lundi 30 décembre 2024

Martín Solares / Quatorze crocs / Paris-Mexique

 


Martín Solares, Quatorze crocs


Paris-Mexique

« Les romans sont des êtres qui nous obsèdent pendant des années », affirme Martín Solares. Impossible de s’en délivrer sans comprendre les raisons qui nous poussent à les écrire, sans trouver le dernier mot qui éclaire ce mystère intérieur. Sept ans lui ont été nécessaires pour se libérer des Minutes noires, huit pour N’envoyez pas de fleurs (Christian Bourgois, 2009 et 2016), ces deux énormes « baleines » qui l’avaient avalé. Entre les deux se trouve Quatorze crocs, dont l’écrivain mexicain a commencé la rédaction à Paris, où il a vécu sept ans. À son retour au Mexique, la violence inouïe touchant le nord du pays, notamment sa région d’origine de Tamaulipas, l’oblige à mettre en suspens ce projet d’écriture. Il s’attelle alors à l’exploration de la sombre machinerie du narcotrafic.


Martín Solares, Quatorze crocs. Trad. de l’espagnol (Mexique) par Christilla Vasserot. Christian Bourgois, 200 p., 18 €


Dans Quatorze crocs, Martín Solares continue à interroger le roman noir, son rapport au rêve et à la mort, dont il efface les frontières pour nous inviter à regarder autrement Paris, devenue ici la capitale de la vie ultra-tombale. Parenthèse ludique et jouissive dans cette œuvre marquée – sinon blessée – par le réel. Jeu intertextuel, drôle et décalé, pour relever le défi qu’il s’est imposé : enquêter dans l’au-delà, dans ses bas-fonds, seul type d’affaires qui, selon l’auteur, a échappé à Georges Simenon, lequel fait une apparition furtive dans le roman.

C’est à travers le regard du jeune détective Pierre Le Noir que nous découvrons la Brigade Nocturne de la Police de Paris. Confronté à son premier cas – la découverte d’un corps portant sur le cou la marque de quatorze trous alignés, meurtre où l’absence de sang intrigue aussi –, il explore cette autre topographie parisienne, souterraine et crépusculaire, qui le conduit du Marais au Montparnasse de l’entre-deux-guerres : « Les créatures nocturnes le savent, chaque rue de Paris a un nom officiel et un nom secret. » Sont réveillées ainsi par l’intrigue des significations oubliées, comme Denfert-Rochereau, ancienne rue de l’Enfer, ou le quai de la Mégisserie, pour nous rappeler que cette « odeur de mort » hante toujours la ville.

Martín Solares, Quatorze crocs

Martín Solares © Jean-Luc Bertini

Nous sommes d’emblée plongés dans ce monde autre. Les premiers témoins interrogés par le détective novice sont un fantôme attablé dans un café et une très belle femme, Mariska, qui grâce à ses pouvoirs magiques devient son guide. Il est difficile de traiter avec ces êtres de la nuit : « Si l’on cherche des témoins, mieux vaut s’adresser à d’autres sortes de morts-vivants, comme les noyés qui barbotent allègrement dans la Seine, toujours disposés à converser, surtout en été. Ou les morts frappés d’un maléfice quelconque, qui s’ennuient et passent leur temps à observer, eux qui demeurent depuis des siècles sur les places publiques de Paris. »

Avec Pierre Le Noir, on pénètre aussi dans les services de migration de l’au-delà, dont l’accès se situe dans la tombe du dictateur mexicain Porfirio Díaz au cimetière du Montparnasse, le schibboleth pour y accéder étant sa devise, « Ordre et progrès », sans oublier un inéluctable petit pot-de-vin – triste rappel de la longue tradition de corruption au Mexique. Dans la file d’attente, à côté des momies et des vampires, on retrouve des êtres fantastiques de la culture populaire mexicaine, comme la Llorona – « créature très délicate qui prétend chercher ses enfants et se nourrit de larmes » – et les chaneques, ces lutins vêtus de blanc avec un foulard rouge autour du cou, déjà présents dans N’envoyez pas de fleurs, mais devenus ici des travailleurs tiers-mondistes payés à bas prix : « Vous n’auriez pas un petit boulot pour nous ? Nous pouvons entretenir votre jardin. Nous savons peigner les racines des arbres en direction du centre de la Terre, nous nettoyons le sol des maléfices enfouis. Et nous pouvons tisser la lumière de la lune. Un jardinier parisien d’outre-tombe vous demanderait une fortune pour tout ça. Nous, nous prenons deux fois moins cher. » Car, dans l’œuvre de Martín Solares, le fantastique et l’onirique sont bien des moyens de saisir le réel, ou plutôt de mettre en évidence le caractère hallucinatoire de sa violence profonde.

Dans Quatorze crocs, l’écrivain s’est ainsi lancé un défi : répondre à l’injonction surréaliste de résoudre la vie à travers le rêve, de suivre les pistes du merveilleux pour comprendre le monde. Occultisme, hypnotisme et magie deviennent ici des méthodes d’enquête. Renouant avec sa lignée maternelle, petit-fils de « la meilleure voyante de tout Paris », Mme Palacios, le jeune détective entre en contact avec l’invisible, interagit avec les morts pour (leur) faire justice. Il reçoit de sa grand-mère en cadeau un bijou qui l’alerte du danger lorsqu’il se met à chauffer dans la poche intérieure de sa veste, lui permettant ainsi de transiter dans le monde des morts.

Au cours de l’enquête, Pierre Le Noir est introduit par Mariska dans une soirée organisée en l’honneur de Man Ray – dont l’une des créations est peut-être en rapport avec le meurtre. Les deux clans ennemis de l’avant-garde parisienne sont réunis : « Le groupe de Breton, le groupe de Tzara… Tous les mêmes, dans le fond, sauf qu’ils s’en veulent à mort, ces derniers temps. Ils sont allés saboter leurs spectacles respectifs, ils s’insultent, ils se tapent dessus. 


 » Si Solares fait des surréalistes des personnages de son roman, avec des portraits qui sont esquissés avec un humour tendrement corrosif, c’est sans doute par cet autre rapport au visible auquel leurs expériences ont ouvert la voie. À l’instar de ce collage de René Magritte, Je ne vois pas la femme cachée dans la forêt, évoqué d’ailleurs plus tard par l’auteur comme source essentielle du livre, et qui remet en effet en question l’évidence du visible, le roman nous invite à « voir l’invisible », comme cette « étrange substance, très fine », « l’Air de Paris », permettant de « photographier des objets ou des personnes imperceptibles pour les humains ».

Mais peut-être le véritable mystère sur lequel enquête en réalité Quatorze crocs est-il celui de la mort elle-même : cette séparation radicale, manière d’essayer de neutraliser leur pouvoir sur les vivants que nos sociétés ne cessent d’établir et qui disparaît ici joyeusement. Premier volet d’une trilogie en cours, Quatorze crocs annonce l’insurrection des morts qui refusent de rester à leur place : « Des morts sortent de leur demeure pour aller mordre les vivants et boire leur sang… On parle même d’une révolte des trépassés, qui se réveilleraient et refuseraient de retourner dans leur tombe ». L’excès des morts, leur humour et leur sensualité envahissent l’espace des vivants.

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vendredi 13 décembre 2024

Gabriela Cabezón Cámara / Les aventures de China Iron / La femme du gaucho

 


Les aventures de China Iron, de Gabriela Cabezón Cámara


La femme du gaucho

« La literatura lo puede todo », la littérature peut tout… Avec la liberté que lui donne cette conviction, Gabriela Cabezón Cámara, née en Argentine en 1968, construit une des œuvres les plus singulières de la littérature latino-américaine actuelle. Entre mémoire et utopie, dans un style qui efface joyeusement les frontières séparant culture savante et culture populaire, elle interroge l’histoire et l’identité de son pays. De ses débuts dans le journalisme – qu’elle continue à exercer – elle conserve une intense attention à la réalité sociale, sur un rythme vif et tranchant. À cela s’ajoute son œuvre romanesque, deux romans qui cherchent à dire ensemble la violence extrême et la beauté du monde, et dont la puissance se dessine si bien dans les traductions de Guillaume Contré.


Gabriela Cabezón Cámara, Les aventures de China Iron. Trad. de l’espagnol (Argentine) par Guillaume Contré. L’Ogre, 256 p., 20 €


Le dernier livre de Gabriela Cabezón Cámara paru en France, Les aventures de China Iron, explore le lyrisme de la gauchesca, ces longs poèmes célébrant dans la figure du gaucho la naissance de l’Argentine. Une douce ivresse imprègne ce livre étonnant, bercé par sa relecture du poème le plus emblématique du genre, Le gaucho Martín Fierro de José Hernández (1872), personnage auquel elle voulait accorder un autre destin : ce métis, homme libre qui traverse à cheval les plaines de la pampa, « sorte de prolétaire rural », devenu un héros national, finit vaincu par le modèle économique des grands propriétaires terriens. Son chant devient mélancolique, se consume dans un « je » brisé, et perd alors l’énergie de ce « nous » courageux et combatif caractéristique de la poésie des gauchos.

Les aventures de China Iron, de Gabriela Cabezón Cámara

Gabriela Cabezón Cámara © D.R.

C’est justement cette force collective pleine de joie que Gabriela Cabezón Cámara s’attelle à reconquérir par la fiction. « J’ai toujours été étonnée de voir que Martín Fierro, un déserteur, qui a tué un militaire, soit devenu un héros national, raconte-t-elle dans un entretienMême si les gens n’ont jamais entendu parler de Hernández, ils connaissent par cœur au moins un vers de son poème. En le relisant, j’ai eu l’idée de raconter cette histoire du point de vue d’une femme – juste quelques vers leur sont consacrés dans le poème – à qui j’avais envie de donner une vie lumineuse. Je voulais à travers ses yeux redécouvrir le monde, comme un nouveau-né. »

À l’origine du roman, on retrouve ainsi une volonté d’écrire l’histoire autrement, à partir du corps et du désir. D’où le choix de la protagoniste, une jeune fille de quatorze ans, mariée de force dans son enfance à Martín Fierro, et qui prend la parole pour raconter ses aventures. Après la capture de ce mari imposé par la vie, cette « solitude animale » qui était la sienne depuis son abandon à la naissance se transforme en liberté : « Je me suis sentie libre, j’ai senti mes attaches céder et j’ai confié les deux petits au couple de vieux péons qui était resté à l’estancia. J’ai menti en leur disant que je partais à sa rescousse. Que le père des deux petits revienne ou pas, je m’en fichais… » Elle se retrouve donc seule comme la rouquine Liz, femme du « gringo qui venait de l’engueul’terre », lui aussi emmené avec Fierro par les militaires. Elle monte dans sa charrette et l’accompagne au long de sa traversée de la pampa pour prendre en charge l’estancia qu’il devait administrer. Et c’est grâce à elle que la transformation de la protagoniste aura lieu, en commençant par son nom : « China Josefina Iron, m’a-t-elle nommée, en décidant qu’à défaut d’un autre, ce serait bien que je me serve du nom de ma brute de mari. »

Lieu matriciel, cette charrette offre à la protagoniste une nouvelle naissance : elle s’y débarrasse de sa robe et de ses cheveux longs, enfile le pantalon de gaucho pour devenir un jeune homme. Elle y découvre aussi l’influence anglaise, sa séduction qui passe par la soie, le thé, les épices, le whisky, les belles robes de Liz, son corps blanc qu’elle lui apprendra à aimer. Dans cette charrette, elles entreprennent ce voyage initiatique vers la Terre de l’intérieur, à rebours du progrès prôné par les militaires et les propriétaires terriens, fondateurs de l’Argentine. Ce progrès qui finira par créer cette « fabrique de soja immonde et empoisonnée » qu’est aujourd’hui la pampa, dit Gabriela Cabezón Cámara. Avec Rosario, rencontré en chemin, un gaucho dont l’histoire tragique permet à l’autrice de s’exercer à son tour au récit épique, et Estreya, le chien adopté par la China, ils forment une communauté dont les liens se réinventent sans cesse. Abandonnés à leur sort, sans famille, ils retrouvent ensemble l’élan pour aller encore plus au Sud, plus loin dans la conquête de leur liberté. « Même dans l’obscurité la plus totale, quand on a l’impression qu’Il n’est pas là et que le désarroi nous écrase, il faudrait être capable de bien regarder : quelque chose brille, quelque chose nous guide, il faut aller de l’avant à la recherche d’un éclat. »

Et c’est un tour de force de Gabriela Cabezón Cámara : refuser le misérabilisme, ne pas céder à la victimisation de ceux et celles qui vivent dans les marges. Au contraire, elle imagine d’autres rapports entre les sujets, fondés sur le plaisir et la joie de vivre. Elle leur donne une vie lumineuse, qui implique de renoncer à la violence et au ressentiment et de choisir le chant, la poésie. « J’ai laissé le fusil se reposer, les dragons désormais mêlés à ma pampa », nous dit la China Iron. La question de la communauté ou bien plutôt de ces manières autres de faire communauté traverse en effet son œuvre.

Dans son roman précédent, le très fort Pleines de grâce (L’Ogre, 2020), elle met ainsi en scène une travestie, Cleopatra, qui après l’apparition de la Vierge dans un commissariat où elle a été frappée, abandonne la prostitution et fonde une communauté autonome dans son bidonville de Buenos Aires, El Poso. Au rythme de la cumbia, cette musique si populaire en Amérique latine dont les paroles ponctuent la narration effrénée, prostituées, trafiquants et voleurs organisent leur vie autour du culte de la Vierge : « La Vierge parlait comme une Espagnole médiévale et la journée commençait avec la première cumbia. Chacun articulait ce qu’il voulait dire dans sa propre syntaxe et c’est ainsi que nous avons construit une langue de cumbia pour raconter les histoires de chacun. » C’est Elle, en prêtresse travestie, qui leur indique le chemin à suivre pour transformer leur bidonville, se l’approprier pour ne plus le subir, le protéger de la police et des projets immobiliers qui menacent de le détruire. El Poso devient un bastion de résistance, une joyeuse barricade. Ses habitants créent de nouvelles façons de vivre ensemble, faites d’hybridation des identités et de rupture avec toutes les formes d’exploitation et de domination – et décrites avec beaucoup d’humour et de tendresse : « C’était ainsi, depuis son centre même la villa irradiait de joie. On aurait pu croire que c’était grâce à la Vierge ou à Cleo, mais c’était nous, c’était la force de nous rassembler. »

À l’origine de Pleines de grâce se trouve le souvenir d’une amie de jeunesse, une travestie dont la vie marquée par cette violence physique et sociale n’a jamais entamé l’humour éclatant. L’œuvre de Gabriela Cabezón Cámara prolonge ainsi son rire, lui donne une résonance aujourd’hui, tout comme la radieuse vitalité des Aventures de China Iron. Comme Cleopatra, cette amie morte depuis, qui n’était « que pure joie blanche et radieuse et tantouse et dévote et amoureuse ».

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samedi 7 décembre 2024

Giani Stuparich / Une année d’école / Portrait de groupe avec jeune fille

 

Une année à l'école Gianni Stuparich
Umberto Saba et Giani Stuparich (Trieste, Italie, 1951) © Domaine public

Portrait de groupe 

avec jeune fille

par Marie Étienne
16 mars 2024
4 mn

Trieste, 1910. La jeune et belle Edda Marty, héroïne de ce roman de Giani Stuparich (1891-1961), entre dans la classe préparatoire à l’université d’un lycée de garçons. Elle est la seule fille. Qui est-elle ? Et comment les garçons vont-ils la recevoir ?

Giani Stuparich | Une année d’école. Trad. de l’italien par Carole Walter. Verdier poche, 94 p., 9,50 €

Giani Stuparich s’intéresse d’abord à la jeune fille, tandis que les jeunes gens sont à peine présentés, juste des voix comme surgies d’un brouhaha. Il y a Saletti, « jusqu’alors muet et solitaire, [qui devient] un audacieux causeur » ; « Thurez, qui depuis son banc du fond de la salle avait coutume de lancer des piques qui provoquaient les rires de toute la classe, arborait à présent presque toujours un air renfrogné, mélancolique et dur. Quant à Mitis, l’arrivée de Marty avait allumé en lui un inextinguible feu d’artifice cérébral ».

Ce ne seront pourtant pas ces trois-là qui se révèleront les protagonistes les plus importants de l’histoire, mais Antero et Pasini, qui, avec Mitis, sont les intellectuels de la bande, animés par leur goût de la littérature et leur revendication politique : le rattachement de Trieste à l’Italie, qui est le but de leur vie. Jusqu’en 1918, en effet, la ville fait partie de l’Empire austro-hongrois. Ensuite, elle est cédée à l’Italie. Le décor est planté, les personnages peuvent commencer à vivre leur « année d’école ».

La manière dont l’auteur (père istrien d’origine slave et autrichienne, mère juive) dépeint les jeunes gens, sans les juger ni les schématiser, contraints par leur milieu et leur éducation, son intérêt pour Freud et la psychanalyse, font penser à un autre écrivain triestin, Italo Svevo, son aîné (père juif allemand, mère italienne), dont le héros le plus célèbre est un anti-héros, touchant et convaincant par son humanité fragile, ses errements et sa faiblesse (La conscience de Zeno) ; ou à Luigi Pirandello, lui aussi imprégné des théories de Freud, mais italien et sicilien, pour qui la vérité était une illusion.

Mais c’est Edda Marty qui, par sa détermination à ne pas se laisser enfermer dans les rôles traditionnellement dévolus aux femmes, et sa lucidité quant à l’analyse de ses motivations intimes, constitue la grande modernité du livre. 

Ce dont rêve la jeune fille dès quinze ans, c’est d’une ville comme Vienne, « où les femmes peuvent fumer, aller au café, rentrer tard le soir, traiter d’égal à égal avec les hommes et discuter avec eux ». Elle domine, non en icône mais en figure exceptionnelle, probablement tirée par Giani Stuparich de souvenirs de sa jeunesse, et peut-être inspirée par la fameuse Lou Andreas-Salomé : elle est sensible, ne cherche pas à nuire, peut tomber amoureuse, mais sait se ressaisir et retrouver sa liberté, sa ligne de conduite, être l’égale, la partenaire et non l’épouse et la mère de famille réduite à son foyer. 

La façon dont elle échappe à ses remords, dont elle ne cède pas au sentiment de faute, de culpabilité, est magistrale : elle refuse de jouer le rôle menteur de l’amoureuse pour sauver de la mort un de ses soupirants mais pour autant, ne voulant pas l’abandonner, elle en endosse un autre, qui est celui de mère, dont la présence est bénéfique.

L’auteur ne cherche pas à démontrer quoi que ce soit, il décrit longuement les émois amoureux d’Edda et d’Antero, le garçon le plus proche de celui qu’il était à seize ans. Les jeunes gens d’abord se parlent et se promènent dans la nature, puis peu à peu ils se rapprochent physiquement, en viennent à s’embrasser de plus en plus passionnément sans toutefois aller plus loin, ce qui à notre époque apparaîtrait comme une étrangeté.

Là encore, on peut penser à un autre écrivain italien, plus tardif, dans le roman duquel une jeune fille audacieuse rend amoureux son entourage dans l’insouciance et la beauté des lieux, des personnages : Le jardin des Finzi-Contini, de Giorgio Bassani, paru en 1962, dont l’intrigue se situe à la fin des années 1930. Mais, alors que Micòl est emmenée en tant que juive dans un camp de la mort, Edda survit à la tuberculose poitrinaire qui la guettait et au mariage bourgeois avec Antero, que sa mère envahissante et captatrice aurait conduit à une faillite amère.

On sent pourtant, dès le début du livre, une angoisse, autour d’elle, que contredit l’auteur, et à laquelle il semble ne pas vouloir céder. Comme si son personnage tenait trop du miracle, qu’il n’était pas vivable, qu’on ne pouvait y croire vraiment. Si généreuse et en même temps si volontaire, si soucieuse d’inventer une manière d’être libre, inédite pour une femme, si perspicace, habile à se comprendre et à comprendre ce qui l’agite et qui agite ses partenaires.

On la voit, pour finir, évoquant à nouveau son double non fictif, la Lou de Nietzsche et de Rilke, debout sur un chariot parmi ses camarades, non pour les soumettre, mais pour sauver des eaux d’une pluie diluvienne leurs professeurs bloqués dans les murs du lycée :

« Comment, vous êtes là aussi ? s’étonna le professeur de grec quand, passé les premières frayeurs, il s’aperçut de la présence de Marty.

— Ici ? Mais professeur, je vais partout où il est possible de chahuter avec mes camarades, répondit-elle promptement. »

Non seulement la jeune fille ne cède pas aux injonctions de son époque, au destin qu’on prétend lui donner, mais elle parvient aussi à repousser la mort qui lui a enlevé sa sœur aînée bien-aimée, et cherche à l’enlever elle-même.

« Marty eut de graves crachements de sang et faillit mourir ; à peine remise, elle voulut embarquer pour un long voyage en Orient. » Comme une autre héroïne non fictive, Isabelle Eberhardt. Au fond, on ne sait pas ce que devient Marty, si elle gagne son pari et parvient à rester jusqu’au bout victorieuse ou, au contraire, si elle finit par renoncer et disparaître. Dans quelle tourmente, intime ou collective ?

La fin du livre est esquissée, l’auteur élague, suggère. Une œuvre ouverte qui parle encore à nos oreilles ; et qui résonne des bruits d’un temps qui s’annonçait tragique.

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vendredi 6 décembre 2024

Paule du Bouchet / Le Langage de l’hirondelle / L’enfance reine


Paule Du Bouchet Le langage de l'hirondelle
Paule du Bouchet © Francesca Mantovani/Éditions Gallimard


L’enfance reine

par Marie Étienne
3 mai 2024


Pour Paule du Bouchet, qui deux ans après L’annonce publie Le langage de l’hirondelle, la petite enfance est la période la plus accomplie de la vie, « la source jaillissante », « toujours disponible », celle vers laquelle il faut retourner par le souvenir pour s’y abreuver.

Paule du Bouchet | Le Langage de l’hirondelle. Gallimard, 150 p., 17,50 €

Et ce que la mémoire restitue, ce sont d’abord des images comme en recèlent les films d’amateur réalisés par un membre de la famille. Mais comme nous les avons perdues, dissimulées qu’elles sont dans les méandres de la mémoire, pour en retrouver le chemin, il faut développer un instinct de pisteur, une patience de sourcier, car, écrit André du Bouchet dans ses Écrits sur l’art, « ce qui est en avant de nous se mêle curieusement à ce que nous avons délaissé, comme de la vaisselle dans l’air, le lit défait, ce pain rassis dans notre ciel ».

Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler que Paule du Bouchet est la fille d’André du Bouchet et de Tina Jolas (sœur de la compositrice Betsy Jolas), qui devint par la suite la compagne de René Char avec qui elle traduisit et composa plusieurs livres ; qu’elle a un frère, Gilles du Bouchet, peintre, graveur et illustrateur ; qu’elle a une formation de philosophe et de musicienne ; qu’elle est l’autrice de nombreux livres pour enfants et de proses pour adultes, dont le récit poème qui est notre sujet.

Récit parce que nous avons affaire à une narration, articulée en dix-neuf brefs chapitres précédés d’un avant-propos. Et poème parce que l’écriture est souvent celle d’une poète, tant par la beauté des formules que par la profondeur de la pensée – si toutefois on peut ainsi définir ce qui ressortit à la poésie. Pour elle, il s’agit de saisir, d’appréhender le monde sans forcément comprendre.

Le titre de son livre est emprunté à son père, qui, lisant l’Odyssée à un « nous » qu’elle ne précise pas, son frère Gilles ou son cousin David, très présent tout au long des pages, qualifie la langue de Cassandre de « langue de l’hirondelle », c’est-à-dire une langue composée de signes – les dessins de l’alphabet grec.

La quête de Paule du Bouchet consiste à déchiffrer le kaléidoscope de sa mémoire, la partition écrite mais a priori indéchiffrable de son passé, comme l’était la langue qu’écrivaient les Grecs. Dans les jeux innombrables auxquels elle se livre dans sa petite enfance, elle est accompagnée par son cousin David, habité, comme elle, d’une flamme intérieure, dont « il ne restera qu’un tas de cendre. Alors, plus tard, lorsqu’il sera devenu adulte, l’illumination de son enfance sera peut-être comme ces étoiles mortes qui nous arrivent après l’impensable voyage interstellaire : une lumière froide, éteinte, un éclat glacé ». Une formulation dont on ne s’étonne pas de retrouver l’écho chez André du Bouchet, tant est grande leur proximité sentimentale et artistique : « Tout se soude par la cendre ou par le feu, et par ce froid particulier » (Écrits sur l’art).

Ce qui requiert leur attention, à elle et à David, se situe le plus souvent « dehors », dans le jardin de la maison, sur le chemin qui y conduit, dans la forêt qui est plus loin et qui est synonyme de mystère, par conséquent aussi de découvertes et de révélations. C’est là qu’un jour, au cours d’une promenade, elle aperçoit un couple caché dans les feuillages : sa mère avec un homme en qui elle ne reconnaît pas son père.

L’accession au secret peut offrir le bonheur autant que la douleur. Paule du Bouchet livre ici un éclat, une image, qu’elle qualifie d’originelle, mais ne s’attarde pas, ce qu’elle veut c’est écrire un récit de l’enfance qui ne fait que frôler les grands évènements, qui s’attarde au contraire sur des détails en apparence insignifiants : « Un instant pur […] absolument frais […] comme un animal qui broute l’herbe vivante de la sensation » (Roland Barthes, cité par l’autrice), les jeux, les fruits, les animaux, le son d’un mot, les mots, le son des choses : « Dans le murmure du petit ruisseau qui bruisse, obstiné, naïf, constant, sous les feuilles, j’entends parfois la voix chantante de ma mère. » À travers les jeux et le regard des deux enfants, elle pose des questions d’ordre philosophique, sur le réel : est-il « Dans le ciel ou dans les eaux qui le reflètent ? », sur le caché, la dialectique du grand et du petit, la persistance du vivant dans la mort… 

Et Paule du Bouchet bouscule des traditions morales. Ainsi, dans le chapitre intitulé « Mensonges », elle valorise les inventions de la fillette qu’elle fut. « Les récits de mes camarades de classe qui ne disent que la “vérité” me paraissent fades […] Je ne sais pas raconter la réalité. Mentant, je suis dans un lieu impossible et pourtant vrai ». Ou encore : « Le mensonge est une étape essentielle dans l’articulation du langage. »

Cependant, à trop vouloir se taire sur les évènements et à privilégier le fugace et l’infime, l’ériger en trophée, Paule du Bouchet nous laisse sur notre faim. Le livre s’achève quasiment sur l’accident à la main de David – preuve qu’il était important. « Mon cousin a eu la moitié de main arrachée. » Mais si la fabrication de l’explosif est longuement narrée, l’accident lui-même (tout autant que ses suites) tient en trois ou quatre phrases. 

Une insatisfaction que la beauté formelle ne corrige pas, peut-être parce que le genre choisi, essai philosophique et conte des origines, exclut la narration qu’implique tout récit en prose ? Ou que le parti pris qui consiste à considérer l’enfance comme le temps du bonheur absolu finit par sembler peu crédible et trop volontariste ? Même si, dans le texte « Intérieurs », Paule du Bouchet parle de la mort en connaissance de cause et en enfant qu’elle sait rester : « Constituée de cette foule des ombres qu’elle absorbe, la nuit est pour nous autres enfants frappée du sceau de l’ogre, elle possède une mâchoire et des dents. »

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