vendredi 31 mai 2024

Les Beatles, cinquante ans après

 

The Beatles. Get Back : les Beatles, cinquante ans après

« The Beatles : Get Back » © Callaway Arts & Entertainment in Association with Apple Corps Ltd.



Les Beatles, cinquante ans après
par Steven Sampson
7 mai 2022

The Beatles : Get Back, film de Peter Jackson, ainsi que le livre qui l’accompagne, amplifient le documentaire Let It Be (1970), aujourd’hui indisponible. Bien plus qu’un simple « making-of » de celui-ci, ce film permet d’entrer dans l’intimité des Beatles, de regarder tel un voyeur leur fonctionnement dans le studio peu avant leur séparation. Paroles et souvenirs de 1956 à aujourd’hui, livre grand format de Paul McCartney également sorti cet automne, complète le travail de Jackson, en fournissant des informations précieuses sur la composition des chansons.


The Beatles. Get Back. Photographies d’Ethan A. Russell et de Linda McCartney. Prologue de Peter Jackson. Introduction de Hanif Kureishi. Assemblé par John Harris d’après la transcription des enregistrements d’origine. Trad. de l’anglais par Michka Assayas. Apple/Seghers, 248 p., 39,90 €

Peter Jackson, The Beatles : Get Back. Film documentaire de 7 h 45 mn environ, disponible sur la plateforme Disney+

Paul McCartney, Paroles et souvenirs de 1956 à aujourd’hui. Trad. de l’anglais par Paul Muldoon, Hélène Borraz, Raphaël Meltz et Louise Moaty. Buchet-Chastel, 912 p., 79 €


Votre chroniqueur les a vus en live ; « vus », c’est beaucoup dire : à sept ans – en septembre 1964, à Milwaukee –, je ne voyais que le dos des fans debout dans la rangée de devant. Les ai-je entendus ? Non plus : les cris et les hurlements étouffaient la musique. L’obscurité de la salle était ponctuée de lumières le long des couloirs, empruntés sans cesse par des secouristes portant des brancards sur lesquels se vautraient des adolescentes évanouies. Les Beatles admettraient plus tard qu’à l’époque, faute de pouvoir s’entendre, ils jouaient mal.

Toute cette hystérie, à quoi rime-t-elle ? En 1841, Heinrich Heine a inventé le mot « lisztomania » pour décrire la frénésie autour de Franz Liszt ; depuis, rien n’a changé. Le mythe du processus créateur, central dans le mouvement romantique du XIXe siècle, entoure les Beatles. The Fab Four : n’y avait-il pas chez eux quelque chose de fabuleux, voire de surnaturel ? John Lennon avait-il tort de les comparer au Christ ?

En les regardant, on est happé par leur charisme : John, Paul, George ou Ringo, ils sont fascinants. Mick Jagger les a baptisés « le monstre à quatre têtes », et, même si l’on est de son côté dans la rivalité Beatles-Stones – concept plus hexagonal qu’anglo-américain –, il faut concéder que le charme est mieux également réparti chez les musiciens de Liverpool : d’un côté, ils sont deux à crever l’écran (Jagger et Richards) ; de l’autre, un quatuor.

Lorsqu’on les fixe, que voit-on ? Des jeunes gens stylés ? À l’opposé du stéréotype de l’artiste romantique, ignoré et souffrant de la tuberculose dans un taudis, ils sont richissimes, acclamés pour leur poésie, leurs vers sont sur toutes les lèvres. Aussi sensibles que Keats ou Kafka, ils ne sont pas isolés : les Beatles, c’est une histoire de complicité. On la voit à l’affiche dans A Hard Day’s Night (Quatre garçons dans le vent) : pourchassés par des fans dans une gare, agressés par un homme d’affaires dans un compartiment, grondés tels des écoliers par leur manager, incarcérés dans la soute du train, harcelés par des journalistes, placés en garde à vue au commissariat, ils demeurent soudés, unis dans l’impertinence.

De l’intérieur d’une bulle endogame, ils étudient malicieusement les intrus : ce schéma anticipe de trente ans la série Friends.  Leur cercle est strictement délimité : aucune possibilité de l’intégrer formellement, les supposés « cinquième » ou « sixième » membres resteront à jamais dans les limbes – les Pete Best, Stuart Sutcliffe, Brian Epstein, George Martin –, faute d’avoir l’ADN magique. Parce que rien ne doit perturber leur pureté pastorale : « Nothing’s going to change my world. » Au cœur du paradis, ils érigent la future pomme de leur discorde, Apple Records, label créé en 1968 dans un élan utopique – ils voulaient aider d’autres artistes – mêlé de considérations fiscales : réduire leur facture d’impôt.

C’est sur le toit du siège d’Apple, situé 3, Savile Row, à Londres, qu’ils ont donné leur dernier concert, le 30 janvier 1969, interrompu par la police après quarante-deux minutes. Comme à Milwaukee, de nombreuses personnes près de la scène n’ont rien vu : les passants dans la rue en bas ne pouvaient voir les musiciens responsables du vacarme émanant du sommet de l’immeuble de cinq étages. Seuls une vingtaine d’observateurs ont assisté au spectacle : l’équipe du tournage du documentaire, des amis et des associés du groupe, et des badauds montés sur le toit d’un immeuble voisin.

The Beatles. Get Back : les Beatles, cinquante ans après

« The Beatles : Get Back » © Callaway Arts & Entertainment in Association with Apple Corps Ltd.

Let It Be (1970), de Michael Lindsay-Hogg, essayait de combler cette lacune. Lindsay-Hogg, réputé être le fils biologique d’Orson Welles (les deux cinéastes se ressemblent), a réalisé un documentaire dans lequel la musique prédomine, partagée entre répétitions et concert. À sa sortie, il a été vilipendé par la critique (tout en recevant des prix pour la bande-son), déçue de découvrir un groupe en voie de décomposition. Votre serviteur l’a visionné sans enthousiasme.

Arrivons en 2017. Peter Jackson, réalisateur néo-zélandais né en 1961 et fan du groupe depuis son enfance, a pu voir les épreuves de tournage jusque-là mises sous clé – il y avait soixante heures d’images et cent cinquante heures d’enregistrements audio – qui l’ont inspiré, il a travaillé dessus pendant quatre ans. Le premier montage de son film durait dix-huit heures, il a été réduit finalement à 7h45. Et quel travail ! Avec le dernier Tarantino (sorti à l’été 2019 ; sa novélisation a été traduite en 2021), c’est la meilleure expérience cinématographique de la décennie en cours. Pourquoi ? Parce que rien ne se passe sur le plateau, si ce n’est que quatre musiciens improvisent. L’immobilité du cadre n’est pas sans rappeler Beckett ou le film expérimental d’Andy Warhol, Empire (1965), un plan fixe pendant huit heures sur l’Empire State Building. Sauf que le Fab Four est plus beau que le magnifique gratte-ciel Art déco né dix ans avant eux. En plus, ils bougent, ils chantent !

Let It Be proposait une image hiératique du groupe : on y entend la musique des répétitions dans le studio de Twickenham, les musiciens mis en relief devant des écrans arc-en-ciel servant de toile de fond, et on voit la moitié du concert sur le toit. À part quelques échanges acerbes – notamment entre Paul et George –, on n’apprend pas grand-chose sur le quatuor. Le film de Peter Jackson, lui, permet de suivre l’évolution des chansons – des inédits aussi bien que des chansons sorties sur les albums Let It Be et Abbey Road. On assiste en live au dévoilement des hits, ramenés au studio sur une feuille de papier ou sur une bande démo par l’auteur, puis joués en version primitive devant ses potes.

Le plus frappant, c’est la méthode de travail : le mélange du jeu et du sérieux ; l’alternance de bribes d’albums précédents, de parodies d’airs connus – détournés au moyen de paroles absurdes –, la reprise des tubes des pairs ou des aïeux, tels The Drifters, Canned Heat, The Everly Brothers, Big Joe Turner, Little Richard, Carl Perkins, etc. ; et enfin, le douloureux perfectionnement des arrangements. Parmi les moments ludiques, on retient celui où John imite la musique de cithare d’Anton Karas pour Le Troisième Homme, très ironique du fait de la présence de Michael Lindsay-Hogg.

Enfermé dans leur bulle créative, stressés par le projet – finalement abandonné – de monter un spectacle télévisé en deux semaines et demie, pour lequel il aurait fallu écrire une dizaine de chansons nouvelles, ils sont distraits par le flux des invités, notamment par la présence permanente de Yoko ainsi que par celle, intermittente, des compagnes des autres, dont Linda McCartney, tenant l’appareil photo à l’origine de belles images publiées dans le livre

 Get Back.

The Beatles. Get Back : les Beatles, cinquante ans après

« The Beatles : Get Back » © Callaway Arts & Entertainment in Association with Apple Corps Ltd.

Comme dans Friends, l’interaction entre les « habitants » du plateau – occupés par le même projet auquel ils s’attèlent avec ambivalence – et les personnes extérieures crée une tension piquante. Le claviériste Billy Preston – vieux copain depuis Hambourg en 1962 –, se trouvant dans la salle de réception d’Apple le 22 janvier, sera invité par George Harrison à participer aux séances d’enregistrement. Le 30 janvier, il participera au concert sur le toit, et sera le seul artiste hors du groupe à être crédité sur une chanson des Beatles (Get Back).

Paroles et souvenirs de 1956 à aujourd’hui, livre grand format mélangeant textes, photos et dessins – oui, sir Paul McCartney dessine ! –, prolonge l’expérience : on se réjouit de voir l’envers du décor, de croquer la pomme paradisiaque. Les Beatles étaient-ils des poètes ? Dans le film Get Back, les jeux de mots récurrents – surtout ceux de Lennon – renvoient à Lewis Carroll. Moins porté sur l’absurde que son camarade, Paul aussi était un parolier important : l’anthologie de poésie qu’on utilisait dans mon collège à Milwaukee comprenait le texte de « She’s Leaving Home ». Le relire aujourd’hui fait comprendre à quel point on était embobinés par l’aura du Fab Four :

« Wednesday morning at five o’clock as the day

Begins

Silently closing her bedroom door

Leaving the note that she hoped would say more

She goes downstairs to the kitchen clutching her

Handkerchief

Quietly turning the backdoor key

Stepping outside she is free »

Est-ce de la poésie ? Le texte est poignant, mais à condition de le fredonner. Tandis que les vers d’Homère, pour lesquels on a oublié le chant d’origine, gardent leur magie après trois millénaires.

C’est pour ça que j’en veux au

 Fab Four : leurs mélodies accrocheuses ont altéré notre rapport à la stance. Combien de personnes connaissent par cœur « La Chanson d’amour » de J. Alfred Prufrock ? T. S. Eliot n’a pas écrit un accompagnement musical pour son poème chantant, relativement ignoré comparé à un autre hymne à l’amour, « Lucy in the Sky with Diamonds ». À qui la faute ? Hélas, comme l’a affirmé Mick, « It’s Only Rock ‘N’ Roll (But I Like It) ».


EN ATTENDANT NADEAU

mardi 28 mai 2024

Auteur de la «Trilogie new-yorkaise», le romancier américain Paul Auster est mort à l'âge de 77 ans

 

Paul Auster


Auteur de la «Trilogie new-yorkaise», le romancier américain Paul Auster est mort à l'âge de 77 ans



Le romancier new-yorkais, qui fut longtemps l'un des écrivains préférés des Français, est décédé des suites d’un cancer. Auteur de «Moon Palace», il laisse une œuvre originale remplie de coïncidences, de mises en abyme, d'intrigues parsemées de pirouettes.


La mort n'a aucune imagination. Elle est beaucoup trop prévisible. Atteint d'un cancer, Paul Auster a dû la guetter comme on attend la chute d'un mauvais roman. Les siens étaient remplis de coïncidences, de mises en abyme, d'intrigues parsemées de pirouettes. Il n'aurait sans doute jamais signé un livre se terminant de façon aussi banale.

Comme Philip Roth, Auster était né à Newark (New Jersey), mais en 1947. Ses parents étaient des Juifs originaires d'Europe centrale. Est-ce parce qu'il avait habité à Paris dans les années soixante-dix ? Les Français en avaient fait un best-seller bien avant les Américains. Il avait commencé par la poésie, avait traduit Mallarmé. Il tâtonna avant de trouver son territoire, cette sorte de post-modernisme où sa joie était de tirer le tapis sous les pieds du lecteur. « La trilogie new-yorkaise » le signala au public. Cité de verre (1985), Revenants(1987), La chambre dérobée (1988) révélèrent son talent singulier, bourré de références, de fictions à tiroirs.

Chez lui, le hasard joue un rôle non négligeable (« Il en conclurait que rien n'était réel sauf le hasard », lit-on au début de Cité de verre). Les personnages sont souvent auteurs, détectives, le cumul n'étant pas interdit. Il leur arrive fréquemment d'avoir perdu une femme, un frère, un enfant. Un héritage de 200 000 dollars leur tombe dessus à l'improviste. Des milliardaires cinglés les retiennent en otages. Il y a des clochards qui se prennent pour la réincarnation de François Villon, des champions de poker au bout du rouleau, des professeurs de littérature, des mères renversées par un autobus. Ils dorment dans Central Park, se passionnent pour un acteur du muet qui n'a jamais existé, portent des noms comme Marco Stanley Fogg, Jack Pozzi, Henry Dark, Rudolf Born, Benjamin Sachs. Des terroristes s'ingénient à faire exploser toutes les statues de la Liberté du pays.

Ardoise magique

Le Peter Aaron de Leviathan (1992) prétend être né à la seconde où la bombe atomique a pulvérisé Hiroshima et une artiste ressemble énormément à Sophie Calle. Le Hector Mann du Livre des illusions aurait été inspiré par le Mastroianni de Divorce à l'italienne. Le cinéma n'est pas absent de ses pages. Ça n'est pas pour rien qu'il a vu La guerre des mondesà six ans et L'homme qui rétrécit à dix ans. Cela devait le conduire à travailler avec Wayne Wang sur Smoke et Brooklyn Boogie(1996) produits par Harvey Weinstein qu'il estima « immonde » par la suite. De Lulu on the Bridge» ( 1998), avec Harvey Keitel et Willem Dafoe, il fut responsable à 100%. L'expérience ne fut pas renouvelée, les dons d'Auster derrière la caméra n'ayant guère frappé les esprits. 
Car il avait inventé quelque chose. Il n'était pas rare que ces histoires alambiquées se soient déroulées seulement dans la tête des protagonistes. Ou du roman considéré comme une ardoise magique, un art tâchant de rivaliser avec les couvercles de la Vache qui Rit.

Auster s'amuse avec les formes, construit des Lego en caractères d'imprimerie. Dans Moon Palace (1989), l'enseigne lumineuse d'un restaurant chinois constitue un symbole aussi important que les lunettes du Dr Eckleburg dans « Gatsby le magnifique ». La mémoire est une bibliothèque, un jeu de miroirs. Cela a son charme, et ses limites. Certains lui reprochèrent bientôt de se caricaturer lui-même. Ses labyrinthes surprenaient moins. Dans Tombouctou (1999), on rencontre un chien qui parle et ressent « une pure terreur ontologique ». Celui du Livre des Illusions(2002) n'a que trois pattes.

Adieu fragile

Auster -oui- est habile, virtuose, quasi-roublard. Dans son bureau de Brooklyn, il conservait des rubans dont il avait acheté par avance des dizaines afin de pouvoir continuer à taper sur sa vieille machine Olympia. Il fumait des petits cigares et buvait du vin rouge. Il avait épousé la romancière Siri Hustvedt. Peut-être qu'il était resté le petit garçon qui ne s'était jamais remis de n'avoir pas obtenu un autographe du baseballeur Willie Mays parce qu'il n'avait pas de stylo sur lui, l'adolescent de quatorze ans qui avait été marqué par L'attrape-cœurs ou celui qui avait vu un de ses camarades frappé par la foudre pendant des vacances d'été. Il continuait à griffonner des carnets bleus ou rouges.

La biographie qu'il consacra à Stephen Crane (Burning Boy) était un monument. Dans 4321(2017), il tricotait les quatre destins possibles d'un Juif new-yorkais né en 1947. Pays de sang(2021) s'intéressait à la violence par armes à feu qui dévaste les Etats-Unis. Son dernier ouvrage, Baumgartner , mettait en scène un professeur de philosophie septuagénaire dont la femme poétesse et traductrice est morte depuis dix ans, façon sans doute de conjurer le sort. Il ne s'agissait pas de son meilleur livre, mais cela constituait une manière d'adieu fragile, apeuré, récapitulant pas mal de thèmes connus. Dans Paris, des portraits de l'auteur en noir et blanc garnissaient pour l'occasion les mâts publicitaires comme des faire-part géants. So long, mister Paul.

Il est permis de penser qu'il y aura toujours, comme dans Cité de verre, des demoiselles en train de lire un de ses romans dans le hall de Grand Central. Ne pas oublier que le livre commence par un téléphone qui sonne au milieu de la nuit. Une voix demande Paul Auster. Il s'agit d'une erreur. Depuis le 30 avril, le vrai numéro ne répond plus.

LE FIGARO



lundi 13 mai 2024

Michèle Petit / Elle

Photo de Robert McCabe

Photo de Robert McCabe

 

Michèle Petit

ELLE


Elle est là, dans un coin, en terrasse du restaurant, tout en noir. Elle a croisé son foulard sur le menton, comme le faisaient, dans les villages, les femmes de plus de quarante ans. Une image d’un autre siècle. Elle a 96 ans, plus une seule dent, les mains d’une femme qui a beaucoup travaillé, et elle regarde ceux qui vont et viennent, sur la place. 

Lui doit avoir le même âge, plus une dent non plus. Il la voit, grimpe les marches, s’approche et d’une voix étonnée, joyeuse, il lui demande : « Τι κανείς, μωρό μου ; » (Comment vas-tu, mon bébé ?). Elle sourit.

Et je me demande d’où leur vient leur tendresse, s’ils ont joué ensemble quand ils étaient petits, s’ils ont été amoureux lorsqu’ils avaient vingt ans (ou soixante), ou s’ils se réjouissent simplement de cette bonne surprise, d’être l’un et l’autre encore vivants.