lundi 11 novembre 2024

Maïakosvki en Amérique

 



Vladimir Maïakovski, Ma découverte de l’Amérique, Les éditions du sonneur

Vladimir Maïakovski en 1924


Maïakosvki en Amérique


par Odile Hunoult
14 mars 2017

Vladimir Maïakovski, Ma découverte de l’Amérique. Trad. du russe par Laurence Foulon, préface de Colum McCann. Éditions du Sonneur, 152 p., 16,50 €


Vladimir Maïakovski était parti le 28 mai 1925 dans l’intention de faire le tour du monde, Europe, Amérique, Asie. À Paris dans sa chambre, à l’hôtel Istria, on lui subtilise son portefeuille. Il doit faire contre mauvaise fortune bon cœur – et la retape des bonnes volontés. Le voyage est revu à la baisse, il se contentera, si l’on peut dire, de l’Amérique, entre le 21 juin, où il embarque à Saint-Nazaire pour La Havane et le 28 octobre 1925 où il embarque à New York pour le Havre.

Il a déjà plusieurs fois voyagé à Paris et en Allemagne, mais cette fois il a quelques économies auxquelles s’ajoutent des crédits du Commissariat à l’Instruction Publique. Il est en mission officielle. Il ne ramènera pas seulement des poèmes mais aussi, pour les journaux, des reportages qui conforteront les présupposés de la doxa. Il tâtera le pouls révolutionnaire des pays traversés, y supputera les chances de la Révolution, et répandra la bonne parole. C’est dire que le voyageur (et le reportage) partait avec du plomb dans l’aile. Un carcan dont il s’accommode à sa façon, avec bonne volonté et un vrai enthousiasme. Son cœur est tout à la révolution. « Toutes les interventions de Maïakovski à l’étranger se caractérisent par un loyalisme effréné et agressif. Il a tout l’air plus bolchevik que les Bolcheviks », écrit Claude Frioux dans sa préface à l’anthologie Du monde j’ai fait le tour. Si bien qu’il est accompagné par la mauvaise humeur des journaux de l’émigration russe aux États-Unis : « Au lieu d’une soirée littéraire, Maïakovski n’a fait que chanter les louanges du pouvoir soviétique » (30 septembre 1925). « Dans le bon vieux temps on ne savait de Maïakovski qu’une seule chose : qu’il était futuriste. Maintenant nous savons que sous le couvert de soirées littéraires, il fait de la propagande pour le régime soviétique et pour les charmes de la vie soviétique » (2 octobre 1926).

Paradoxal reportage, ballotté entre le cahier des charges soviétique et l’onirisme visionnaire d’un voyageur poète. Sans compter que Maïakovski ne parle pas plus l’anglais que l’espagnol, et qu’il a, précise-t-il, « trop peu vécu pour pouvoir tout décrire parfaitement en détail ». Dans ces conditions, l’étonnant c’est bien l’acuité des observations : nul doute, Maïakovski ne récite pas une leçon, il a un regard frais et propre d’éternel adolescent. Une fraîcheur capable de voir et de comprendre les détails. Le livre a été écrit au retour semble-t-il, notes ou souvenirs émiettés en petits paragraphes. Le ton est celui du journalisme, vivant et drôle, il faut instruire le lecteur sans l’embêter. Saynètes, anecdotes, portraits, points de vue, rapides analyses des mécanismes économiques, jugements avec des « j’aime… » « je n’aime pas… », ou « je déteste ». Vivacité, énergie (Maïakovski a 32 ans), intelligence du détail significatif et des scènes qui parlent sans commentaires, c’est un savoir-faire de cinéaste.

En 140 pages, on traverse l’Atlantique sur le paquebot Espagne, puis au pas de charge La Havane infestée par le trafic de la prohibition, puis c’est l’arrivée au Mexique. Maïakovski est accueilli par Diego Rivera qui travaillait depuis déjà deux ans aux 235 panneaux muraux commandés pour les splendides bâtiments du Secrétariat à l’Éducation Publique de Mexico. Le Mexique est sous mainmise américaine. « Une goutte de politique. Une goutte seulement, parce que ce n’est pas ma spécialité, parce que je ne suis pas resté longtemps au Mexique et qu’il y aurait beaucoup à dire sur le sujet… » C’est assez drôle car le texte est tout de même essentiellement politique, en ce sens qu’il examine des modes de vie, des conditions sociales et politiques, avec simplicité, pertinence, et sans caricature. C’est quand il s’applique à honorer plus précisément la commande officielle (voir les rencontres avec des militant) qu’il est nettement plus faible.

Enfin les États-Unis. Il est accueilli à New York par son ami le futuriste Bourliouk qui s’y est établi en 1922. Au pittoresque sud-américain succède la fascination. Paradoxale fascination. Maïakovski est dépaysé, inconfortable, inadapté, étranger pour tout dire, prévenu aussi – qui ne l’est pas, a fortiori quel soviétique ne le serait pas. Il raille, comme pour minimiser ou cacher son propre enthousiasme, et parfois ne résiste pas à la plaisanterie réductrice, gavroche comme il l’est toujours. Quand il fait rire il se croit aimé. Bien sûr, il remplit une commande politique, mais on l’y sent comme à l’étroit, et dans l’étroit Maïakovski étouffe. Bien sûr il critique, mais se refuse aux clichés. « Il est aisé de proférer à propos des Américains, des lieux communs qui n’engagent à rien, du genre : le pays des dollars, les chacals de l’impérialisme, etc. ». Pas de caricature donc. Au contraire, et c’est le paradoxe, rien n’est daté. Quand il écrit « Aucun pays ne profère autant d’âneries moralisatrices, arrogantes, idéalistes et hypocrites que les États-Unis » (même si cela aussi est une proposition qu’on pouvait retourner à l’URSS), c’est toujours d’actualité. Et d’hypocrisie il n’y a pas une ombre chez Maïakovski. Schématique, oui, il l’est et le sait bien, dans un récit aussi court : « Tout ce que je viens de raconter sur le mode de vie new-yorkais ne dresse pas un portrait exhaustif de la ville, mais définit quelques uns de ses traits : ses cils, une tache de rousseur, l’une de ses narines ». Mais quatre-vingts ans après on n’est pas dépaysé. Qu’est-ce qui a changé depuis, à part la fin de la prohibition ? Tout est encore là. La vertigineuse montée des gratte-ciel en construction. La mécanisation du travail dont la description préfigure avec dix ans d’avance Les Temps modernes de Chaplin (1936) – mais le tempo des films de Chaplin était largement connu du public soviétique. L’éprouvante mécanique des abattoirs de Chicago et ses océans de sang et d’excréments. Jusqu’à la façon de se nourrir des États-Uniens selon leur classe sociale, Maïakovski décrit un mode de vie d’une étonnante actualité. Loin d’être dépassé il n’a fait que gagner vers l’Occident. Dans un tout autre genre, la même impression d’actualité ressort des Employés (1930) où Siegfried Kracauer étudie des mécanismes sociaux toujours à l’œuvre.

Alors, d’où vient cette fascination qui perce sous les réserves et la raillerie de Maïakovski ? C’est que deux éléments intimes interfèrent et balaient par moments son récit, presque à son corps défendant, comme des vagues balaieraient un pont. D’abord sa propre démesure qui vibre à l’unisson de la démesure américaine, lui le futuriste, lui le géant, lui pour qui rien n’est assez grand :

« Le pont de Brooklyn –

vraiment… –

C’est quelque chose ! »

Bluffé par un gigantisme qui lui va comme un gant, il voit certes les États-Unis comme un adversaire politique, mais aussi comme modèle de développement qu’il voudrait offrir à son parti, à sa patrie. La deuxième cause est plus intime encore, et elle restera ignorée jusqu’en 1993, date où paraissent les souvenirs de Patricia Thompson, fille d’Elly et de Maïakovski. À New York il a rencontré une Russe émigrée mariée à un Anglais, Elly Johnes, il a vécu avec elle, il en aura une fille. Grâce à Elly, il est immergé à New York dans la vraie vie des Américains. Comment l’Amérique n’aurait-elle pas à ses yeux la coloration de cet amour libérateur, qui vient pour la première fois interrompre le cercle infernal de la relation à trois avec Lili et Ossip Brik. Effet d’une double pudeur combinant la pureté révolutionnaire et la crainte de l’œil attentif de Lili, si dans son récit apparaissent beaucoup de personnes rencontrées à divers titres, Elly Johnes a disparu dans un trou noir d’où n’émergent que des poèmes, cailloux blancs semés par leur amour.

Car c’est aux poèmes que Maïakovski confie son exaltation de voyageur. Dans le récit, il s’y refuse, et se refuse. Est-ce parce que ce voyage lui a été octroyé pour faire un compte-rendu, et qu’il faut payer son dû ? Parfois, c’est rare, la beauté des lieux l’emporte – et l’emporte en poète, par exemple dans le train entre Veracruz et Mexico : « Je n’avais jamais vu pareille terre et je ne croyais pas que cela pouvait exister ». C’est pourquoi il est intéressant de chevaucher la lecture de Ma découverte de l’Amérique avec celle du Voyage en Arménie de Mandelstam, écrit en 1930, presque dans les mêmes conditions, et emporté au contraire par un grand souffle empathique, métaphorique, sans réserve : la joie mandelstamienne, lavée dans l’ocre des paysages, dans la terre ancestrale, et surtout dans la langue, la langue « griffue », la langue de « chat sauvage » qui écorche les oreilles, le « verbe épineux de la vallée de l’Ararat », la « langue rapace des villes en pisé », la « parole des briques affamées ».

La langue, ce pourrait bien être un des nœuds de crispation de Maïakovski. « La langue utilisée en Amérique, écrit-il, c’est la langue imaginaire de la tour de Babel, avec la seule différence qu’à Babel on mélangeait les langues pour que personne ne comprenne personne, alors qu’ici on les mélange pour que tout le monde se comprenne. En conséquence c’est qu’à partir de l’anglais on est arrivé à une langue comprise par toutes les nationalités, excepté les Anglais ». Maïakovski, on le répète, ne parlait pas l’anglais. C’est pourquoi Ma découverte de l’Amérique est aussi… un bain dans l’émigration russe au Nouveau Monde.

EN ATTENDANT NADEAU




dimanche 10 novembre 2024

François Cornilliat / Envers toi / On your tongue

 


On your tongue

par Odile Hunoult
31 janvier 2017


François Cornilliat, né en 1958, est professeur à la Rutgers University aux États-Unis, spécialiste de poésie française des XVe et XVIe siècles. On s’abstiendrait de ces précisions si elles n’avaient quelque chose à voir avec Envers toi. D’une part parce qu’il reprend à son compte une tradition de la poésie plus ou moins initiée par Les Amours de Ronsard : chacune des quatre parties qui composent le livre s’adresse, au début ou dans le corps du texte, à une femme, mary ‒ ainsi écrit, les quatre fois, sans majuscule, pour souligner peut-être qu’elle est sienne, sa mariée. D’autre part, parce que mary est américaine, et le poème se développe dans un va-et-vient entre français et anglais : leur entre-eux-deux.

François Cornilliat, Envers toi. Belin, coll. « L’extrême contemporain », 142 p., 19,90 €


S’il est vrai qu’on écrit toujours pour quelqu’un, l’interlocuteur en poésie est plus souvent soit une absence soit une construction de l’avenir. Un destinataire, par contre, c’est une présence et une sanction immédiate. Une lettre, comme l’amour, a fortiori une lettre d’amour, exige de l’humilité. C’est un combat contre le narcissisme (la destinataire en rirait), la gratuité (elle n’accepterait pas l’offrande, n’y voyant rien qui la concerne), et la brutalité : dans un dialogue, ne pas attenter à l’interlocuteur impose de toujours se défendre de soi, et c’est bien là le plus difficile. En dédiant à sa femme l’enfant [de ses nuits] d’Idumée, qu’est-ce que Cornilliat offre, sinon cet effort sur lui et la volonté de poursuivre cet effort ? Difficulté supplémentaire à l’effort d’écriture lui-même, effort qui s’exerce, lui, contre les ornières du langage. Une lutte contre l’universel baratin :

« non seulement le baratin survit

à tout sur terre, mais son nec plus ultra

sera (who cares in what language ?)

to outlive earth itself. »

[sera (qui se soucie en quelle langue ?)

de survivre à la terre elle-même.]

Double effort, donc, du scripteur, mais, partant, double effort pour le lecteur. La première difficulté, c’est qu’on ne lit pas la poésie, et cette poésie précisément, comme on lit le journal [1]Envers toi, ramassé, ciselé, mallarméen, est sculpté avec de la pensée et pas avec des clichés : on l’apprivoise, comme une montagne, de prise en prise. La deuxième difficulté, sur laquelle bien sûr tous les commentateurs s’appesantiront, c’est, on l’a vu, le passage constant d’une langue à l’autre.

cornilliat envers toiOn peut lire sans chercher à comprendre plus avant, passer outre, pour en sentir simplement le chant (Cornilliat joue et tremble sur le son des mots), et peut-être la poésie n’y perdra rien. Est-ce que les poissons décryptent, autrement qu’avec la peau, le bruit de la mer ? On peut aussi s’essayer à traduire, à écouter mieux la parole, à écouter plus que son murmure, son bain de naissance. Pour peu qu’on ait quelques notions d’anglais et un dictionnaire, c’est sans vraies difficultés, si du moins on admet que comprendre n’est pas traduire, mais que c’en est le premier désir. La poésie n’y gagnera rien peut-être, sinon que (tenter de) traduire la poésie est en soi-même acte de création. L’effort accompli, ralentissant la lecture, obligeant d’y revenir et d’y méditer, est au moins un signe inscrit dans le temps, une griffure, une trace sur la pierre. Et le lecteur, lui, y gagnera.

À moins de poursuivre l’effort de compréhension à son terme ‒ la traduction ‒, le texte se moire alors d’un flottement de sens qui ressemble au flottement entre deux êtres, celui qui écoute et celui qui parle : deux pensées qui doivent s’ajuster, se superposer à peu près, se comprendre au moins un peu, à travers tout ce qui peut créer de la distance, de la séparation, du malentendu. Comment parler la langue de l’autre sans parler à sa place ? Et peut-être comprend-t-on ainsi mieux le projet de François Cornilliat, la recherche d’une non-séparation dans l’altérité. « Entre deux langues, / on entrevoit (parfois) ce qu’il en est / des entrefaites. »

Malgré les difficultés que le livre impose d’emblée, si on accepte l’effort, un charme s’installe. Envoûtement de la phrase qui se déploie sans coutures apparentes, un peu comme la voix off de L’année dernière à Marienbad, avec une ponctuation très légère mais beaucoup de parenthèses qui fragmentent son rythme, sortes de contrepoints ou de commentaires à peine ironiques. Beautés des formules, quand l’énoncé se resserre encore pour devenir proverbe, ramassé, sibyllin à faire rêver :

« Ce qu’on devine

(perles de l’intuition)

s’évapore. »

Ou :

« Qui dénude terreur ne fait plus

de plaisir un costume »

Ou encore :

« débâcle égale

asile

(en être

assailli c’est

y être

accueilli) ».

Et partout le jeu des assonances, le goût des mots, presque des vocalises, le staccato des allitérations. Par exemple :

« s’il faut parier

comme à coup sûr

comme on coud sur

son cœur un kit

syntaxique pour

trot mécanique… »

Ou :

« je serai comme tu seras

sans réplique

ni supplique (trompettes

à quiproquos) »

Sans compter que le jeu des allitérations passe la barrière des langues, les sons de l’une appelant les sons de l’autre, créant un tissu sonore, une musique de sens, comme une communication d’oiseaux. Et, entre tous ces jeux mêlés, impossible de ne pas sentir un humour, une moquerie de soi-même, une bizarre drôlerie sous-jacente, jamais vraiment émergée, sauf peut-être surgissant dans un néologisme comme « catoblépant » (formé sur le grec « catoblépas », regardant en bas). Le catoblépas, un peu oublié, est, chez Rabelais ou d’autres, un dragon mythique à la tête trop lourde pour qu’il puisse la lever. Mot qui mériterait qu’on l’adopte, notre époque n’est pas sans dragons catoblépants.

Si ce poème avait un résumé possible, il ne serait pas de la poésie. Mais il a un projet, d’autant plus solide que sa rédaction court sur une longue période, et on va le lui laisser dire dans la langue qu’il s’invente, en citant ce passage où le mot langue, justement, écrit en anglais, tongue, joue sur les deux sens du mot en français, la langue de la parole et celle de la bouche et du baiser :

« a memory found

on your tongue

demande accord

dans la nôtre et qu’il

nous soit accordé

de faire d’un seul jour

d’autres jours

sans inventer

de conditions ».

Construire quelque chose qui ne se perdrait pas, ne s’abîmerait pas. Est-ce seulement possible ? Mais, sans cette volonté, il ne se ferait aucune tentative vers la beauté.

C’est l’histoire qui crée le temps. Sans histoire, il y a le rien ou l’immuable, qui sont peut-être d’une seule essence. Envers toi est la spirale, toujours revenant à ses nœuds, d’une histoire entre deux êtres. Une construction sans murs, un labyrinthe arachnéen élevé dans un espace-temps à eux seuls, et élevé avec du temps, dont le temps est le matériau. Univers que crée, big-bang dilatant à l’infini, l’instant de leur rencontre :

« Anything else ? Ah

yes, le son de ce

tender and self-

mocking laughter

venu à mon secours,

celui que tu portais

en manteau noir

et bouquet de fleurs

rouges, in the darkest

afternoon of a brutal

February, as you gave

me a chance avec

ma chance, both of

wich I unfailingly

missed ‒ mary, how you

laughed that day,

the sort of day

you dare every day,

le genre de jour qui dure

le temps de notre vie. »

Ces cinq quatrains terminent le livre. C’en est donc « l’envoi », avec la mise en évidence, dans le jeu de sonorités entre « dure » et « dare » (défier), de ce défi, cette audace, ce pari : une rencontre qui ose la durée, qui soit le rejaillissement, « le temps [d’une] vie », de cet instant précis, l’apparition moqueuse « en manteau noir / et bouquets de fleurs rouges » déjà évoquée dans la deuxième partie.

On le voit par toutes ces citations, faites à dessein, Envers toi se lit lentement. En payant sa dette « envers » l’interlocutrice, mary (et il n’a pas à expliciter ses énigmes parce qu’elles sont les leurs), on ne veut pas croire que Cornilliat ne s’adresse qu’à un public d’anglicistes. Mais, on l’espère du moins, au-delà des lecteurs de poésie habitués à, et acceptant, la difficulté, « aux jeunes filles, aux femmes, aux féministes, aux amateurs de ces trois catégories, aux misogynes, aux amantes, aux amants, aux chercheurs de curiosités, aux professionnels du thème, du champ lexical et de la variante, aux experts en chansonnettes, aux collectionneurs, aux lecteurs de Queneau, aux lectrices, aux historiens de la sexualité, aux hellénistes, aux travestis, aux traducteurs, aux traductrices passées et futures [2] ».


  1. Mallarmé dans une lettre à Edmund Gosse : « Non, cher poète, excepté par maladresse ou gaucherie, je ne suis pas obscur, du moment qu’on me lit pour y chercher ce que j’énonce, ou la manifestation d’un art qui se sert du langage ; et le deviens, bien sûr ! si l’on se trompe et croit ouvrir le journal. »
  2. C’est la présentation par Philippe Brunet de son recueil L’égal des dieux ; Cent versions d’un poème de Sappho, Allia, 1998.




vendredi 8 novembre 2024

Gabriela Wiener / Portrait huaco / Tout montrer

 

Portrait de Gabriela Wiener

Gabriela Wiener © Daniel Mordzinski

Tout montrer

par Melina Balcázar
16 septembre 2023
4 mn
« Il faut tout montrer » : telle est l’injonction qui guide l’autrice péruvienne Gabriela Wiener. Et c’est bien ce qu’elle fait, presque compulsivement, dans son premier roman, Portrait huaco. Connue notamment pour ses incursions dans le journalisme gonzo et ses performances, elle se place ici, à nouveau, au centre de son récit afin de prolonger ses investigations autour du moi.

Gabriela Wiener | Portrait huaco. Trad. de l’espagnol (Pérou) par Laura Alcoba. Métailié, 160 p., 19,60 €

Un moi pris dans un conflit long de cinq siècles, celui de son double héritage européen et indien : « Dans mes veines coule un mélange pervers de pilleur huaquero et de huaco, voilà ce qui me scinde en deux. » Car son arrière-arrière-grand-père était Charles Wiener, dont elle veut nous montrer l’envers de la réputation, celle d’un grand explorateur et aventurier. Tristement célèbre pour avoir failli trouver l’emplacement de Machu Picchu, son portrait se dessine à travers des extraits de son Voyage au Pérou et en Bolivie (1875-1877), exemple du racisme scientifique de l’époque, qui ponctuent le récit. Il est également à l’origine d’une collection d’objets incas (autour de 4 000 selon l’autrice) et de restes humains, conservée au musée du Quai Branly, que la protagoniste découvre enfin lors d’une visite à Paris. Mais, en regardant ces statuettes, c’est son propre visage qu’elle retrouve : « Dans la vitrine, mon propre reflet se mêle aux contours de ces personnages à la peau marron, avec des yeux semblables à de petites blessures brillantes, des nez et des pommettes de bronze aussi polies que les miennes, au point de former une seule composition, hiératique, naturaliste. » Témoignage du pillage européen dans les colonies, mémoire volée à un continent et jamais restituée, elles sont à plusieurs titres le double de la narratrice. Portrait huaco se construit ainsi à partir d’un jeu de miroir : à l’histoire de l’ancêtre pilleur s’ajoute celle du père, dont la mort met au jour sa double vie et l’existence d’une famille illégitime. Et lors des obsèques, comme son père l’a fait avec sa mère, elle trahit ses partenaires en leur dissimulant une liaison avec un jeune journaliste rencontré lors de son séjour à Lima à cette occasion, début d’une crise dans une relation polyamoureuse basée sur l’honnêteté. 

Avec sa « tête d’indienne » et son nom « pompeux » car étranger, l’Histoire du continent est inscrite dans son corps même. Le roman devient une sorte de contre-histoire, ou, bien plutôt, une « archéologie romanesque » dont le but est d’exhumer ces existences passées sous silence. « L’histoire, nous dit la narratrice, est blanche et masculine » et relègue en note de bas de page des vies entières, comme celle de son arrière-arrière-grand-mère, María Rodríguez, dont Charles Wiener ne fait nulle mention, ou celle de Juan, cet enfant acheté à une mère alcoolique et ramené en France afin de prouver qu’il était possible de civiliser les Indiens. Au fil des pages, Gabriela Wiener se trouve une autre filiation chez les opprimés, les bâtards, les victimes du racisme. « Mon identité marron, chola et sudaca, ce terme utilisé en Espagne pour désigner les latino-américains, tente de dissimuler la Wiener en moi. » De nombreux passages décrivent alors son quotidien d’immigrée en Espagne, souvent confondue avec la femme de ménage ou la baby-sitter de sa propre fille.

Comme un acte de résistance politique face à une société exigeant des succès rayonnants, elle choisit de raconter cette histoire, son histoire, celle de sa famille, celle de son ancêtre, à partir de leurs failles, de leur vulnérabilité. Dans cette perspective, l’autrice rappelle aussi la condition d’étranger de Wiener en France avant son ascension sociale consécutive à son expédition : « Parfois je l’oublie, mais avant de devenir Charles, Karl était aussi un Juif et un immigré, quelqu’un qui désirait s’assimiler, ne plus être stigmatisé ». Elle aurait ainsi en partage avec son ancêtre le stigmate de la condition d’immigré, tous deux étant confrontés à la contrainte de s’assimiler à une société qui les rejette, en raison de leurs origines, juives ou indiennes. Mais ce qui les distingue de manière irréparable, c’est cette bâtardise qui a donné lieu à sa propre famille :  « Si j’essayais de faire un résumé semblable de ma vie, il faudrait ajouter à ma condition d’immigré vivant en Espagne et issue d’une ancienne colonie espagnole, la bâtardise engendrée par les expéditions scientifiques franco-allemandes du XIXe siècle, des mouvements géo-politiques qui font de moi à la fois la descendante d’un universitaire et un objet archéologique et anthropologique de plus ». Bâtarde plutôt que métisse, terme qui à ses yeux dilue, voire efface, tout conflit lié à la colonisation, et tente de pacifier cette lutte qu’elle vit dans sa propre chair. 

"The Lima Mural Project" Portrait huaco , Gabriela Wiener
« The Lima Mural Project » ©CC BY 2.0/F Delventhal/Flickr

Dans les histoires de ces deux hommes, l’illustre ancêtre et son père, Gabriela Wiener se reconnaît alors, puisqu’elle aussi, en tant qu’écrivaine, détourne l’histoire : « N’est-ce pas ce que font tous les écrivains, saccager l’histoire véritable, la vandaliser jusqu’à obtenir un éclat différent dans le monde ? » À leur image, elle fait de l’autofiction, met « la littérature dans la vie », au risque de fabuler à son tour : « Wiener », lequel ? est-on tenté de se demander, « c’est un fabulateur, de ceux qui savent à quel moment ils doivent se foutre de l’éthique et des conventions littéraires pour captiver leurs lecteurs, n’hésitant pas à rehausser l’histoire de leurs aventures avec toutes sortes de recours littéraires ». 

Bâtarde, cholasudaca, immigrée, « la plus amérindienne [indiades Wiener », elle, la polyamoureuse qui gâche tout, qui n’arrive pas à décoloniser son désir, « la plus opprimée » dans ses groupes féministes… la liste pourrait encore s’allonger. Mais, à force d’exposer ses faiblesses dans cette « lente fabrique du moi », elle finit à son tour par passer sous silence des aspects qui pourraient troubler cet autoportrait en héroïne postcoloniale. Par de subtils glissements du sens, elle crée en effet un parallèle entre son expérience migrante et celle des travailleuses péruviennes – employées domestiques, ouvrières, serveuses – qui ont dû quitter leur pays à la recherche d’une vie meilleure. Pour autant, partie pour faire des études à Barcelone, directrice de la version espagnole de Marie-Claire, collaboratrice du puissant journal El País, elle est loin de partager leur condition. 

« Ma littérature, déclare-t-elle dans un entretien, est faite à partir du je, avec le je mais contre le je. » Tout montrer vraiment est, pour Gabriela Wiener, une forme d’activisme, au risque de rendre bien ténue la frontière avec l’autopromotion. Et, comme souvent aujourd’hui, l’intérêt du livre risque de se limiter aux sujets abordés – la réécriture de l’histoire par les vaincus, la remise en cause de la famille traditionnelle, l’identification péjorative, etc.) – puisque cette forme volontairement inachevée et hybride, loin d’être le seul symptôme d’un sujet brisé, témoigne plutôt d’un désintérêt pour l’écriture elle-même. En ce sens, si Portrait huaco cherche à déstabiliser, à surprendre par son montage – un peu forcé – entre enquête historico-familiale et récit polyamoureux, il demeure au fond un livre convenu, qui paraît s’adresser à un lectorat blanc, occidental, en exploitant son éventuelle culpabilité. 


EN ATTENDANT NADEAU





mercredi 6 novembre 2024

Victor Serge / Un anar qui saigne de la mort de son rêve




Un anar qui saigne de la mort de son rêve

par Odile Hunoult
12 juillet 2016


Belle initiative des éditions Héros-Limite : ces poèmes de Victor Serge ont été publiés en 1938 dans les cahiers de la revue Les Humbles (introuvable) puis, avec des poèmes de jeunesse, en 1972 chez Maspero sous le titre Pour un brasier dans le désert1.

 

Victor Serge, Résistance. Collection Feuilles d’herbe, éditions Héros-Limite, 96 p., 8 €.

Beaucoup des poèmes de Résistance ont été écrits entre 1933 et 1937, pendant la relégation de Victor Serge dans l’Oural (à Orenbourg) ; quelques-uns sont datés de 1928, au moment où le bras de fer entre Staline et les trotskystes devient crucial, et quelques autres encore ont été écrits à son retour à Paris après la célèbre intervention de Romain Rolland auprès de Staline. C’est dire que ce sont des « Chants d’expérience ». Résistance bien sûr à la dictature et à la peur sous la botte du Secrétaire Général, appelé aussi le Chef dans les Mémoires d’un révolutionnaire2 — mais ce petit livre déborde le moment qui l’ancre dans l’Histoire.


Il n’y a pas au sens propre une œuvre poétique de Serge, son œuvre est ailleurs, et ainsi l’a-t-il voulu : ce qui constitue alors ces textes en poèmes, c’est leur raison intérieure. C’est peu dire que la poésie de Victor Serge coïncide avec ce qu’il est : elle est son point d’incandescence. Il n’y a pas d’autre définition d’une écriture en poésie. Elle ne peut être ni un loisir ni naturellement un gagne-pain. Elle est la rencontre d’un être avec la vie — rencontre au sens d’une déflagration.

Il suffit d’ouvrir les Mémoires d’un révolutionnaire : si les Mémoires, comme les essais, tracent un parcours intellectuel et politique, les poèmes sont détachés de toute cause autre que l’énergie de l’homme, sa profonde réalité. L’œuvre d’art ne se réduit pas aux idées, elle les englobe avec bien d’autres choses. Tout cela a été théorisé par Serge lui-même dans Littérature et révolution (1932)3 : « Poètes et romanciers ne sont pas des esprits politiques car ils ne sont pas essentiellement rationnels… ».

La réalité de Serge, c’est le mouvement intérieur qui l’engage dès sa jeunesse dans l’anarchisme d’abord, puis le communisme, et enfin dans la lutte contre le stalinisme et la liquidation de tous ses idéaux. Sa raison d’être c’est agir pour la justice. C’est-à-dire agir contre toutes les injustices.

Son regard sur la femme qui piétine le purin, la vieille qui porte sa palanque, le pêcheur qui tire son filet, les quatre jeunes filles qui traversent l’Oural, tous ceux-là qui ignorent leur soumission parce qu’ils ne peuvent avoir aucun recul pour juger de leur destin (et n’est-ce pas la définition même du pauvre ?), ce regard est un regard de peintre et de poète, qui voit tout ensemble la douleur et la beauté du monde. Il y a dans ce regard une telle force de vérité et d’amour, qu’on pense à la phrase de Péguy : « il y a des choses que j’ai cru faire par justice, je vois bien aujourd’hui que les ai faites par charité » (à Robert Salomé, en 1908, cité par Robert Burac).

Toute sa vie, Victor Serge se sent comptable des autres, de la souffrance des autres, de l’injustice et des offenses subies. Comptable jusqu’à la culpabilité. Cette blessure, transparente dans les Mémoires et dans les essais, éclate partout dans les poèmes :

«… tous ceux par le monde dont je ne suis pas séparé… » « Pardonnez-nous de vous survivre… » « la ville blessée souffrit en toi… »

Et ceci à propos d’un agonisant (dans le poème « L’asphyxié ») :

« … moi, seule conscience de sa souffrance et de sa mort,
moi dernier visage impuissant des hommes pour cet homme,
moi qui n’ai pour lui qu’un absurde remords. »

La tonalité majeure du recueil pourrait être résumée par le titre d’un des poèmes, « Constellation des frères morts », qui égrène la litanie des prénoms des amis morts. On y reconnaît ceux qui ont accompagné sa vie, Raymond (La Science) de la bande à Bonnot, Vassili (Nikiforovitch) assassiné en 1928 par la mafia des profiteurs du régime sur la route d’Armavir (un deuxième poème, « 26 août 28 » est entièrement consacré à Vassili Nikiforovitch). Il y a aussi un certain Karl,

« … dont j’ai reconnu les ongles
quand vous étiez déjà de terre;
vous, front d’une si haute pensée,
ah ! que faisait de vous la mort !
Ce noir et dur sarment humain. »

Karl, serait-ce le nom de guerre de son ami Vladimir O. Mazine (Lichtenstadt), tué sur le front près de Gatchina le 15 octobre 1919 ? Dans les Mémoires de 1941 comme dans l’éloge funèbre (Bulletin Communiste 42-43 du 13 octobre 1921), figure ce détail du cadavre déterré qu’il a reconnu à ses ongles. Dans l’ « In memoriam » du Bulletin, Victor Serge écrit du très raffiné Lichtenstadt-Mazine qu’il avait une « répulsion instinctive devant le recours à la force, l’effusion de sang, toutes les dures, les mauvaises, les terribles petites réalités de la guerre civile » : Victor Serge lui aussi connaît de l’intérieur cette répulsion instinctive contre laquelle il doit s’arc-bouter.

Il n’est pas vain de s’arrêter à ces détails. Serge, dans Littérature et révolution, cite Nietzstche — poète, lui aussi : « De tout ce qui est écrit, je n’aime que ce qu’on écrit avec son propre sang ». Que dit d’autre Alexandre Blok  lorsqu’il écrit « … mais de ses livres il faut répondre sur sa vie » ? Il ne s’agit pas d’autobiographie (les Mémoires sont là pour cela, ces Mémoires magnifiques où l’on voit d’abord centimètre par centimètre, et puis s’accélérant, la montée du totalitarisme sanglant), il s’agit de ressentir comment la poésie constitue l’aria d’un être, quand toutes les contingences s’effacent. Et quand tout est bu, restent à Serge ses deux forces motrices, la fidélité et sa révolte contre toutes les injustices. Et quelquefois, et souvent, et tragiquement, le conflit entre les différentes justices qui le dresse contre ses propres enseignes, lui qui dit, dans ses Mémoires « je retrouvais chez les persécutés les mêmes mœurs que chez les persécuteurs », ou bien, à propos de Goumilev (fusillé en 1921) « les visages de Nicolas et Olga Goumilev devaient me hanter des années durant ».

Ce qui rend si vrais ces poèmes, et donc si forts, c’est justement ces contradictions que Serge ne veut pas résoudre, qui le déchirent. La douleur, partout criée, de devoir s’endurcir :

« il faut être fort, il faut être dur
il faut continuer,
je continuerai,
mais vraiment c’est dur ».

Ou, plus explicite encore :

« Ils périssent dans un fossé de la Tchernavka
par ordre du Com. Rév.,
sous les sabres des ajusteurs de la Taganka,
des mineurs de la Kachtanka,
et d’un anar qui saigne de la mort de son rêve ».

Et plus loin :

« Vous nous l’avez si bien appris le sale métier des plus forts
qu’à la fin nous y passons maîtres
Nous les aurons, les cœurs sonnants, les fronts battants,
les yeux pleins d’images atroces comme des remords…
Et puis qu’on nous enterre, et puis qu’on nous oublie,
et que rien ne recommence et que fleurisse la terre…

Allons-y, allons-y, allons-y ! »

Une des images les plus saisissantes de ce recueil est celle du loup écorché, lâché hurlant dans la steppe. Car, quoiqu’elle sorte d’une expérience vécue, comme l’albatros de Baudelaire, elle devient symbole universel. Loup prince ou communiste, la victime transforme toujours celui qui le tue en bourreau. Et au-delà encore, c’est l’image de l’homme qui va dans le monde en hurlant sa douleur. « D’un tel homme, d’un tel écrivain, il faudra bien qu’on reconnaisse un jour la lucidité et la grandeur », ce sont les derniers mots de Jean Rière, dans son épilogue aux Mémoires.


  1. Réédité chez Plein Chant, 1998.
  2. Mémoires d’un révolutionnaire (1901-1941), Le Seuil 1951.
  3. François Maspero 1976.