mardi 9 avril 2024

Un mythe de notre temps

 


Iréné Régnauld, Arnaud Saint-Martin | Une histoire de la conquête spatiale. Des fusées nazies aux astrocapitalistes du New Space
Robert Oppenheimer et Leslie Richard Groves sur le site de l’essai Trinity, en septembre 1945 © CC0/WikiCommons


Un mythe de notre temps

par Martino Lo Bue
9 avril 2024
8 mn
Revisitant de façon critique, à l’aide d’une documentation imposante, l’épopée de la conquête de l’espace, Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin signent un livre qui deviendra indispensable pour comprendre la genèse de l’un des grands mythes modernes.

Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin | Une histoire de la conquête spatiale. Des fusées nazies aux astrocapitalistes du New Space . La Fabrique, 276 p., 20 €

L’un des mythes fondateurs de la science de l’après-guerre est le projet Manhattan dont le film Oppenheimer de Christopher Nolan propose la plus récente des spectacularisations hollywoodiennes. Élément fondateur et constituant, il définit le rôle que la physique a occupé dans l’imaginaire populaire jusqu’au début du XXIe siècle et détermine en quelque sorte la naissance d’une idée de big-science (il n’y aurait pas de CERN sans le projet Manhattan). Il est aussi à l’origine de la création d’institutions nationales vouées au développement du nucléaire militaire et civil. Dans le domaine la recherche, par ailleurs, il a longtemps défini un équilibre de forces entre les disciplines donnant une prééminence à l’axe physique des particules de physique nucléaire. Deux images décrivent bien la façon dont notre époque se représente le rôle des savants dans la création de la bombe. D’un côté, celle d’Albert Einstein, en père de la physique moderne, réticent à se mêler de recherches militaires, qui ne signe la fameuse lettre qui poussera le président Roosevelt à entreprendre projet Manhattan qu’après avoir été convaincu par Leo Szilard de la menace que constituait le projet nucléaire nazi. 

Récemment, le mathématicien et historien Karl Sigmund a enrichi cet épisode fondateur par l’histoire d’un message d’alerte similaire envoyé à Einstein par le physicien viennois Hans Thirring, bloqué dans l’Autriche annexée au Reich. Le messager était Kurt Gödel, qui avait été son élève. Gödel traversa le monde d’une manière digne d’un film d’aventures, en passant par l’Union soviétique et le Japon et arriva finalement à rencontrer Einstein à Princeton. Une trentaine d’années après, Gödel confessera n’avoir jamais transmis le message de Thirring tellement il était convaincu que la réalisation d’une réaction nucléaire en chaîne n’aurait été possible que dans un futur très lointain.

L’autre image est celle des protagonistes de la réalisation de l’arme nucléaire et surtout de leur malaise lors de l’explosion de la première bombe au plutonium le 16 juin 1945 dans le désert du Nouveau-Mexique. Ce sont Oppenheimer citant la Bhagavad-Gita : « Je deviens la Mort, le Destructeur des Mondes », et son collègue Kenneth Bainbridge, bien plus prosaïque, déclarant : « Now we are all sons of bitches ». Dans les deux cas, ce qu’on retient, ce sont des anecdotes contribuant à renforcer une représentation communément acceptée et qui ne correspond que partiellement à la réalité : celle d’une communauté de savants indépendants et détachés du monde et de ses conflits, et qui seront impliqués, en dépit de leur intégrité morale, dans la création de l’arme de destruction finale. La conquête spatiale a marqué d’une façon tout aussi importante l’imaginaire technoscientifique de la deuxième moitié du XXe siècle. Son histoire factuelle, ainsi que la genèse de l’image qui en a été donnée, font l’objet du livre d’Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin. En le lisant, on pourra vite s’apercevoir que cette histoire et la fabrication du mythe qui l’entoure est très différente de celle de la bombe atomique. On pourrait dire que chacune de ces deux narrations est l’image en négatif de l’autre. En effet, la plupart des participants au projet Manhattan étaient des chercheurs rescapés de l’Europe nazie ou fasciste. Leur départ aux États-Unis n’est sûrement pas la dernière des raisons du retard du programme de recherche nucléaire du Troisième Reich. Tout au contraire, l’Allemagne était largement en avance pour tout ce qui concerne le développement des fusées et de toutes les technologies capables de garantir une suprématie dans l’air et dans l’espace. Le système de production de vecteurs, dont les missiles balistiques V2 qui furent utilisés principalement contre Londres et Anvers, était l’un des aboutissements les plus perfectionnés d’une conception de la technologie propre au nazisme. Il intégrait de façon efficace recherche et production industrielle, la première menée par une équipe d’ingénieurs très brillants, la seconde effectuée in situ et utilisant la main-d’œuvre du camp de Dora-Mittelbau, dépendance de Buchenwald spécialement créée. Le nombre de victimes du travail forcé dans les tunnels de Mittelwerk (« usine du centre ») où les V2 étaient assemblés dépasse largement celui des victimes de leur utilisation militaire. Les scientifiques protagonistes de cette entreprise étaient en majorité des militaires, tant des SS comme Wernher von Braun, le héros de la mission Apollo, que des membres de la Wehrmacht comme Walter Dornberger. 

L’histoire de l’appropriation par les États-Unis, l’Union soviétique, la France et le Royaume-Uni de cette communauté d’ingénieurs allemands et de leur mise au service des programmes militaires respectifs fait l’objet du premier chapitre du livre. L’opération secrète dont le nom en code était Paperclip assura aux États-Unis la part du lion. Environ 1 600 scientifiques nazis, dont une partie aurait bien pu figurer sur les bancs du procès de Nuremberg, furent amenés aux États-Unis. Parmi eux, Von Braun et Dorenberger qui avaient été les cerveaux du programme allemand commencé au centre de recherche de Peenemünde.


En Amérique, Von Braun et ses collègues recréèrent une sorte de bulle allemande à Hauntsville, au cœur de l’Alabama ségrégationniste, où se trouve le Centre de vol spatial Marshall qui fera ensuite partie de la NASA. À ce propos, Régnauld et Saint-Martin sont très explicites : l’intégration aux États-Unis de cette main-d’œuvre provenant de l’Allemagne nazie se fait dans une continuité qui, sans compter les affinités entre The International Jew (1920-1922) de Henry Ford et Mein Kampf (1925-1926), s’était déjà concrétisée dans une collaboration active du système industriel états-unien, General Motors (via Opel) et IBM notamment, avec le Troisième Reich qui dura jusqu’à la fin de la guerre. La participation de personnages comme Von Braun et Arthur Rudolph dans la création et la montée en puissance de la NASA (Rudolph ne devra démissionner qu’en 1984, suite à la redécouverte de son implication dans le camp de Dora-Mittelbau), ou celle Dornberger dans les plus hautes sphères de l’industrie (notamment chez Bell Aircraft Corporation), seraient donc loin d’être des anomalies isolées. 

Néanmoins, un refoulement de cette origine sulfureuse a eu lieu pour que la NASA et la mission Apollo avec le débarquement sur la Lune puissent devenir des icônes d’un élan universel et irénique de l’humanité ver le ciel. C’est bien la création de ce mythe qui fait l’objet du deuxième chapitre du livre, intitulé « L’ astroculture à la conquête des esprits ». Le défi n’était pas des plus simples : blanchir un domaine entier de la recherche de son histoire peu présentable et le transformer en icône de valeurs universelles. En faire le symbole d’un rêve humaniste, désintéressé, en l’entourant d’une aura de nécessité presque biologique. La colonisation de l’espace par les hommes comme un destin de l’espèce aussi naturel qu’inévitable. 

Il y a quelques années, Nicolas Chevassus-au-Louis a utilisé la notion sociologique de « champ », due à Pierre Bourdieu, pour expliquer la relative impunité, après la Libération, des scientifiques qui collaborèrent avec Vichy (dans Savants sous l’Occupation, Seuil, 2004). Le champ scientifique aurait, dans ce cas, joui d’une autonomie majeure par rapport à d’autres domaines, celui des lettres, par exemple, où les conflits sous l’Occupation et ensuite à la Libération furent bien plus marqués. De ce point de vue, les multiples éléments, artistiques, scientifiques, sociaux, qui ont contribué à la création de l’« astroculture » peuvent être interprétés comme une tentative de fabriquer une autonomie pour le domaine de la recherche spatiale. Encore avec un clin d’œil à Pierre Bourdieu qui a parlé de libido scientifica, les auteurs retracent ici la création ex nihilo d’une libido astronautica.

C’est là une histoire qui va de l’apparition de Von Braun dans Man in Space produit par Disney (42 millions de spectateurs en 1954) à la création du parc d’attractions Tomorrowland (encore Disney) ; des livres d’Arthur Clarke et Carl Sagan à la survalorisation d’une présumée rechute scientifique des missions humaines dans l’espace. L’astroculture s’impose ainsi dans l’imaginaire scientifique de la seconde moitié du XXe siècle pour y rester jusqu’à nos jours. À titre d’exemple, les auteurs nous renvoient à un document du groupe Thales, daté de 2020, où l’exploration spatiale est présentée comme une opportunité « pour en apprendre davantage sur nous-mêmes et notre planète, améliorer notre quotidien sur Terre avant, peut-être, d’inventer ou de trouver un nouveau futur pour nos enfants ». On ne rigole pas !

Iréné Régnauld, Arnaud Saint-Martin | Une histoire de la conquête spatiale. Des fusées nazies aux astrocapitalistes du New Space
L’attraction « Space Mountain Mission 2 » (Tomorrowland, États-Unis) © CC BY 4.0/Gregg Tavares/WikiCommons

Le troisième chapitre dissèque le lien, jamais coupé, de la technologie spatiale avec le bloc industriel militaire et sa politique. Apollo 17 (1972) est la dernière mission avec équipage humain sur la Lune. La permanence d’astronautes dans des stations spatiales est loin d’offrir le même impact médiatique que les alunissages. Pour cette raison, pendant le long sursis qui sépare les missions Apollo de la renaissance du rêve spatial au début du XXIe siècle, le lien entre entreprise aérospatiale et industrie militaire doit être présenté de façon plus explicite. Il en résulte un contrepoint oscillant entre deux extrêmes. D’un côté, assumer explicitement la suprématie militaire dans l’espace comme une nécessité stratégique ; on en trouve le paradigme dans l’annonce de la Strategic Defence Iniciative (SDI), surnommée Star Wars, donnée le 23 mars 1983 par Ronald Reagan. De l’autre, présenter encore une fois l’espace comme un lieu privilégié de paix et sa conquête comme destinée principalement au bien de l’humanité. Cette deuxième approche se nourrit des images de la rencontre Apollo-Soyouz (1975), en pleine guerre froide, ou de la rhétorique de fraternité universelle qui entoure la Station Spatiale Internationale (SSI), après la chute du Mur.  

Le quatrième chapitre aborde la phase qui, dans tous les domaines des sociétés capitalistes, a suivi la création par les États d’un système économique à grande échelle créant ses besoins en termes de produits de consommation matériels et symboliques. C’est la privatisation. La privatisation de l’espace à laquelle on assiste aujourd’hui est légitimée par une nouvelle vague de rêves stellaires, majoritairement centrés sur l’obsession pour la colonisation de Mars et pollués par les délires des astrocapitalistes, de Jeff Bezos à Elon Musk. Ici, Régnauld et Saint-Martin le montrent bien, c’est plutôt le manque de créativité qui frappe. Les nouveaux rêves martiens ne sont, pour la plupart, qu’un remake assaisonné de post-vérité de l’arsenal symbolique déjà développé à l’époque de la mission Apollo.

Le livre se clôt sur un chapitre essayant de donner de la visibilité aux narrations alternatives. Plus qu’il ne propose une astro-utopie alternative, ce chapitre donne les éléments pour apercevoir la nature profondément schématique et unilatérale des narrations saturant les médias et les réseaux sociaux au sujet de l’exploration de l’espace. On sort de cette lecture avec l’image d’une recherche spatiale qui a essayé, dans l’après-guerre, de créer sa propre autonomie vis-à-vis du champ politique et militaire d’un côté et du champ scientifique de l’autre. Cela s’est concrétisé dans la création de ses propres institutions (NASA, ESA, CNES, etc.), d’une part, et dans une opération culturelle dont le but était double, d’autre part. Il s’agissait de fournir une identité publique à un nouveau secteur technoscientifique, et de blanchir en même temps ses origines tellement liées à la science nazie.

Ce qui mériterait un chapitre en soi (dans une deuxième édition ?) est le rapport de l’entreprise spatiale avec le champ scientifique proprement dit. La rechute scientifique des missions humaines dans l’espace reste sans doute un expédient propagandiste avoisinant la mystification. Néanmoins, on ne saurait surestimer l’importance des missions scientifiques (que l’on pense aux télescopes, Hubble, Planck, JWST, etc.) qui n’auraient pas été possibles sans l’existence d’agences comme la NASA et l’ESA. Ces contradictions sont le produit d’une tension, d’une sorte de collaboration-compétition entre le champ astronautique et le champ scientifique qui méritera un approfondissement ultérieur. On peut apercevoir clairement cette tension en comparant le schématisme un peu grotesque de la propagande autour du « rêve » des colonies martiennes avec la  pluralité d’hypothèses et d’objectifs abordés dans le rapport scientifique sur l’exploration dans le système solaire publié par la National Academy of Sciences des États-Unis avec l’appui de la même NASA. 

Extrêmement intéressant et d’une lecture constamment agréable, Une histoire de la conquête spatiale contribue à démystifier l’un des discours dominants de notre époque. En même temps, s’appuyant sur une bibliographie très riche, cet ouvrage deviendra sans doute une lecture incontournable pour tous ceux qui voudront entreprendre des recherches de sociologie et de politique de la technologie spatiale. De ce point de vue, la traduction du texte en anglais serait souhaitable.

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