Sylvie Guillem, 1991
Richard Avedon
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La danseuse Sylvie Guillem : “Je préfère arrêter avant qu'il ne soit trop tard”
Fabienne Pascaud
Publié le 02/06/2015. Mis à jour le 02/06/2015 à 17h14.
Etoile à 19 ans, cette danseuse surdouée a toujours été radicale dans ses choix. Celle qui dit avoir tout fait avec son corps entame aujourd’hui sa tournée d’adieu. Sylvie Guillem est l'invitée de “Télérama” cette semaine.
Sans doute aura-t-elle été la danseuse du siècle. La plus belle, la plus douée, la plus intransigeante, la plus extravagante. Sylvie Guillem est passée avec la même grâce, angélique, la même virtuosité, infernale, des ballets classiques aux créations contemporaines à très haut risque. De l’Opéra de Paris, où elle est nommée étoile à 19 ans, en 1984, au Royal Ballet londonien, où elle fuit jusqu’en 2008. Sans oublier ses nombreuses apparitions dans les meilleures compagnies du monde entier. La perfectionniste entame une ultime tournée au festival de Fourvière, auquel elle a offert depuis des années ses meilleures créations. Et ces adieux-là ne seront pas comédie. On ne reverra plus jamais danser Sylvie Guillem… Extrait de l'entretien à lire dans Télérama, en kiosque mercredi 3 juin.
Pourquoi cesser la danse fin 2015, l’année de vos 50 ans ?
Parce qu’il le fallait. Parce que je ne veux pas me décevoir, ni décevoir le public. Parce que je n’ai pas envie d’être mal jugée, moins aimée. Parce que je fais encore les choses aujourd’hui comme je veux les faire, parce que j’ai beaucoup de plaisir à les faire ainsi, et que je ne veux surtout pas les faire moins bien. Parce que j’ai de plus en plus de trac et de doutes, même si je garde la force, l’énergie, la rapidité et la passion d’être en scène, d’y tracer des lignes, d’y dessiner des courbes. Parce que je ne veux jamais danser en me reposant… Je sais ce que ça va me coûter, fin décembre, après les ultimes représentations dans ce Japon qui me fascine tant et dans la province française… Le moment sera dur. Mais je suis prête à payer. Je préfère arrêter avant qu’il ne soit trop tard, avant qu’on ne décide pour moi. Il faut une fin claire et nette.
Au Royal Ballet, on vous surnommait « Miss No »...
Comme les danseurs sont forgés tôt à une grande discipline du corps, ils ont tendance à être trop obéissants. Moi pas. J’ai toujours refusé ce qui me semblait excessif, sans justesse. Certains chorégraphes pensent par exemple que l’expression doit accompagner le geste, je crois moi que le geste seul peut être expression. Ainsi j’ai dit « non » très jeune à des attitudes que je jugeais ampoulées, et on m’a qualifiée aussitôt de danseuse capricieuse, froide, incapable d’interpréter. C’était l’inverse. Lors du Martyre de saint Sébastien, en 1988, à l’Opéra de Paris,Bob Wilson m’avait appris que le geste a besoin d’être non pas éloquent mais vrai, c’est-à-dire qu’il doit simplement représenter quelque chose pour vous. Ce que vous ne ressentez pas n’est jamais juste. Wilson m’a appris à épurer. L’interprétation, le théâtre ne sont pas dans certaines vieilles attitudes stéréotypées du ballet classique. Il faut avouer que, pour nous expliquer sa chorégraphie, il avait uniquement improvisé lui-même devant nous cinq minutes. Reproduire les mouvements délirants de quelqu’un qui ne sait pas danser ne fut pas une mince affaire. D’autant que j’étais aussi timide que lui. Mais il m’a ouvert les yeux.
Quels sont ces défauts que vous évoquiez ? La timidité, par exemple ?
J’ai peur de communiquer, peur de ne pas être comprise, d’avoir trop de lacunes dans mes connaissances, trop de trous dans ma culture. Or je suis intransigeante, les choses pour moi doivent être faites parfaitement ou pas. Ma phobie a commencé avec une interview de Léon Zitrone, à l’âge de 11 ans. La directrice de l’école Claude-Bessy avait repéré à quel point j’étais renfermée. Pour m’aider, me forcer à sortir de moi-même, elle avait proposé qu’on m’interroge à la télévision. Et voilà Léon Zitrone qui me demande d’emblée quelle est la différence entre la gymnastique et la danse. J’ai été interloquée. Je n’ai rien su dire. Aujourd’hui encore, cette question m’exaspère : on s’en fout, de la différence ! Ce qui importe, c’est le plaisir qu’on trouve. Mais devant mon silence, Léon Zitrone a décrété haut et fort que je n’avais aucun avenir. Deux ans plus tard, une équipe d’Antenne 2 vient dans notre loge — devant mes jeunes partenaires, jaloux peut-être que l’on n’interviewe que moi — et me demande si la danse est un sacrifice. Je réplique immédiatement « Pas du tout ! », et les autres maugréent dans le fond qu’elle en est un pour eux… J’ai brutalement quitté la pièce. Non seulement mes camarades avaient mis à mal le courage que je m’étais imposé pour répondre, mais ils ne pensaient pas comme moi, pour qui danser était un plaisir fou. Je me suis sentie différente, rejetée, je n’ai plus eu envie de parler. Et je suis toujours comme ça.
Un reportage de France 2, avec Sylvie Guillem à 16 ans.
Pourquoi cette difficulté à échanger ?
Elle est peut-être familiale. Je suis la petite-fille de Catalans débarqués en France après la guerre d’Espagne. Ma grand-mère paternelle parlait très mal le français, ne savait ni lire ni écrire, était solitaire et dure, détestait les autres. Sans doute à cause d’une enfance particulièrement difficile et meurtrie. Je n’ai jamais rien pu savoir de son histoire ni de sa relation à mon père, qui avait construit autour d’elle un mur de silence. Mes parents étaient des gens droits, qui m’ont appris l’importance d’être honnête, de respecter et d’être respectable. De faire toujours « au mieux ». Ne pas faire au mieux, avec la chance que j’ai, ne me semblerait pas juste. Ma rigueur, mon perfectionnisme ont à voir avec ce sens de la justice qui vient de mon éducation. Et ce qui est injuste me rend profondément malheureuse.
Un portrait de Sylvie Guillem en 1995, sur France 2.
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