Eugène Durif |
Eugène Durif retrace le parcours de petits hommes qui n'avaient pas le droit aux larmes et prie qu'on "Laisse les hommes pleurer" aussi
Depuis que la « parité » se met en place entre les deux sexes, les hommes, psychanalystes en tête, revendiquent le droit aux larmes. En effet, jusqu'ici, si Cosette pouvait se lamenter devant la belle poupée que les Thénardier ne lui offriraient jamais, Gavroche, lui, ne verse la moindre larme, au contraire, il chante devant ses assaillants.Eugène Durif nous met donc en scène deux petits Gavroche, qui, livrés à des Thénardier de cambrousse, n'ont pas encore le droit aux larmes (nous ne sommes que dans les années 70, après tout). Ce n'est que trente ans plus tard que l'un d'entre eux repart, seul, sur les traces de ses larmes.
Cependant, il n'est pas facile de sortir ses sentiments de la cage où ils sont prisonniers. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si le protagoniste avait adopté le métier de gardien de prison. Saqué par ses supérieurs pour avoir favorisé un détenu en qui il revoyait à un camarade d'enfance, il décide de partir à la recherche de ce dernier. Le roman initiatique s'ouvre donc sur une sortie de prison.
On apprend au fil du voyage qu'un lourd passé a entravé l'existence du protagoniste : après son divorce, il n'ose réclamer des enfants qu'il voit peu à peu se détacher de lui, trop habitué à ravaler ses larmes. Les personnages qu'il croise semblent eux aussi enfermés dans leur prison mentale. Une femme l'accueille qui n'arrive pas à se défaire des liens toxiques qu'elle tisse avec les hommes, une autre semble refermée sur ses seules pulsions libidinales. Son vieux camarade, celui qui, placé avec lui par la DASS chez des Thénardier qui les faisaient dormir dans la grange, est enfermé dans un hôpital psychiatrique. Réunionnais en exil, il compte les petits oiseaux dans sa tête où il s'est réfugié pour échapper à un monde trop hostile, qui ne lui laissait guère d'autre choix. Malgré les efforts du narrateur, les barreaux de son encéphale résistent à toute tentative de libération. L'homme demeure prisonnier du lieu de son enfer, la Creuse, refusant de partir pour les horizons plus lointains qui lui sont proposés, rêvant avec nostalgie de son île perdue.
D'ailleurs, ce havre de paix, existe-t-il ? Il n'apparaît dans le roman que sur le mode du regret. Le paradis perdu est d'abord celui de la mère qui a abandonné les deux protagonistes. Pour Sammy, le réunionnais, la figure maternelle est associée à son île qu'il ne reverra jamais. Puis d'autres refuges se sont refermés, plus fugitifs, ceux-là, comme la maison de leur bonne amie d'enfance, douce et compréhensive, dont le père leur offrait des livres pour les consoler de leur condition misérable.
Les romans semblent aussi être, pour un temps, un moyen d'évasion. Mais ne sont-ils pas aussi un reflet qui les renvoie à leur état d'enfant abandonné ? L'intertextualité fait allusion aux Thénardier, bien sûr, mais aussi aux « sans famille » d'Hector Malot. Devenu adulte, le narrateur ne fait d'ailleurs plus allusion à de quelconques lectures.
Le refuge est enfin fantasmé par le narrateur dans une lointaine Bretagne, avec une présence féminine rassurante, Hélène. Cependant, au terme de son voyage, ce n'est plus qu'un horizon très flou et la belle Hélène n'est pas rappelée : ce livre est celui du désenchantement.
« Laisse les hommes pleurer » Ce message s'adresse implicitement aux femmes, qui sont peu à peu mises de côté, éclipsées par la narration. Les premières, les mères, abandonnent leur rejeton dans l'anonymat de la DASS. Ensuite, la femme du narrateur divorce. Sa bonne amie d'enfance, Célimène, semble partie trop loin pour pouvoir être retrouvée. Il reste Hélène, l'amante dont la voix s'estompe au téléphone, pour être mise à l'écart, effacée par le narrateur au profit du pauvre Sammy. Les autres femmes sont des objets sexuels en bien piteux état, tristes paillassons pour de tristes sires, qui n'existent pour le narrateur que le moment évanescent et doux d'une tête sur l'épaule.
Les protagonistes de ce livre semblent bel et bien perdus dans ce monde qui, laissant les hommes pleurer, les amène à renoncer à leur paradis originel. Il ne reste que l'amertume des larmes.
Elsa Bénéjean
On regrettera dans ce roman quelques éléments qui ne semblaient pas indispensables pour le déroulement de l'histoire, comme les orgies sexuelles, ou le fait que le narrateur soit (symboliquement ?) un gardien de prison. Mais peut-être ne sont-ce là que les nombreux méandres d'un chemin qui ne mène nulle part ...
Elsa Bénéjean
Eugène Durif, Laisse les hommes pleurer, Actes sud, août 2008, 130 pages, 16 euros
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