L’Ouest comme abstraction
par Steven Sampson8 juin 2022
motel valparaiso, premier roman du libraire Philippe Castelneau, capte le sens transcendant des grands espaces de l’Ouest américain : la solitude, le vide, le génocide des Indiens, ainsi que la quête d’une sagesse primordiale, ensevelie sous le sable, à peine perceptible dans les vents balayant l’armoise.
Philippe Castelneau, motel valparaiso. Asphalte, 132 p., 15 €
Pourquoi préfère-t-on les romans courts ? La brièveté a-t-elle une valeur morale ? On songe aux chansons, à leur capacité de cristalliser le mystère de l’Ouest, telle Wichita Lineman de Glen Campbell (« I am a lineman for the county / And I drive the main road / Searchin’ in the sun for another overload / I hear you singing in the wire / I can hear you through the whine…») ; Rocky Mountain High de John Denver (« When he first came to the mountains his life was far away / On the road and hanging by a song ») ; ou Hotel California des Eagles (« On a dark desert highway, cool wind in my hair / Warm smell of colitis, rising up through the air / Up ahead in the distance, I saw shimmering light… There she stood in the doorway / I heard the mission bell / And I was thinking to myself / ’This could be Heaven or this could be Hell »).
motel valparaiso, situé à Cevola, ville mythique quelque part dans l’Arizona, près de la frontière californienne, concocte son propre mélange d’Enfer et de Ciel. Son narrateur, un Français au mitan de son existence, en deuil de son père et de son mariage, est lui aussi « loin de sa vie », selon la phrase de John Denver, une vie « suspendue à une chanson », à savoir son roman inachevé. Comme Glen Campbell, c’est en suivant un chemin délaissé, la route traversant le désert de Sonora, qu’il croit reconnaître l’appel de l’amour.
Plutôt que de l’entendre, il le voit : depuis la vitre d’un Greyhound en marge du désert, de retour aux États-Unis, pays où il a vécu deux ans il y a longtemps. C’est après des retrouvailles décevantes avec Élisabeth, sa bien-aimée lors de son premier séjour américain, qu’il part de New York. Dans ce voyage de retour, il finit par partir pour la Californie, se dirigeant d’abord vers Tucson, suivant les pas du héros de Get Back (« Jo Jo left his home in Tucson, Arizona for some California grass »).
Comme McCartney, Philippe Castelneau chante la frontière entre désert et prairie : Cevola marque la fin des zones stériles. C’est quand l’autocar quitte la ville et que les maisons deviennent de plus en plus espacées, laissant le désert gagner sur la route, qu’il remarque une femme derrière une fenêtre ouverte : « Une femme à la beauté irréelle semblait me faire signe. » Obsédé par ce mirage, il descend du bus à l’arrêt suivant, trois cents kilomètres plus loin, s’achète la voiture la moins chère de la concession automobile locale, une Dodge Dart Swinger 1975, et rebrousse chemin (« Get back to where you once belong »). Qu’est-ce que représentent les Américaines ? Telles les shikses de Philip Roth, elles incarnent l’Amérique profonde. Déracinées, innocemment parachutées sur les terres arides volées aux Indiens, elles attirent le regard européen : l’avidité affronte le vide. C’est de l’absence qu’a soif le narrateur, il avoue qu’il court après une Amérique fantasmée.
Cevola, lieu contradictoire, existe-t-il vraiment ? Le jour, on le croirait abandonné : les gens se terrent à cause de la chaleur. Depuis la route, seule la vieille ville est visible, une ancienne cité minière bâtie autour d’un gisement d’argent découvert dans les années 1860. Voilà pour ce qu’il en est de l’histoire officielle. À part cela, il y a ce mythe des « âges primitifs de la Terre », celui d’un « dieu vengeur », qui y aurait planté un jardin peuplé de « créatures façonnées dans la glaise ». Hélas, ils violaient, tuaient et pillaient, donc leur créateur les a abandonnés, laissant les mers puis la glace recouvrir la terre. Quand, bien plus tard, les Amérindiens investissent la région, ils comprennent qu’elle recèle un mystère, et en font un lieu sacré.
La dimension surnaturelle a été méprisée par les réfugiés de l’Ancien Monde, dont la première colonie a été établie en 1866. Ils eurent beau vaincre les autochtones, la Terre résista : très vite, le gisement s’épuisa. Après le krach boursier de 1929, Cevola devint une ville fantôme. Puis, dans les années 1970, sont arrivés des hippies, suivis d’autres populations « en délicatesse avec les autorités ». Un nouveau quartier poussa à côté de la vieille ville. En 2000, il y avait dix mille habitants, et ce chiffre ne cesse d’augmenter. En même temps, cachée par les dunes, Cevola reste presque invisible depuis la route. Ses contours indéfinis évoquent la série Le prisonnier ainsi que Le château de Kafka (où règne M. le comte Westwest). Dans la série, Patrick McGoohan entre dans une boutique pour acheter une carte de la région ; il n’en existe pas. Même chose pour Cevola, comme l’explique Jeff, caissier du magasin général : « Cevola est… un peu comme une carte, vous voyez ? Chaque fois qu’on en déplie un pan, le territoire s’agrandit. »
Le narrateur passe ses après-midi à arpenter les rues, mais n’arrive pas à en faire le tour. Il fait la connaissance de la vieille ville, avec son allure de western, ainsi que du quartier Renaissance, construit sur le concept d’arcologie, où l’on essaie de limiter l’empreinte écologique, érigeant des maisons sur et autour des dunes, des bâtiments à la fois verticaux et peu visibles depuis l’extérieur. Une centaine de personnes y habitent, dont des magnats de la Silicon Valley. Et enfin il découvre East Cevola, la nouvelle ville, qui s’étend depuis un centre, le District, comprenant un quartier d’affaires, de grandes avenues, des commerces, un théâtre, une salle de cinéma, deux écoles primaires, un lycée, un stade et un cimetière. Au cœur du District, « on pouvait presque s’imaginer dans une métropole ».
L’architecture abstraite fait penser aux Villes invisibles de Calvino : la carte semble l’emporter sur le territoire. Pourtant, celui-ci demeure essentiel : dans l’esprit européen, la traversée de l’océan consiste surtout en une quête de la Terre d’Amérique. C’est ainsi qu’un soir dans un bar, accompagné de Jeff, le narrateur croise l’ex-amoureuse de son ami, dont le prénom, Amber, évoque une pierre organique, une résine fossile (ambre) : fidèle au mythe, la femme serait façonnée par la glaise. Le trio passe la nuit ensemble : « Nos verges sont des totems dressés, avalés et recrachés par la bouche et le sexe d’une divinité nouvelle. Amber est notre terra incognita ; nous sommes ici les lions. » La lionne est-elle la femme aperçue depuis le Greyhound ? Il essaie de la revoir : Jeff lui griffonne un plan au dos d’une vieille enveloppe. Son pavillon est le dernier de la rue, il n’y a plus rien ensuite : la limite entre le désert et la terre habitable. Il apprend que cette fille est la même que celle figurant dans une ancienne histoire à la Lolita dont lui avait parlé le Vieux, patron du motel Valparaiso.
Cet homme énigmatique tient non seulement le motel, mais la clé de l’énigme. Il se veut photographe comme Sergio Larrain, d’où le nom de son établissement, en hommage à la ville immortalisée par les clichés du Chilien. Avant de passer le relais, il explique au narrateur le sens de leur quête : « Aucun de nous deux n’ira jamais plus loin que là où nous sommes. Pourquoi crois-tu que j’aie fini par donner ce nom au motel ? À cause de Larrain, ouais… Seulement, Valparaiso, c’est ici, il a dit, désignant du doigt l’emplacement de son cœur. Tijuana, ou même le Machu Picchu, c’est ici. Ce que tu as pu lire dans les livres d’histoire sur ce fameux rêve américain, Go west, young man… ça n’existe pas. Tu vas vers l’Ouest, et en route tu ne croiseras que des illégaux qui veulent remonter vers l’Est. »
L’Ouest serait-il un horizon illusoire ? Les Eagles chantaient : « We are all just prisoners here, of our own device ». Jeff dit : « On est prisonniers de Cevola, tu sais ça ? » Pour le Vieux : « La liberté, c’est pour chacun le libre choix de sa prison. »
Si la chanson résume la vérité occidentale plus succinctement que le roman, il existe une autre forme encore plus concise : la publicité. Dans une pub de soixante-dix secondes réalisée par Jean-Baptiste Mondino, Johnny Depp – lui aussi anciennement amoureux d’une dénommée Amber – quitte Los Angeles et conduit sa vieille Dodge Challenger solo jusqu’en plein désert. Pendant qu’un loup monte sur le toit de sa caisse, il sort une pelle du coffre, s’enfonce dans l’armoise, creuse un trou et enterre ses bijoux. La voix off fournit l’argument : « What am I looking for? It’s something I can’t see. I can feel it. It’s magic. Sauvage, Dior. » Les Français n’ont pas fini d’affluer vers l’Ouest.
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