mardi 25 mars 2025

Roberto Saviano / Giovanni Falcone / Seul le courage…

 



Roberto Saviano,  Giovanni Falcone,
Roberto Saviano © Jean-Luc Bertini

Seul le courage…

par Claude Grimal
25 mars 2025
Numéro 217

Le 23 mai 1992, le juge Giovanni Falcone, son épouse et trois de leurs gardes du corps périrent sur l’A29 près de Palerme dans l’explosion de leurs voitures : 500 kg de TNT avaient été placés dans un tunnel d’évacuation des eaux situé sous l’autoroute. L’attentat, signé Cosa nostra, fut un tournant dans les guerres que menait alors la mafia contre quiconque s’avisait de se mêler de ses affaires. C’est cette histoire et celle de ses différents protagonistes que raconte Roberto Saviano dans Giovanni Falcone, livre qui est à la fois un document et un roman. 



 

Roberto Saviano | Giovanni Falcone. Trad. de l’italien par Laura Brignon. Gallimard, coll. « Du monde entier », 608 p., 25 € 

 

Saviano sait de quoi il parle. Il est l’un des grands spécialistes du crime organisé italien (il y a consacré de nombreuses études, dont le célèbre Gomorra, Gallimard, 2007). Il est aussi l’une de ses cibles et vit sous protection policière depuis 2006 ; il ne peut donc qu’être fasciné par le juge Giovanni Falcone, suivant un schéma d’identification qui, hélas, n’est pas que le fruit de son imagination.   
Saviano raconte ainsi la lutte contre la mafia et la guerre des clans entre eux, telles qu’elles se déroulèrent pendant les décennies 1970, 1980 et 1990 en Sicile, et s’interroge en même temps sur la personnalité de ce magistrat sicilien qui mena le combat antimafia malgré la solitude, la peur, les menaces, les attaques de la presse, l’absence presque totale de soutien de sa hiérarchie, de ses collègues et des politiques. L’accès imaginaire à son « espace intime » et à sa vie de tous les jours, principale stratégie romanesque du livre effectuée à partir de documents, conduit à un portrait intrigant de cet homme ordinaire et extraordinaire.  
Le juge Falcone n’est cependant pas le seul à être mis en scène : des magistrats, policiers, politiques également engagés dans ce combat où ils perdirent la vie apparaissent aussi : Cesare Terranova, Rocco Chinnici, Gaetano Costa (« un homme dont on ne pouvait rien acheter sauf la mort »), Boris Giuliano, le général Carlo Alberto dalla Chiesa, Ninni Cassarà, Paolo Borsellino ami de Falcone… Des êtres d’une grande bravoure, à la place sociale élevée ou modeste qu’ils occupaient… tandis que, tant aux échelons supérieurs qu’inférieurs, ils furent nombreux à se défiler quand le devoir de leur fonction les appelait. 
Mais le livre ne veut pas seulement rendre hommage à des hommes courageux, il veut montrer que cette lutte contre le crime organisé fut une affaire collective qui s’inventa au fil des années. Chacun dans les rangs des anti-mafieux avait accepté le fait qu’il « devait faire un petit bout de chemin, puis passer ses informations à un autre avant d’aller retrouver son Créateur ». C’est dans cette perspective d’ailleurs que Rocco Chinnicci, chef du Bureau d’instruction de Palerme, mort ensuite dans un attentat à la voiture piégée, organisa le premier « pool » antimafia dont Falcone et Borsellino faisaient partie. Un « pool » de braves parmi les braves car, comme le remarque laconiquement Saviano : « Au moment d’accepter un travail, certains calculent le nombre de kilomètres entre le bureau et la maison, et d’autres calculent le nombre de morts qui les ont précédés. Et dans chaque fauteuil ne s’assied qu’un homme suffisamment patient et scrupuleux pour balayer les cadavres qui s’y sont assis avant lui. » Et Falcone possédait bien toutes les qualités que ce travail demandait.  
Saviano, pour le présenter en humain faillible et déterminé aux prises avec son temps, a choisi d’écrire un livre hybride qui associe fidélité à la réalité des faits et complexité de l’émotion. Si l’histoire est bien sûr « vraie » (une annexe présente les références des abondantes sources qu’il a consultées), c’est la fiction qui restitue le mieux l’atmosphère de cette époque plongée dans l’effroi. 
En amateur des mouvements de l’âme, le lecteur suit les tourments et les joies des personnages ; en amateur d’investigation historique, il suit le dévoilement de la mécanique du système criminel organisé. Il découvre, avec les enquêteurs et les juges, les liens des familles mafieuses entre elles, leur pénétration dans les différentes strates de l’État et de la société, les pistes financières, les ramifications à l’étranger, les rites et les codes, les prête-noms…  Il assiste à la difficile élaboration d’une législation ad hoc : délit « d’association mafieuse » (seul existait celui « d’association de malfaiteurs »), statut de collaborateur de justice (« repenti », dans le langage courant), mise à l’isolement carcéral des chefs de clans, confiscation des biens mafieux… lesquels permettront d’instruire des dossiers et d’obtenir de formidables victoires pénales. Des victoires provisoires, toutefois, comme le maxi-procès de Palerme de 1986-1987 avec ses 475 accusés, ses 19 condamnations à perpétuité et ses milliers d’années de réclusion, un procès dont Falcone, avec Borsellino, fut l’instigateur.  
Mais Cosa nostra, la Camorra, la ‘Ndrangheta, la Sacra Corana… semblent avoir encore de beaux jours devant elles. Pourtant, avec un détachement surhumain, Falcone aimait à répéter : « La mafia est un phénomène humain et, en tant que tel, elle a eu un début, elle a une évolution et elle aura donc aussi une fin ». Certes, mais, comme le dit le titre italien du livre, « Solo è il coraggio » (« Seul est le courage ») ; une phrase qui peut se réécrire de manière plus énigmatique, ouverte et combative par « Solo il coraggio… » (« Seul le courage… »). Giovanni Falcone aurait été d’accord.


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mardi 18 mars 2025

Dror Mishani / Au ras du sol. Journal d’un écrivain en temps de guerre


Dror Mishani, Au ras du sol : journal d’un écrivain en temps de guerre
Déblayage de la tour Aklouk détruite par un missile israélien (Gaza City, 8 octobre 2023) © CC-BY-SA-4.0/Palestinian News & Information Agency/WikiCommons

Désarroi de guerre 

par Claude Grimal
18 mars 2025
Numéro 217

Dror Mishani, professeur de littérature à l’université de Tel Aviv et auteur d’excellents romans policiers, livre aujourd’hui le journal de guerre qu’il a tenu d’octobre 2023 à mars 2024. Comment écrire, lire, vivre en temps de catastrophe ? Comme paralysé par un réel effroyable, le romancier essaie de répondre.
Dror Mishani | Au ras du sol. Journal d’un écrivain en temps de guerre. Trad. de l’hébreu par Laurence Sendrowicz. Gallimard, 164 p., 20,50 €

Le 7 octobre, à Toulouse, alors qu’il se trouve à un festival de littérature policière, Dror Mishani reçoit un message de sa femme lui signalant qu’en Israël « c’est un sacré bordel ». Dans l’avion du retour, maintenant informé de la gravité des événements, il rédige un article pour Haaretz dans lequel il exprime le vœu que son pays fasse preuve de modération pour éviter « un engrenage de souffrances ». Vain espoir, bien sûr.

Après ce début, Au ras du sol se poursuit, moins en « journal » comme son titre l’indique, qu’en chronique thématique d’une guerre vécue à l’arrière : séances sur zoom avec les étudiants, aide apportée aux agriculteurs, discussions familiales, réflexions littéraires… tout cela au milieu d’une propagande incessante et d’une haine terrible. Mishani, incapable de reprendre le roman qu’il a commencé, ne peut que se poser la vieille question de l’utilité de la littérature en temps de catastrophe. Pourquoi écrire ? Il ne se demande pas, en revanche, pourquoi lire, tant la lecture, en particulier celle du livre d’Ézéchiel, de l’Iliade, d’ouvrages sur Fanon, dont il s’est saisi avec ce « sixième sens, […] qui […] guide vers les bons textes, au bon moment », offre un canal à ses émotions et des modèles de compréhension pour ce qui se déroule. « J’ai, dit Mishani, besoin de mots pour adoucir les phrases empoisonnées que j’entends et lis à longueur de journée » ; et derrière les « mots », il sous-entend les images, les histoires et les idées qui donnent intelligence et beauté à la vie. Les passages qui sont ainsi, au fil des pages, choisis et commentés de l’épopée homérique, de l’histoire de Samson, des malédictions d’Ézéchiel… apportent une vision de la violence et de la destruction bien différente de celle que les médias dispensent ad nauseam.  

Autour de lui, hormis peut-être un fils adolescent plus ou moins mutique, sa famille paraît, à l’image de l’ensemble de la société israélienne, sûre de ce qu’il convient de sentir et penser : son frère attend presque serein une « guerre générale », sa mère répète que « le Hamas est pire que les nazis », sa fille, addict aux images vidéo du massacre du Hamas, s’aligne sur l’opinion générale qu’« Israël n’a fait que se défendre », etc. Quelle place y a-t-il pour les incertitudes de Mishani, sa commisération envers tous ? Presque aucune ; il n’essaie d’ailleurs de les partager ni avec sa famille, ni avec son analyste avec laquelle il a interrompu ses séances, ni, nous apprend-il, avec ses concitoyens, puisqu’il n’a pas souhaité qu’Au ras du sol soit publié en Israël.

Dans la dernière page du livre, Mishani songe à se remettre à l’écriture romanesque, à reprendre ses sessions d’analyse, soulagé que « les représailles [d’Israël] [aient été] mesurées et l’apocalypse repoussée ». Mais c’était en mars 2024 ; aujourd’hui, un an plus tard, Gaza est totalement détruite, 50 000 Palestiniens sont morts (les autres ayant le choix de rester et mourir de faim ou de partir) tandis que la Cisjordanie se trouve, selon les termes d’Oxfam, en voie de « gazafication ». Quel livre l’auteur écrirait-il donc maintenant, alors que « l’apocalypse », loin d’avoir été « repoussée », est en cours ?  On se le demande. 

Ce d’autant plus que Mishani, à la fin d’Au ras du sol, donne parfois à sa réflexion un tour assez radical. Il évoque en effet, non plus « une violence partagée », une cruauté généralisée, dans lesquelles les dieux de l’Olympe ou celui de la Bible auraient leur part, mais, inspiré par Frantz Fanon, une situation coloniale génératrice d’une « guerre qui ne s’arrêtera pas avant que le colonisé ne se libère de l’assujettissement dans lequel il vit [par] une lutte sanglante, cruelle et destructrice pour les deux parties ». 

Il évoque également, après avoir vu La Zone d’intérêt au cinéma, la « capacité » qu’ont les Israéliens de vivre « normalement… le long d’une clôture ou d’un mur » (mais bien sûr, ajoute-t-il, « ne compare pas ! »). La volonté de ne rien savoir des contreparties et des conséquences qu’implique sa propre existence pour une partie exploitée, ostracisée, violentée de la population n’est pas une prérogative israélienne, mais, en temps de nettoyage ethnique (Mishani n’emploie pas le mot et ne le reprendrait probablement pas), elle paraît encore plus terrifiante. Dror Mishani nous le rappelle. 

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mardi 11 mars 2025

Valerio Varesi / Lilja Sigurdardottir / Aventures avec ou sans alcool

 

Leye Adenle, Tout va bien se passer
Lilja Sigurdardóttir, Noir comme la neige
Valerio Varesi, L’autre loi,

Nuit à Lagos (Nigeria) © CC-BY-4.0/crashdburnd/Flickr


Aventures avec ou sans alcool

par Claude Grimal
11 mars 2025
Numéro 216

Faisons une virée pleine d’aventures, avec ou sans alcool, à Parme, Lagos ou Reykjavík, grâce à Valerio Varesi, Leye Adenle et Lilja Sigurdardottir.

Valerio Varesi | L’autre loi. Trad. de l’italien par Gérard Lecas. Agullo, 438 p., 22,90 €

Le commissaire Franco Soneri opère depuis vingt-sept ans (littérairement parlant) à Parme et ses environs. Dès sa première apparition, il a séduit ses lecteurs par sa personnalité mélancolique et ironique, son pessimisme politique (il est fils de partisan), et son amour pour la gastronomie locale. 

Dans L’autre loi, un homicide banal le trouble : celui de Hamed un jeune Tunisien qu’on retrouve mort dans l’appartement du vieil aveugle chez qui il habitait. L’extrême droite armée, qui sillonne la ville le soir en 4×4 pour intimider les immigrés, est-elle responsable du meurtre ? Ou s’agit-il d’un règlement de comptes entre trafiquants de drogues, hypothèse probable au vu des nouvelles attaques qui suivent le décès de Hamed ? Pourtant, d’autres pistes, comme celle du radicalisme islamique, apparaissent aussi. En tout cas, tous ceux qu’interroge Soneri mentent : le logeur de Hamed, le déplaisant imam de la mosquée, le timide docteur Ouita, le professeur Pellacini, fasciste enthousiaste… Une seule chose est sûre : la haine grandit entre « communautés » italienne et étrangères comme à l’intérieur de celles-ci.  

L’autre loi est un excellent Soneri où chaque situation est l’occasion de brouiller allègrement l’action, d’évoquer les différentes facettes des tensions politico-sociales, de souligner la puissance des illusions, et de faire alterner le gris et le noir de l’humeur du commissaire. Pas celle du lecteur, réjoui par l’intrigue, pris par l’évocation hivernale de Parme et des contreforts des Apennins, et mis en appétit par les nourritures dont Soneri, même au fond du désespoir, et souvent en compagnie de son amie Angela, fait ses délices. Le tout est arrosé de rouges du pays : Barbera, Bonarda, Gutturnio…


Lilja Sigurdardóttir | Noir comme la neige. Les enquêtes d’Aurora – 3. Trad. de l’islandais par Jean-Christophe Salaün. Métailié, 304 p., 22 € 

Après Froid comme l’enferRouge comme la mer, voici Noir comme la neige, dans lequel enquêtent une nouvelle fois Aurora et le commissaire Daniél Hannson de la brigade criminelle de Reykjavík. Un container renfermant les corps gelés de cinq jeunes femmes est retrouvé au nord du pays dans un champ de neige du Raudhólar.

Des questions professionnelles se posent au commissaire. Qui a organisé ce trafic d’êtres humains ? Comment protéger la jeune Nigériane qui a survécu à ce voyage forcé mais n’est pas en état de parler ? Quels rôles réels jouent les Russes et l’agent infiltrée française qui semblent impliqués dans l’affaire ? À côté de ces questions, s’en posent d’autres, d’ordre familial et amoureux, qui vont évidemment rejoindre les premières. 

Noir comme la neige offre donc tous les plaisirs d’un polar bien ficelé aux personnages sympathiques. Le lecteur sentimental aura de plus la satisfaction d’apprendre qu’Aurora et Daniél amorcent, fatigue d’une enquête bien menée aidant, le rapprochement sentimental attendu, autour d’une bouteille de vin blanc d’une appellation non précisée – on est en Islande, et là-bas, semble-t-il, qu’importe le contenu pourvu que, etc.

EN ATTENDANT NADEAU