jeudi 4 juillet 2024
mercredi 3 juillet 2024
Patrick Bouvet / Petite histoire du spectacle industriel /Sommes-nous tous des marionnettes ?
Sommes-nous tous
des marionnettes ?
Petite histoire du spectacle industriel, de Patrick Bouvet, fait penser à Guy Debord et aux Surréalistes. Sans tomber dans la grandiloquence, l’auteur instruit le procès de la contemporanéité dans un langage si poétique qu’on en est presque fier de vivre au XXIe siècle !Patrick Bouvet, Petite histoire du spectacle industriel. L’Olivier, 175 p., 15 €
Selon la quatrième de couverture, Patrick Bouvet « interroge » la condition postmoderne depuis une quinzaine d’années. Ce verbe, omniprésent sur les panneaux pédagogiques des expositions d’art contemporain, nous a toujours laissé perplexe. Parce qu’à nos yeux « interroger » implique un échange aboutissant à une réponse. Alors que Patrick Bouvet, pas plus que les vidéastes ou les créateurs de happenings, n’en fournit aucune. Et tant mieux !Que trouve-t-on alors dans ce texte grinçant et précis ? Juste une succession de poèmes, voire de rêveries, un par page, chacun d’entre eux lié au précédent, le tout formant une série redondante et sensuelle. Y a-t-il meilleure façon d’illustrer la nature répétitive de la vie contemporaine, son aspect virtuel et anonyme, que de mettre en scène une écriture consciente de ses origines mécaniques, une écriture sérielle ?Les ombres de Muybridge, de Méliès et de Disney planent sur ce texte. Même la jolie photographie sur la couverture – Marche de l’homme d’Étienne-Jules Marey – évoque les célèbres photographies de Muybridge, bien qu’il s’agisse ici de l’homme (un seul ou plusieurs ?) et non pas du cheval dont on étudie la démarche. L’incertitude encapsulée par cette image traverse les phrases, on n’arrive pas à définir la frontière entre l’individu et la tribu : ce livre est-il composé d’un seul poème, ou d’une série de cent soixante-neuf ? À l’ère de la mécanisation, nos catégories littéraires sont elles aussi dépassées, factices ?
Le faux – pour ne pas dire le « simulacre » – coexiste avec le vrai, il le subsume au point où la littérature du « réel » n’a plus lieu d’être, semble vouloir dire Patrick Bouvet. Nos rêves sont industriels, préfabriqués, l’image englobe l’objet, rendant le jeu de reflets infini :« il faut exposer ces marchandises toutes puissantesces marchandises prises dans les reflets du cristalil faut une exposition universelle de ce rêve industrielle monde deviendra infinigrâce au jeu de miroirs »Pour tenir son propos cauchemardesque, Patrick Bouvet plonge le lecteur dans un univers nostalgique, une sorte de cirque ou fête foraine. Il convoque le « visiteur », figure solitaire, qui déambule à travers le parc d’attraction de ce texte, ne cessant de sentir écrasé par le gigantisme du spectacle. Parfois il assiste à des divertissements renvoyant au XIXe siècle – Méliès était d’abord prestidigitateur, après avoir acheté l’ancien théâtre de Robert-Houdin :« il y a des ombres projetéesni sonsni couleursjuste de la matière grisâtrequi s’animeune série de photographiesmouvantes »Ensuite, comme à Disneyland, où l’on passe du quartier désuet de Main Street pour s’enfoncer dans la dystopie de Discoveryland, Bouvet amène son visiteur dans une zone virtuelle et aliénante :« le visiteur ferme les yeuxla brillance métallique est si puissantequ’elle traverse les paupièresun champ stroboscopiqueoù alternent flashes lumineux et ténèbresdes dizaines de fois par seconde…et dans cette alternanced’éblouissement et d’obscurcissementles visions d’un monde nouveau se produisentse reproduisentet s’abîment »Le temps s’allonge, au fur et à mesure qu’on demeure sur ce territoire onirique, on devient hypnotisé, tel un patient de Charcot. On lâche prise, s’abandonnant au plaisir des attractions du centre commercial de l’avenir. L’ambiance tient beaucoup de l’Amérique, d’où la citation de Michael Jackson mise en exergue au début, tirée de « Thriller » : « You close your eyes and hope that this is just imagination. » Qui n’a pas aimé le clip – révolutionnaire à l’époque – mettant en scène des morts-vivants ?Comme les clients des casinos de Las Vegas — là aussi les portes de sorties sont introuvables — on fait une régression, se focalisant sur des objets clinquants et séduisants, du style de ceux créés par Jeff Koons :« le visiteur redevient un enfanten entrant en contact avec ce mondeaux couleurs criardesaux surfaces réfléchissantes13 500 m2 de jouets géantsde miroirsd’angelotsde porcelainesrococo popde chapeaux pointusde montagnes de pâte à modelerde grosses fleurs en vinyled’énormes œufs de Pâques enrubannéesde gâteaux à la crème écœurants »Patrick Bouvet arrive ainsi à atteindre le but de chaque écrivain, que de rendre son lecteur complice. Bravo !
mardi 2 juillet 2024
Steven Sampson / Entretien avec Jay McInerney
Entretien avec Jay McInerney
par Steven Sampson23 mai 2017
5 mn
Les jours enfuis, dernier volet d’une trilogie commencée par Jay McInerney en 1992, poursuit la saga maritale de Russell et Corinne Calloway, demeurés ensemble en dépit d’échecs et de trahisons. Le couple partage une passion pour Manhattan, malgré l’embourgeoisement de l’île.
Jay McInerney, Les jours enfuis. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Marc Amfreville. L’Olivier, 496 p., 22,50 €
Pourriez-vous parler de vos influences littéraires ?Après la sortie du Journal d’un oiseau de nuit, la critique m’a beaucoup comparé à Fitzgerald. Cela m’a surpris, je ne voyais pas le rapport, donc je l’ai relu, et c’est à ce moment-là que je suis tombé amoureux de lui et que j’ai commencé à emprunter à son œuvre. Autrement, comme n’importe quel débutant des années 1970, j’ai imité Raymond Carver de façon mécanique. Mais, lorsqu’il est devenu mon professeur dans les années 1980 (à l’université de Syracuse), il m’a aidé à développer mon propre style. Même si Journal d’un oiseau de nuit n’a rien à voir avec De quoi on parle quand on parle d’amour, il y a quelque chose de Carver pour ce qui est du tempo, de la précision et de l’économie qu’il m’a appris lorsqu’il corrigeait mes premières nouvelles. En ce qui concerne la trilogie, j’avais envie de créer un grand panorama de New York, alors je me suis inspiré de Balzac et de Thackeray. On me rapproche souvent de James Salter. En effet, Un bonheur parfait a influencé ma trilogie, parce qu’il y est question aussi d’un mariage modèle aux yeux de l’entourage des époux, avant que leur union s’effrite.Leur histoire d’amour avec la ville de New York est aussi problématique, à cause de l’essor de Wall Street.Quand je suis arrivé à Manhattan, tout le monde s’en foutait de Wall Street, c’était un quartier poussiéreux situé au bout de l’île. Il ne dictait pas le ton de la ville, les riches n’étaient alors qu’une petite tribu réunie dans l’Upper East Side. Puis, tout d’un coup, on commença à lire des choses sur des banquiers et des traders dans les pages people. Après la flambée du Dow Jones dans les années 1980 – momentanément écornée par le krach de 1987 –, le culte de Mammon a perdu tout sens des proportions. Aujourd’hui, l’industrie de la finance est devenue l’employeur principal de l’île. D’un point de vue psychologique, ces gens-là sont dominants. Avec l’arrivée de Trump au pouvoir, la glorification de la richesse et de la consommation s’est aggravée. Au début de leur histoire, Russell et Corinne avaient le sentiment que Manhattan leur appartenait autant à eux qu’aux dirigeants des fonds d’investissement. Maintenant, au XXIe siècle, ils n’ont plus les moyens d’y rester. Pourtant, ce sont des gens de cette espèce – les accordeurs de piano, les marchands de livres anciens, les apprenties danseuses de ballet – qui créent de la diversité culturelle.Aujourd’hui, les conversations à Manhattan sont dominées par le sujet de l’immobilier.En effet, c’est l’obsession centrale, même pour les habitants des arrondissements voisins. Quand j’étais jeune, je ne connaissais qu’un seul écrivain à Brooklyn, Paul Auster, qui y était né. À l’époque, si on habitait Brooklyn, on ne voulait même pas le reconnaître. Lorsque les personnages de mon roman disent « New York », cela veut dire Manhattan, rien d’autre. Hélas, Russell et Corinne sont devenus des étrangers dans leur propre ville.Et vous ?C’est une question d’âge. Quand je suis arrivé, il y avait beaucoup de quartiers pauvres, donc forcément des jeunes sans ressources pouvaient habiter dans des endroits comme l’East Village, où c’était plutôt sale et dangereux. Si tu voulais être près de la Second Avenue, ou si tu étais plus aventureux et acceptais de vivre encore plus à l’est, Dieu nous en garde, les loyers n’étaient vraiment pas chers. Même des quartiers tels que West Chelsea étaient des no man’s land. Quant à Tribeca, il y avait si peu de monde là-bas que c’était facile de trouver un loft bon marché. En ce qui concerne l’Upper West Side, à l’exception de Central Park West ou de Riverside Drive, ce n’était pas cher (et pas sûr la nuit !). Pour moi, à l’origine, New York, c’étaient des films en noir et blanc, situés à Manhattan. C’était le lieu où tout se passait, où il y avait les maisons d’éditions et les gratte-ciel. Il y avait beaucoup d’appartements disponibles, et l’île était encore extrêmement diverse. Je n’ai jamais songé à vivre ailleurs. Lorsque Russell annonce qu’il est trop vieux pour déménager, il parle aussi bien pour moi.Lors de l’écriture de Trente ans et des poussières, premier roman de cette série, saviez-vous qu’il y aurait une suite ?Non, sinon je n’aurais pas achevé Jeff Pierce (romancier héroïnomane, meilleur ami de Russell et amant de Corinne). Il était intéressant. Cela dit, dans les volumes suivants, il continue à faire des apparitions, à rester présent dans l´esprit de ses amis. Je crois qu’à l’époque je voulais tuer une partie de moi-même, le Jay McInerney des années 1980.Vous n’écrivez plus comme dans vos premiers romans. Journal d’un oiseau de nuit et Toute ma vie sont courts et centrés sur un seul personnage, qui s’exprime de manière poétique à travers sa propre musique.J’adorerais entendre une voix comme celles de Journal d’un oiseau de nuit ou de Toute ma vie. On pourrait presque dire qu’ils m’ont été « dictés ». Je les ai écrits très rapidement, chacun en six semaines. Cela a été possible parce que la voix était l’élément déterminant et l’intrigue restait focalisée sur le héros. J’adore l’énergie de ces romans, leur autonomie. Mais ils sont limités, on ne peut pas faire grand-chose avec une narration à la deuxième personne du présent (Journal d’un oiseau de nuit), on se déplace peu. J’avais envie d’élargir ma perspective, d’où l’écriture de Trente ans et des poussières.En effet, la palette est plus large dans la trilogie. Ce qui ne vous empêche pas de répéter certains détails, transmettant ainsi le sentiment du passage du temps.Oui. Par exemple, chaque fois, la scène initiale se construit autour d’un dîner. Il y a aussi une similarité structurelle qui a pour effet de marquer la chronologie.Que doit-on penser du conflit vécu par Corinne, déchirée entre son mari éditeur et son amant banquier ?La passion ne peut durer plusieurs décennies. Alors je me suis demandé comment faire pour maintenir la vie affective et spirituelle de ce couple. Luke (le banquier) constitue une sorte d’épreuve pour Corinne. Finalement, elle décide que le mode de vie qu’il lui propose ne lui serait pas confortable. À la différence de la plupart des femmes dans sa situation, Corinne n’est pas particulièrement attirée par l’argent. Ce qu’elle aime chez Luke, c’est son côté romantique, mais elle n’admire pas forcément tout ce qui va avec son statut de milliardaire.Cet aspect antimatérialiste est renforcé par la situation de la trilogie. Chaque volet se passe lors d’un événement majeur et traumatique : le krach de 1987, les attentats du 11 septembre 2001 et la crise financière de 2008. Au début de La belle vie, deuxième tome, vous mettez en exergue une citation d’Ana Menéndez où elle décrit l’euphorie qu’on ressent lors d’un cataclysme.Le 11 Septembre a été incroyable ; étiez-vous à New York à l’époque ? Les habitants de la ville faisaient preuve d’une sorte de conscience aiguë de l’existence. Quant à moi, je dormais peu, je buvais énormément, sans effets négatifs. Tout le monde baisait, le sexe était partout. Il y avait un sentiment de solidarité entre les New-Yorkais, cela a duré un mois, peut-être cinq semaines. On s’est dit : « on ne sera jamais pareil », ensuite, bien évidemment, tout cela a disparu.Propos recueillis par Steven Sampson
lundi 1 juillet 2024
Isidore Isou / Antonin Artaud torturé par les psychiatres / Globi-boulga
Antonin Artaud Evelyne Dominault |
Gloubi-boulga
par Alain Joubert10 août 2020
On est en droit de s’interroger sur les raisons qui ont poussé à rééditer ce petit livre d’Isidore Isou, datant de 1970. Serait-ce parce que le seul nom d’Antonin Artaud sur la couverture assure une vente probable ? Nous n’osons croire, en effet, que la collection « Al Dante » a misé sur l’intérêt des pages d’Isidore, leur propos relevant d’un pauvre délire sournois et revanchard, en forme de gloubi-boulga – vous savez, ce plat immangeable concocté par le dinosaure Casimir sur les antennes de la télévision, à l’attention des jeunes enfants, au cours des années 1974 à 1982… Mais, à propos de dinosaure, peut-être faut-il rappeler à nos jeunes lecteurs qui était le dénommé Isou, et quels furent ses exploits.
Isidore Isou, Antonin Artaud torturé par les psychiatres. Les ignobles erreurs de André Breton, Tristan Tzara, Robert Desnos et Claude Bourdet dans l’affaire de l’internement d’Antonin Artaud. Les Presses du réel, coll. « Al Dante », 144 p., 13 €
Français d’origine roumaine, né en 1925, Isidore Goldstein fit son apparition sur la scène parisienne en 1945, avec dans sa besace l’idée d’un nouveau mouvement poétique baptisé « lettrisme ». Il s’agissait de réduire le langage à une série de sons dépourvus de sens apparent, une forme de glossolalie percutante qui fît fi des mots, ces encombrants porteurs de significations, donc de contraintes ! La liberté par le cri et l’onomatopée, voilà la solution ! Disons qu’en l’occurrence Isou s’était contenté de systématiser des expériences déjà menées avant les années 1920 par les dadaïstes de Berlin et de Zurich, notamment Hugo Ball et Kurt Schwitters ; on en trouve aussi des traces chez Desnos ou Arp, mais c’est certainement Artaud qui alla le plus loin dans cette voie, chez les surréalistes, la glossolalie révélant, selon lui, ce qu’il appelait « la consomption de la langue » (lettre à Henri Parisot, 22 septembre 1945). De là à créer un mouvement entièrement voué à cette activité…
André Breton, toujours aux aguets, éprouva, au début, une légère sympathie pour le personnage d’Isidore Isou, son côté histrion et son vocabulaire déroutant lui rappelant sans doute – un peu – les délires paranoïaques du Dalí de la grande époque, celui des années 1930. Mais si l’emballage était rigolo, le contenu n’était vraiment pas à la hauteur. Je crois bien qu’il existe une photo sur laquelle on voit André Breton marchant le long de la Seine en compagnie d’Isou, un discret sourire sur les lèvres du surréaliste accompagnant les élucubrations du lettriste en pleine action verbale !
Pour ma part, dans ma folle jeunesse, je me suis confronté par deux fois aux « travaux » d’Isou. D’abord, en 1951-1952, à l’occasion d’une projection au Studio de l’Étoile d’un film dont le titre m’avait intrigué : Traité de bave et d’éternité ; las, il s’agissait d’une interminable déambulation d’un personnage dans les rues de différents endroits, tandis qu’une voix off débitait un discours totalement dépourvu d’intérêt, où se mêlaient arrogance autosatisfaite et banalités pseudo-poétiques, quelque chose dans ce genre, vous voyez… La « bave » du titre correspondait bien à cette logorrhée envahissante, et « l’éternité » aux trois heures – et plus – que durait le film, sachant qu’il s’agissait alors d’une version abrégée, puisqu’il est indiqué quelque part que cinq heures constituaient le métrage initial : je n’aurais alors pas survécu.
Un peu plus tard, en 1954, j’eus l’opportunité de voir, en chair et en os, le dénommé Isou sur la scène du Théâtre de Poche, dans un « spectacle » intitulé La marche des jongleurs, au cours duquel, selon un procédé du même ordre que celui du film, il parlait d’abondance en présence d’un comparse, pour asséner aux rares spectateurs présents dans la salle quelques-unes de ces vérités incontournables qu’il était bien seul à promouvoir, en dépit d’un groupe minuscule où l’on retrouvait Maurice Lemaître et Gabriel Pomerand, notamment. Guy Debord y fit ses premières armes, avant de créer l’Internationale lettriste qui deviendrait plus tard l’Internationale situationniste, entreprise d’une tout autre envergure, quoi qu’on en pense par ailleurs.
Maintenant que le lecteur a pu se faire une idée, allégée, de ce qu’était le personnage, il me faut quand même parler un peu de cette réédition aberrante. De quoi s’agit-il, en effet ? Sous le titre principal de l’ouvrage, et sur la page de titre, on peut lire : les ignobles erreurs de André Breton, Tristan Tzara, Robert Desnos et Claude Bourdet dans l’affaire de l’internement d’Antonin Artaud : un peu de poudre aux yeux de l’éventuel lecteur afin de masquer la véritable cible de l’ouvrage et les raisons personnelles qui sont ainsi dissimulées.
La cible, c’est le docteur Ferdière, le chef du service de psychiatrie de l’asile de Rodez où fut interné Antonin Artaud de 1943 à 1946. Les raisons personnelles, on en trouve trace dans trois petits paragraphes soigneusement distribués au fil du texte ; ainsi, en page 44, on peut lire que l’auteur et ses camarades du groupe lettriste ont été « internés » plusieurs mois « entre mai 1968 et avril 1969, c’est-à-dire à peu près un an, jusqu’à ce que les membres de notre mouvement aient payé les amendes dues et que le responsable de l’appel à l’aliéniste ait fait sa cure de sommeil, imposée comme punition par ses propres amis » ; plus loin, en page 128, on peut lire que : « selon lui [le docteur Ferdière] il a agi avec tant de générosité envers Isou, en cherchant à lui faire prodiguer des soins, alors que celui-ci le combat par des textes, en même temps que tout le groupe lettriste » ; observons qu’Isou parle ici de lui à la troisième personne !
Enfin, en dernière page, on peut lire l’injonction suivante : « Nous demandons à l’ancien médecin-directeur de Rodez de rencontrer les avocats du mouvement lettriste et des associations d’écrivains et d’hommes de science, alliés à notre école, de leur payer les dommages et intérêts dus pour les torts qu’il leur a faits, surtout au cours de l’année 1968-1969, avant de se livrer à une cure de psychokladologie ». Ainsi, la responsabilité du docteur Ferdière serait donc pleine et entière aux yeux d’Isou, ce qui justifierait sa hargne, ses mensonges et l’invraisemblable charabia qui nous occupe maintenant. La célèbre anguille sous roche était donc là, cachée sous le fatras des arguments, mais prête à surgir d’entre les mots.
Sans doute est-il utile maintenant d’évoquer les autres raisons qui font de Gaston Ferdière une cible, de même qu’il convient d’élucider le terme barbare qui vient clore l’injonction formulée par Isidore Isou ; c’est ce que nous allons essayer de faire autant que possible, ce qui n’a rien d’évident, soyez-en sûrs !
Après avoir traité Freud de « faussaire démentiel de la culture et de la vie », et s’être autodésigné comme le créateur d’une nouvelle façon d’aborder les problèmes posés par l’état mental de supposés « malades », la psychokladologie, voici comment Isou décrit les vertus de cette « science » ; votre attention absolue est requise, suite au roulement de tambour : « le Dr Ferdière n’envisage jamais les structures fondamentales, toméïques, les contenus kladologiques […] la ligne paradilogique, le réseau de polygnoïa et la multi-aliénation déproductive et décréative des individus normaux, par rapport auxquels se situe la nosologie nouvelle, psychokladologique ». Vous êtes autorisés à prendre un peu de repos, avant la poursuite de cette brillante démonstration.
Remontons maintenant aux origines des années d’internement d’Artaud, ce qui nous mènera aux diatribes d’Isou à l’encontre de Breton ; et remarquons au passage que la première édition de ce livre date de 1970, soit quatre ans après la disparition de Breton : notre courageux auteur n’aurait jamais osé le publier du vivant de quelqu’un qui l’aurait instantanément pulvérisé « façon puzzle », comme on dit volontiers de nos jours !
EN ATTENDANT NADEAUTout commence par le don d’une canne que son ami René Thomas vient de lui faire ; Artaud, féru de sciences occultes, en quête des secrets de la philosophie druidique, craignant toujours les envoûtements, et persuadé que cette canne était à l’origine celle de saint Patrick, patron des Irlandais, écrit, dans Les nouvelles révélations de l’être (Denoël, juin 1937) : « Cela veut dire que Moi qui parle j’ai une Épée et une Canne. Une canne avec 13 nœuds et que cette canne porte au 9e nœud le signe magique de la foudre ; que 9 est le chiffre de la destruction par le feu et QUE JE PRÉVOIS UNE DESTRUCTION PAR LE FEU ». En août 1937, Artaud embarque pour l’Irlande, d’abord à Galway, puis dans les îles d’Aran, avant de séjourner à Dublin où, dans un état de complète indigence, il demande asile à un couvent français. Que se passe-t-il alors ? Plus tard, Artaud racontera : « J’ai été déporté d’Irlande à la suite d’émeutes de rues qui eurent lieu autour et à propos de la canne que je portais à ce moment-là avec moi ».
Bon. Toujours est-il qu’Artaud est retenu à l’hospice Saint-de-Dieu, à Dublin, puis rapatrié en France sur le Washington, contre son gré, bien entendu. Au cours de ce voyage, des incidents se produisent, considérés comme dangereux par l’équipage, sans que nous en ayons le détail. On lui passe la camisole jusqu’au Havre, puis, après débarquement, il est interné d’office. C’est d’abord l’asile de Quatremare, puis Sotteville-lès-Rouen, Sainte-Anne, Ville-Évrard, tout cela pendant six ans, enfin Rodez pour les trois dernières années.
Pourquoi Isou s’en prend-il à Breton ou à Desnos ? En premier lieu, pour se valoriser : si les circonstances l’ont fait interner quelque temps en 1968-1969, il devient essentiel à ses yeux de se comparer à Artaud, comme de mettre en cause ceux de ses amis qui se sont préoccupés de lui et de son sort, Desnos et Breton, par exemple ! Ferdière déclarera un jour que, en 1943 « dans les asiles les psychopathes sont à proprement parler condamnés à mort par le nazisme ; ils connaissent d’effroyables carences et meurent de faim par milliers », ce qui autorise notre pseudo-génie à écrire : « Mais quels sont les textes de protestation publique, imprimés à cette période, par notre “savant” écrivain, pour dévoiler cet ignoble état de fait ? » En 1943, sous l’occupation nazie et le régime de Pétain… autant se suicider tout de suite ! Aussi, quand Desnos fait en sorte d’arracher Artaud à l’asile de Ville-Évrard, pensant qu’il sera mieux nourri à Rodez, Isou ironise sur cette préoccupation terre à terre, du haut de son savoir absolu en matière de problèmes psychiques. On appréciera… D’ailleurs, dans une lettre de février 1944 envoyée au docteur Ferdière, Artaud déclare : « C’est l’internement et les mauvais traitements que j’ai subis au début qui m’avaient mis dans cet état de bête traquée dans lequel me trouvais quand je suis arrivé ici ». Les six années avant Rodez, donc !
Quant à son attaque contre Breton, elle vaut le détour. Voici ce qu’écrit Breton dans la revue La Tour de Feu, en 1959 : « Artaud était persuadé qu’à son débarquement au Havre, retour d’Irlande, une véritable émeute avait éclaté (pour empêcher certaines déclarations qu’il devait faire) et que j’avais été tué en me portant à son secours. Qu’il pût fréquemment y faire allusion dans ses lettres ou ses conversations avec moi montre assez que le monde n’admettait plus pour lui les coordonnées habituelles ». On voit que Breton prend toutes les précautions pour ne pas évoquer la folie que certains n’hésitent pas à brandir. Mais : « Le jour vint pourtant – c’était un matin, en tête-à-tête, à la terrasse des Deux-Magots – où il me somma, au nom de tout ce qui pouvait nous unir, de confondre ceux qui contestaient l’authenticité d’un tel fait. Force me fut de lui répondre, en propres termes (de manière à le heurter le moins possible) que, sur ce point, mes souvenirs ne corroboraient pas les siens. Il me regarda avec désespoir et les larmes lui vinrent aux yeux. Sa déduction fut que les puissances occultes dont il s’était attiré la hargne avaient réussi à tromper ma mémoire ». Commentaire d’Isidore : « Breton parle à Artaud comme à un “fou” et non comme à un homme qui a pu faire, comme tous les hommes, une erreur optique normale ». Ainsi Breton aurait-il dû considérer, de vive voix, le fait qu’il avait bien été tué sous les yeux d’Artaud, afin d’effacer une « erreur optique normale » ! On s’interroge sur les erreurs optiques normales qui devaient ponctuer la vie d’Isou lorsqu’il rédigeait son pamphlet anti-Ferdière ! La clé de cet infernal charabia serait-elle là ?
Demeure la question des électrochocs subis par Artaud durant son séjour à Rodez. L’ancien interne du docteur Ferdière, Jacques Latrémolière, dans sa thèse de 1944, devait déclarer : « Le danger dans l’électro-choc est aussi grand que dans toutes les autres méthodes, mais pas plus grand ». On voudra bien se reporter à la doxa des années 1940 concernant l’usage habituel de ces chocs électriques, et ne pas lire le passé à la lumière d’aujourd’hui ; ce qui était déjà vrai en 1970, Isidore, même si on peut le regretter après le surgissement de l’antipsychiatrie dans les années qui suivent 1968. À ce sujet, il est bon de rappeler au lecteur contemporain que, dans le numéro 3 de la revue La Révolution surréaliste, en avril 1925, André Breton avait fait publier une « Lettre aux Médecins-Chefs des Asiles de Fous », qui se terminait par ces mots : « Sans insister sur le caractère parfaitement génial des manifestations de certains fous, dans la mesure où nous sommes aptes à l’apprécier, nous affirmons la légitimité absolue de leur conception de la réalité, et de tous les actes qui en découlent. Puissiez-vous vous en souvenir demain matin à l’heure de la visite, quand vous tenterez sans lexique de converser avec ces hommes sur lesquels, reconnaissez-le, vous n’avez d’avantage que celui de la force ».
On a longtemps attribué à Artaud la paternité de cette déclaration collective, en raison de son caractère, et du fait qu’il avait alors rédigé plusieurs autres lettres, notamment au pape, au dalaï-lama ou aux écoles de Bouddha, toutes publiées dans ce même numéro 3 de la revue surréaliste. Eh bien non ! Dans le tome 1 de son livre Tracts surréalistes et déclarations collectives (Éric Losfeld, 1980), José Pierre reproduit le premier jet de cette lettre, de la main de… Robert Desnos. Comme on se retrouve !
Enfin, si Artaud eut à souffrir des électrochocs, il n’en garda pas moins toutes ses capacités et publia successivement : Artaud le Momo (1947), Van Gogh, le suicidé de la société (1947) et Pour en finir avec le jugement de Dieu, texte de l’émission réalisée par lui pour la radio, programmée pour le 4 février 1948, mais immédiatement interdite le 1er, en dépit de nombreuses protestations.
Afin d’en terminer, quand même, je conseille vivement à nos lecteurs d’économiser les 13 euros qui leur permettraient d’acquérir le « machin » d’Isidore Isou, euros qui leur permettront, en lieu et place, de se régaler d’une bonne poignée de cerises, c’est la fin de la saison !