses réflexions sur la vie, la mort et l’immortalité. Comme le souligne Patocka :
- 7 Jan Patočka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, Lagrasse, Verdier, 1999 [1981], p (...)
La condition humaine, la mortalité, est […] irréversible, il n’en demeure pas moins qu’il y a, dans le rapport de l’homme au royaume ténébreux de la mort, un plus haut, quelque chose qui procède des dieux, mais dont le domaine est le rapport entre les vivants et les morts. Il y a dans ce rapport une manière d’immortalité, une immortalité qui affecte, non pas l’individu, mais toutes les personnes unies par un lien génératif de filiation7.
- 8 Ibidem, p. 45.
- 9 Ibid.
10Dans cette filiation à rebours Patočka devient Schwob, et l’histoire devient littérature : le prosateur, en quête de survie, se place sans doute à la fin d’une longue lignée, qui commence avec Empédocle et se termine, avant lui, avec Burke et Hare. Patočka opère une nette distinction entre ce qu’il nomme la « pré-histoire », qui comprend également les empires grec et romain, et l’histoire à proprement parler, où les rapports entre les hommes et la vie sont altérés. Dans les premiers temps, l’homme n’était pas encore « libre à l’égard [du] monde8 », et son évolution est celui de la découverte progressive de la liberté. Au niveau artistique, Patočka souligne que, initialement, « l’art, au même titre que le reste de la vie, relève du culte des dieux, car la vie, exposée à des périls de tous les instants, ne dépend pas des hommes9 ».
- 10 Ibid., p. 47.
- 11 Yves Vadé, « L’histoire en miettes », dans Christian Berg et Yves Vadé (dir.), Marcel Schwob d’hie (...)
- 12 Ibidem, p. 229-230.
- 13 Jan Patočka, op. cit., p. 52.
11La suite des biographies que forment Vies imaginaires serait ainsi une émancipation progressive, qui se manifeste par une séparation de la nature divine d’une part, et, d’autre part par une prévalence du libre arbitre. Aussi l’auteur insiste-t-il sur le caractère divin des personnages antiques (Hérostrate est incendiaire par dévotion à la déesse), mais cet aspect va disparaître pour être remplacé par des hérétiques, des hypocrites, ou des athées (le caractère divin de Cyril Tourneur se dissout dans son athéisme). C’est pour Patočka « le chemin de l’histoire 10 », une remise en jeu de la relation avec les dieux. Cette idée de continuité n’est peut-être pas aussi présente dans le recueil de Schwob, où, comme le remarque Yves Vadé, « il existe une valeur de provocation11 ». Le temps y est neutralisé : « La mise en série chronologique des récits […] a pour effet paradoxal d’abolir toute liaison d’une époque à l’autre et de provoquer un effet de répétition dans la mesure où, pour l’essentiel, toutes disent la même chose12. » Qui dit répétition, dit accumulation, et cette impression de déjà dit se trouve à la base même de l’œuvre schwobienne. Le parcours existe néanmoins et il est doublé chez Schwob par une remise en question de son propre métier d’écrivain. En effet, c’est par son travail, qui, pour le philosophe tchèque est un double parcours d’acceptation et de dessaisissement13, qu’un auteur se sacrifie lui-même, et qu’il est en même temps en quête d’une survivance :
- 14 Ibidem, p. 60.
Dans la mesure où l’organisation demande à être consolidée par l’écriture, l’écriture est bien sûr elle aussi une condition du stade suivant, où la vie se rapporte expressément à la mémoire, aux autres, à la vie avec eux et en eux, au-delà du domaine du continuum génératif proprement dit14.
- 15 Ibid., p. 63.
12Grâce à un travail de recherche et de mémoire – après avoir exalté l’oubli dans Le Livre de Monelle –, de réflexion et de recréation, grâce à ce que Patočka nomme l’initiative, Schwob a trouvé un nouvel élan qui se situe forcément dans une ascendance (de personnages, d’écritures) ; son originalité se dévoile aussi bien dans le contenu (ces héros inconnus) que dans la forme (le style particulier de chaque récit et le genre même de la « vie imaginaire »). Le recueil des Vies imaginaire soutient aussi que l’auteur « voi [t] les choses d’une manière nouvelle » dans « un instant d’illumination créatrice, un "premier jour de la création", énigmatique et d’autant plus irrésistible qu’il porte en lui et emporte dans son mouvement celui qui s’étonne15 ». Nul auteur ne répond peut-être plus à cette approche que Marcel Schwob : il a goûté, dans un moment de transcendance, dans un mouvement vers l’autre, au fruit défendu mais s’est exclu du paradis littéraire, du monde des écrivains.
13Vies imaginaires serait ainsi le récit d’une mort annoncée. Il est important de noter que le dernier récit du recueil, celui qui clôt toutes les histoires, était chronologiquement le deuxième que l’auteur avait publié. Ainsi, quand l’idée du recueil se cristallisait dans la pensée de Schwob, il avait déjà en vue la fin, la mort. Ce dernier récit insiste fortement sur la terminaison de tout récit, de toute écriture. Mais passons d’abord en revue les autres biographies.
Un désir de postérité
- 16 Marcel Schwob, op. cit., p. 371.
- 17 Ibidem, p. 440.
14Celle d’Empédocle, qui ouvre le recueil, est un bon exemple du procédé schwobien. L’absence d’informations concrètes date déjà des contemporains du philosophe, et le texte accumule les on-dit et les suppositions de ses disciples et concitoyens. Ces rumeurs concernent en particulier la naissance et la mort du personnage : il serait le fils de lui-même, il aurait déjà passé quatre existences dans le monde – ce qui signale une renaissance ad perpetuam – et il aurait disparu dans la bouche de l’Etna. En cachant la vraie vie d’Empédocle, que d’ailleurs personne ne connaît, Schwob tâche de prouver quelque chose, qui n’a rien à voir avec le héros antique, mais avec sa propre écriture. Le procédé, en apparence, est simple : la méconnaissance – notons que la première phrase du recueil commence avec « personne ne sait16 » et l’avant-dernière, dans la biographie de Burke et Hare, avec « il paraît que17 » – permet une supposition qui devient à son tour vérité acquise ; ainsi le sous-titre du récit inaugural est-il « Dieu supposé ». Aussi Schwob donne-t-il une vie, une naissance et une mort qui forment un parcours dont l’unité se trouve justement dans la mort. Empédocle, comme représentant de la « préhistoire » (Patočka), est d’origine divine et retrouve celle-ci lorsqu’il met fin à son existence. Entre ces deux moments, il offre l’image d’une insensibilité suprême et ses actions se limitent à « faire disparaître […], dissoudre […], cesser », pour citer quelques verbes du texte. Cependant, il rédige des poèmes et l’image de l’écrivain réapparaît ; le pas n’est pas bien grand vers le désir de postérité de son auteur, qui par la puissance de sa plume offre une image de lui-même pouvant, du moins il l’espère, affronter les siècles à venir.
- 18 Ibid. p. 438.
15Cet autoportrait n’est pas simplement celui d’un conteur fin-de-siècle ou d’un auteur symboliste parmi d’autres. Schwob est à la recherche d’une œuvre plus importante, qui contient un élément de destruction – il faut détruire le soi et le monde qui l’entoure, ce qui a été clairement illustré par Le Livre de Monelle – avant qu’une recréation imaginaire puisse se produire. Dans Vies imaginaires, Érostrate, incendiaire, serait le meilleur exemple de cet aspect. Comme tous les autres personnages, il recherche l’œuvre ultime, celle qui serait « l’essence du monde ». Cette œuvre ne peut pas être écrite dans son cas, car elle n’existe que dans la destruction. Ainsi, la production s’arrête, mais le nom se perpétue. À l’image des vies des pirates, ce n’est qu’en possédant et en détruisant l’autre qu’on se perpétue. Y surgit l’espoir secret de Schwob, qui, en reprenant après plus de deux millénaires l’histoire de Hérostratos, désire être reconnu par la postérité. Le voyage historique, retraçant, ou plutôt recréant le parcours de ceux qu’il nomme les « travailleurs obscurs18 » en faisant référence à Hare, serait une projection dans l’avenir de sa propre immortalité. La vie ne possède aucune essence objective, elle n’est qu’un ensemble de racontars et de jugements, et ceci vaut aussi pour Marcel Schwob. Il est le produit de son époque, et celui de ses lectures, et enfin il est le produit de sa propre production. En récupérant ces vies à moitié oubliées, il espère assurer sa propre éternité.
16Comme par magie, pourrait-on ajouter. Et parmi les personnages des Vies imaginaires, deux sont des magiciens. Au centre de la Vie de Septima, se trouve le texte d’une incantation. Ce bref extrait, issu d’une notice nécrologique, que Schwob cite, sans en dévoiler la source, presque mot pour mot, est, à la fin du récit, introduit dans la tombe commune de Septima, de sa sœur et de son amant. Comme par enchantement, un récit se produit ; cette inscription, trouvée dans le sépulcre, crée un fragment de vie mais qui retourne inexorablement vers la mort, reflétant ainsi le recueil entier, que clôt le récit de Burke et Hare. La Vie de Septima révèle la tension entre Erôs et Anterôs, entre le désir et la mort, et, pour Schwob, entre le désir d’écrire et la mort de l’inspiration. Ce qui demeure est l’œuvre écrite, qui mène sa propre vie.
17La vie de Sufrah, géomancien, illustre parfaitement l’artificialité du procédé schwobien. Le récit est créé de toutes pièces, car selon l’auteur français les chroniqueurs orientaux ont « conté [une histoire] par erreur », et il finit par narrer sa propre version. En tant qu’auteur, il recherche l’« immortalité terrestre », expression utilisée deux fois dans le récit sur le géomancien. Celui-ci prend la place du Roi Salomon dans sa tombe pour s’assurer une éternité symbolique, une place que Schwob lui envie sans doute.
- 19 Voir l’édition des Vies imaginaires de Jean-Pierre Bertrand & Gérard Purnelle dans la collection G (...)
- 20 Marcel Schwob, op. cit., p. 409.
18Gabriel Spenser est un autre personnage dont on ne sait rien. Il tire son unique notoriété du fait qu’il a été tué dans un duel par Ben Jonson. A partir de cette mort, Schwob crée toute une vie, pleine de détails réalistes et parfois humoristiques. Ce récit, à l’exception du dénouement axé sur Ben Jonson, n’est donc nullement biographique, comme d’ailleurs de larges extraits des autres « biographies ». Dans deux récits, la seule chose plausible demeure le nom du personnage central : c’est le cas pour Alain le Gentil, qui était une appellation fréquente au quinzième siècle. Katherine, prénom parmi les plus communs, est simplement identifiée par sa profession, courante elle aussi, de dentellière – on sait que les sources sont diverses lettres de rémission conservées aux Archives nationales19. Aussi ces deux récits se distinguent-ils des autres, et du projet tel qu’il a été énoncé dans la préface du recueil. Le parcours de Katherine la Dentellière semble le plus tragique. Entre sa naissance « par un hiver où il fit si froid que les loups coururent à travers Paris sur les neiges20 » et sa mort inutile, il n’y a aucune place pour le bonheur.
- 21 Ibidem, p. 384.
- 22 Ibid., p. 385.
19On peut y lire une autre facette du parcours littéraire de Schwob : ayant peiné en vain pendant plus d’une décennie, il devait ressentir un sentiment d’échec évident. Toutefois, par son introduction même dans le recueil, la vie de Katherine mérite d’être vécue, elle a laissé un nom et une œuvre, et la mort, qui en fait est le noyau de cette œuvre, ne peut rien y changer. La mort est en effet le lieu où le personnage, tel Érostrate ou Katherine, peut retrouver son unité. Pour Lucrèce, « la dissolution de la mort n’était que l’affranchissement de cette tourbe turbulente qui se rue vers mille autres mouvements inutiles21 ». La mort est un but en soi, le moment de la prise de conscience, et permet de se libérer de ses contraintes. La mort est toujours acte, et acte ultime, irrémédiable. Citons celle de Lucrèce : « Alors Lucrèce but le philtre. Et tout aussitôt sa raison disparut, et il oublia tous les mots grecs du rouleau de papyrus. Et pour la première fois, étant fou, il connut l’amour ; et dans la nuit, ayant été empoisonné, il connut la mort22. » La mort contient l’oubli, la folie et l’amour. Ceux-ci trouvent leur origine, du moins dans ce récit, chez la belle Africaine, qui est purement corps, mais corps textuel, car inventé par Schwob. Cette vie se distingue donc par sa mort incomparable, qui permet la survie imaginaire, que Schwob en rédigeant le dernier acte de son parcours littéraire, espère acquérir.
- 23 Ibid., p. 388.
20La mort, toutefois, n’est pas évidente. Il ne s’agit pas simplement de la fin d’une vie, mais implique un manque, une défaite. Clodia, « matrone impudique » selon le sous-titre du conte, a mené une vie toute en excès, toute en pertes, et où l’on meurt d’épuisement, quand il ne reste plus rien à « vivre ». Sa mort fait suite à la disparition de son frère et amant Clodius, après quoi « l’objet de sa vie lui manqua23 ». Tout a été vécu, tout a été dit, tout a été écrit, il ne reste plus qu’à mourir.
- 24 Ibid., p. 390.
21Dans ce processus, l’écrivain, comme Pétrone, « perd l’art d’écrire ». Étant jeune, « il prit plaisir à façonner les paroles et à les inscrire » et plus tard, « seul […] il dessina […] les aventures d’une populace ignorée24 ». Ayant aperçu des « choses inconnues » grâce à son esclave, il s’imagine des aventures – seize livres en tout – pour enfin vivre « de la vie qu’il avait imaginée ». Ne peut-on y voir une image de la vie de Schwob ? La transformation de l’écriture en vie ne se retrouve-t-elle pas chez lui ? Ainsi va-t-il entamer un long voyage à la recherche de la tombe de Stevenson à Samoa, alors qu’il était déjà miné par la maladie, se lançant dans une entreprise quasi-suicidaire.
- 25 Ibid., p. 396.
- 26 Ibid., p. 398.
22Schwob possède par ailleurs les caractéristiques de l’hérétique Frate Dolcino. Comme lui, il a découvert « le miracle de la mendicité25 », car il s’approvisionne en empruntant aux autres. Par son parcours littéraire, il est aussi « sorti de l’ordre ». Toujours comme Frate Dolcino et ses disciples, il tend la main, il vole, mais il recherche « une idée plus haute et plus singulière ». L’hérétique demeure cependant incompris des masses, et il sera brûlé vif sur le bûcher. La mort offre une fin tragique à une existence incomparable ; on obtient la mort (ou la postérité) que l’on mérite. La vie de Cecco Angiolieri, qui « naquit haineux26 », ne se termine pas sur sa mort, mais quand sa haine n’a plus d’objet : Dante est exilé, les Noirs ont pris le pouvoir, son père est décédé, il est devenu riche. Pour Cecco vivre rime avec écrire, et l’on vit (et écrit) pour ou contre des situations et des personnes. Arrive donc le moment où le désir d’écrire tarit car l’inspiration disparaît. Cette inspiration se trouve dans les individus, la forme de la nouvelle étant essentiellement l’histoire de quelqu’un. Vies imaginaires serait ainsi le point final du récit bref au dix-neuvième siècle et constitue en même temps une mise en abyme du procédé. Pour Cecco, comme pour tant d’autres, la vie s’arrête quand le désir s’est évanoui.
- 27 Ibid, p. 421.
- 28 Ibid, p. 423.
23La vie de Paolo Uccello ressemble à beaucoup d’égards à celle de Schwob. Idéaliste, il a tâché de créer « son œuvre patiente » et il mourra d’épuisement. En face de l’artiste, obsédé par les lignes et les formes, il y a la jeune femme, Selvaggia, qui aime l’artiste et se dévoue pour lui. Cet archétype apparaît dans plusieurs contes : Panthea (Empédocle), Hipparchia (Cratès), l’Africaine (Lucrèce), Margherita (Frate Dolcino), Becchina (Cecco Angiolieri), Lorenette (Alain le Gentil) : toutes incarnent la « fille amoureuse », isolée et incomprise, mais essentielle dans le processus de création. Derrière le personnage historiquement subalterne se cache donc une autre personne, causant un nouveau redoublement, une nouvelle mise en abyme. Le destin de ces personnages est inextricablement lié à celui du héros ; ils se présentent en outre tous comme victimes : amoureuses sacrifiées, filles de joie qui ne sourient jamais, individus qui ne sont que des souffre-douleur, mais dévoués à leur persécuteur : corps abandonnés à un docteur Knox imaginaire. Parfois même, la fille est mère ; ainsi « Cyril Tourneur naquit de l’union d’un dieu inconnu avec une prostituée27 » et il est donc le seul héros dont on mentionne les deux parents, bien que ceux-ci restent indéterminés. L’influence du père se révèle au détour d’une contradiction : « on trouve la preuve de son origine divine dans l’athéisme héroïque sous lequel il succomba » et « sa mère lui transmit [parmi d’autres choses] la peur de la mort ». Schwob attribue une ascendance imaginaire et une postérité possible à un personnage dont on sait très peu de choses. Cyril Tourneur est l’auteur présumé de la Tragédie de l’Athée et de la Tragédie du Vengeur – « on ne sait quelle main nous transmit la Tragédie de l’Athée et la Tragédie du Vengeur28 » – et Schwob en fait donc un athée et un vengeur. Il prépare ici, subrepticement, sa propre postérité qu’il espère glorieuse. Avant la sortie de ce recueil, il avait déjà la réputation, les caricatures en font foi, d’avoir une imagination débordante et celle d’être un créateur de vies imaginaires. Ce regard tourné sans cesse vers le passé, cette série de personnages historiques, devient un regard tourné vers l’avenir : quel sera le legs de cet écrivain ? Aussi, par ce recueil, prépare-t-il sa propre survie littéraire et le jeu entre vie et mort dans chaque récit est une représentation de son propre désir d’éternité.
L’art de finir
24La série de trois pirates en fin de recueil, à laquelle il faut ajouter la vie de William Phips, pêcheur de trésors, renforce toutes les idées exprimées dans les autres récits. Ils meurent tous pendus après une vie d’aventures et il est intéressant à cet égard de noter que Schwob a altéré la fin de Phips, qui, selon son biographe Cotton Mather, dont s’est inspiré Schwob, mourut bien paisiblement dans son lit en Virginie. L’auteur français insiste cependant sur les échecs : Walter Kennedy, pirate illettré et le Major Stede Bonnet, pirate par humeur, sont tous deux de mauvais navigateurs ; le capitaine Kid est obsédé par l’esprit de « l’homme au baquet sanglant », un canonnier dont il avait fendu le crâne. Ils sont également tous comparés à des flibustiers plus nobles, Barbe-Noire, Roberts ou Ireland. L’auteur apparaît ici aussi : il a parcouru le monde de la littérature pour glaner ici et là, tel un pirate, des trésors enfouis. Comme les pirates toujours, il ne sait plus trop que faire de cette rapine abondante, et, se comparant aux grands écrivains du jour, semble percevoir sa propre insuffisance.
- 29 Ibid., p. 440.
25Le dernier récit du recueil, « MM. Burke et Hare, assassins » est, nous l’avons signalé déjà, la deuxième biographie rédigée par Schwob : celui-ci semble donc dès le départ avoir envisagé l’ampleur et le terme de son œuvre. Cette dernière Vie se distingue d’ailleurs des autres. Elle porte le nom de deux personnes dans le titre, et, bien que Burke domine Hare, ils ont tous les deux leur place dans le récit. Le dédoublement latent présent dans les autres biographies s’opère pleinement dans le dernier récit. Par ailleurs, l’auteur refuse également de dévoiler la face indésirable de ses personnages, se demandant « pourquoi détruire un si bel effet d’art en les menant languissamment jusqu’au bout de leur carrière, en révélant leurs défaillances et leurs déceptions29 ». Le thème de la mort est au cœur de ce conte. Ce récit décrit comment Burke et Hare invitent des passants dans l’appartement de Hare. Là, « M. Burke le questionnait sur les incidents les plus surprenants de son existence ». Mais avant que le conteur ait pu terminer l’histoire, ils l’étouffaient et « rêvaient […] à la fin de l’histoire qu’ils n’entendaient jamais ». Ces histoires se terminent donc en points de suspension, comme la carrière de Schwob. Dans ce conte, il annonce en quelque sorte sa propre fin. Tout comme Burke, il est « un écouteur insatiable » et il met au point des techniques pour perfectionner son art. Le crime est un art selon Schwob, et, en bon disciple de de Quincey, il l’a souvent souligné dans des chroniques. Même dans ce conte-ci il parle de « l’œuvre » ou de « l’art » de Burke, imprégné de « la fantaisie féerique de l’île verte où il était né », l’Irlande. Il était « curieux de récits inconnus et de personnes étrangères », possédant une « originalité anglo-saxonne », un « esprit éclairé », un « génie tout-puissant », avec une « féconde imagination ». À l’exception des précisions géographiques, ces qualités n’appartiennent-elles pas également à l’auteur de la nouvelle ?
- 30 Roland Barthes, Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, p. 151.
26La fin même de la carrière littéraire est annoncée dans ce texte. Burke change de technique, qui devient une méthode silencieuse où les deux compères étouffent la victime à l’aide du masque couvert de poix. Plus de sons, plus d’histoires, uniquement la mort, une mise en scène de la mort. Ce recueil représente une mise à mort d’un projet littéraire entier. Marcel Schwob est un des rares écrivains à avoir terminé plus ou moins consciemment leur carrière, et, qui plus est, à avoir annoncé de façon codée ou voilée, cette fin. C’est, selon Roland Barthes, « à la lettre se tuer, mourir à l’être qu’ils ont choisi30 ».
27Ainsi, Vies imaginaires se présente aussi comme une étape nécessaire et une étape finale dans la production du sens chez Schwob. Après avoir fait l’expérience de la perte de sens, telle qu’elle a été thématisée dans Le Livre de Monelle, Schwob tâche de reconstruire un sens, comme le définit Jan Patočka, en l’opposant à la signification :
- 31 Jan Patočka, op. cit., p. 78.
Le sens est ce sur le fondement de quoi quelque chose devient compréhensible. Le sens serait ainsi fondateur […]. Dans aucun […] cas, le sens ne saute aux yeux ; on ne l’obtient qu’au moyen d’une explication qui dévoile à qui initialement empêche de le voir, ce qui l’occulte, le fausse, l’obscurcit31.
28Le parcours de l’histoire et le parcours des histoires ébranlent les sens acceptés (comme la vie éternelle pour les demi-dieux) ; ces histoires, à leur tour, ne peuvent reconstruire un nouveau sens, si ce n’est la promesse aléatoire d’une survivance supposée, ce qui permettrait de rassembler les fragments, de faire face à la fragmentation, de retrouver en fin de compte cette cohérence supérieure. Celle-ci ne pouvait s’atteindre que par l’entremise d’un nouveau genre, la vie imaginaire ; remplaçant pour l’auteur ceux qui l’ont précédé, ce genre ne semblait pas avoir de progéniture immédiate, certainement pas pour Schwob.
29Celui-ci emporte dans son suicide littéraire toute une génération de prosateurs, qui après les excès opposés du naturalisme et du symbolisme décadent, se sont aventurés dans une impasse artistique. Comme Arthur Rimbaud en poésie, il s’est heurté à une limite personnelle, mais il a ouvert la porte à une nouvelle génération, source d’inspiration pour un Leiris ou un Borges, pour ne citer qu’eux. Confronté dans Vies Imaginaires aux problèmes liés à la survie de l’œuvre, Marcel Schwob préfigure un souci majeur de la littérature du vingtième siècle. Rien qu’à ce titre, comme Rimbaud, il mérite d’avoir sa place dans l’histoire littéraire.
NOTES
1 Voir notre Marcel Schwob, conteur de l’imaginaire, Berne, Peter Lang, 2004.
2 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka, pour une littérature mineure, Paris, Minuit (« Critique »), 1975, p. 29-50.
3 Marcel Schwob, Œuvres, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 409.
4 Ibidem p. 424.
5 Ibid. p. 405.
6 Ibid. p. 408.
7 Jan Patočka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, Lagrasse, Verdier, 1999 [1981], p. 42.
8 Ibidem, p. 45.
9 Ibid.
10 Ibid., p. 47.
11 Yves Vadé, « L’histoire en miettes », dans Christian Berg et Yves Vadé (dir.), Marcel Schwob d’hier et d’aujourd’hui, Seyssel, Champ Vallon, 2002, p. 228.
12 Ibidem, p. 229-230.
13 Jan Patočka, op. cit., p. 52.
14 Ibidem, p. 60.
15 Ibid., p. 63.
16 Marcel Schwob, op. cit., p. 371.
17 Ibidem, p. 440.
18 Ibid. p. 438.
19 Voir l’édition des Vies imaginaires de Jean-Pierre Bertrand & Gérard Purnelle dans la collection GF, Paris, Flammarion, 2004, p. 187.
20 Marcel Schwob, op. cit., p. 409.
21 Ibidem, p. 384.
22 Ibid., p. 385.
23 Ibid., p. 388.
24 Ibid., p. 390.
25 Ibid., p. 396.
26 Ibid., p. 398.
27 Ibid, p. 421.
28 Ibid, p. 423.
29 Ibid., p. 440.
30 Roland Barthes, Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, p. 151.
31 Jan Patočka, op. cit., p. 78.
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