mardi 29 juillet 2025

Tove Ditlevsen / Écrire sur beaucoup d’ombre

 

"Dépendance", Tove Ditlevsen (Détail) © Globe
« Dépendance », Tove Ditlevsen (Détail) © Globe


Écrire sur beaucoup d’ombre

Célèbre dans son pays, Tove Ditlevsen (1917-1976) a vu depuis quelques décennies sa réputation franchir les frontières du Danemark grâce à sa « Trilogie de Copenhague », appellation que son éditeur anglais, désireux de lier EnfanceJeunesseet Dépendance (1967-1971), a donnée à ses trois livres autobiographiques. Voici le troisième traduit en français.


Tove Ditlevsen | Dépendance. La Trilogie de Copenhague III. Trad. du danois par Christine Berlioz et Laila Flink Thullesen. Globe, 240 p., 19 €

Le thème de cette « trilogie » est celui d’une enfant de la classe ouvrière, passionnée par les livres, qui souhaite devenir écrivain et, une fois jeune femme, y parvient. Le dernier volume, Dépendance, paraît après Enfance etJeunesse. Il couvre l’existence de Ditlevsen de son premier mariage à son quatrième, période au cours de laquelle elle établit sa réputation littéraire et devient aussi toxicomane. Le mot danois qui sert de titre au livre, Gift, signifie curieusement à la fois « marié » et « poison ».

En effet, l’écriture et la drogue ne sont pas les seules addictions de Ditlevsen, qui les décrit d’ailleurs en termes similaires ; on pourrait aussi penser qu’elle est « accro » au  mariage. Ainsi, dans la « vraie » vie, après son divorce en 1973 d’avec son quatrième mari (celui qui apparaît en deus ex machina à la fin de Dépendance), elle fit paraître une annonce matrimoniale dans le plus grand quotidien danois exprimant son impatience de retrouver l’amour après « un mariage long et malheureux ». À quelle protection, quelle respectabilité rêvait-elle alors qu’elle quittait toujours ses foyers successifs quelques années et quelques enfants ou avortements plus tard ? Elle n’en dit rien dans Dépendance, alors qu’on sait que, dans la « vraie » vie encore une fois, c’est-à-dire dans une interview, elle avait affirmé qu’elle n’avait jamais été aussi heureuse que l’année où elle avait écrit Enfance et Jeunesse à l’hôpital psychiatrique de Sankt Hans où elle était internée.


Toujours est-il que, dans ce troisième livre, son existence compulsive fascine et dérange, ce d’autant plus qu’elle la traite de manière étrangement distanciée par le biais d’une écriture qui évite l’affect et le jugement moral, mais qui ouvre un abîme entre ce qui est dit et ce qui est. Lorsque Ditlevsen répète, par exemple, qu’elle subordonne tout à sa volonté d’écrire, c’est moins sa force de caractère qui transparaît qu’un inquiétant trait psychique, élément d’une stratégie mentale dévastatrice. 

En effet, les épisodes les plus bizarres et les plus connus de Dépendance surgissent plus tard. Elle a quitté un deuxième mari plutôt aimable et est mariée à Carl, un médecin psychopathe, qui lui administre, à sa demande, de la péthidine, avant parfois de la posséder « à sa façon inattentive et brutale ». Elle avoue l’avoir épousé parce qu’elle était amoureuse « du liquide clair d’une seringue… et pas de l’homme qui maniait la seringue ». Tove sera sauvée de la mort par une hospitalisation et une cure de désintoxication, divorcera, puis retombera dans l’addiction. Carl sera arrêté et condamné. Le livre se termine sur un quatrième mariage que Tove pense être le bon, sans drogue, avec amour, enfants et écriture. Las ! sa « vraie » vie biographique nous apprend l’avenir moins rose qui fut le sien : de nouvelles toxicomanies, un autre divorce, le suicide. 

Mais, en dépit de son happy end, Dépendance met en scène un contraste constant entre idéalisme artistique et amoralisme, narcissisme et destruction de soi, manipulation et masochisme, liberté et dépendance, sans jamais effectuer une reconnaissance explicite du second terme du contraste. De fait, la femme décrite par Ditlevsen, avec son entêtement, son désir d’« arriver », son instrumentalisation d’autrui, n’a presque aucun contrôle sur sa propre existence, et derrière sa carapace tout est en miettes. Dépendance est ainsi écrit tout net, sur beaucoup d’ombre. Il est donc saisissant.


EN ATTENDANT NADEAU


lundi 28 juillet 2025

Celso Castro / Chambres avec vue sur brumes galiciennes


Celso Castro | L’Accordeur d’intérieurs
« Paysage d’hiver », Serafín Avendaño (1896) (détail) © CC0/WikiCommons

Chambres avec vue sur brumes galiciennes

Celso Castro a-t-il entendu Rimbaud lui seriner qu’il faut être absolument moderne ? Ce romancier et poète galicien nous donne ici un récit parfaitement déjanté, dans une traduction d’Isabelle Dessommes, par ailleurs éditrice d’« Arpents de Sud », soucieuse d’écriture d’avant-garde et vouée à la diffusion de la littérature de langue espagnole, avec au catalogue ici Diego Pita, un Espagnol de Californie, là le Péruvien Eduardo Huárag.

Claude Grimal / Eldritch / Lovecraft

 




Illustration de « Spawn of the Stars » par Sofyan Syarief © CC-BY-4.0/Sofyan Syarief /Wikimedia Commons


« Eldritch »

par Claude Grimal
24 décembre 2024
Numéro 211

H. P. Lovecraft (1890-1937) avait quelques obstacles à surmonter avant d’être accueilli dans la Pléiade. Il avait cependant, en tant qu’auteur américain, déjà franchi le plus décisif avec la publication de certains de ses Tales en 2005 dans la Library of America (l’équivalent de la Pléiade aux États-Unis), accédant ainsi à la respectabilité littéraire. Il ne lui restait qu’à patienter deux décennies avant de se couler entre les couvertures pleine peau (de mouton) de Gallimard.

Sergey Polyyshko / Chats

 


Sergey Polyushko
CHATS


jeudi 24 juillet 2025

Dans la « mêlée » avec D. H. Lawrence

 



D. H. Lawrence
D. H. Lawrence (1929) © CC0/WikiCommons

Dans la « mêlée »

avec D. H. Lawrence

par Claude Grimal
31 décembre 2024
Numéro 211

Le volume que la Pléiade consacre à D. H. Lawrence offre l’occasion de se (re)plonger dans l’œuvre d’un écrivain qui, pour Marc Porée, maître d’œuvre de cette publication, était « hétérodoxe de bout en bout » et a « toujours privilégié l’écart en toute chose ». La nouvelle traduction et la présentation qu’il fait avec Laurent Bury des deux plus célèbres romans de l’auteur (Femmes amoureuses et L’amant de Lady Chatterley) et de trois de ses « novellas » (« La coccinelle », « Le renard » et « La poupée du capitaine ») en sont des preuves éclatantes. En effet, la fiction de D. H. Lawrence possède une singularité, une intensité, une « physicalité », qui choquèrent à son époque et troublent encore aujourd’hui. Lawrence défendait, bien sûr, ses choix romanesques : « Quiconque me lira, écrivait-il dans une lettre, sera jeté, bon gré mal gré, dans la mêlée ; et si cela ne lui plaît pas – s’il préfère un confortable fauteuil d’orchestre – qu’il lise quelqu’un d’autre. » EaN a demandé à Marc Porée d’évoquer quelques traits particuliers de cette « mêlée » lawrencienne.

mardi 22 juillet 2025

Etiyé Dimma Poulsen / Avec ses propres mots

 



Etiyé DIMMA POULSEN

Etiyé avec ses propres mots


C’est toujours un défi de trouver un titre pour une exposition, surtout que je crée chaque pièce individuellement. Depuis que l’on m’a proposé d’exposer dans une chapelle, j’ai essayé de présenter un ensemble d’œuvres qui aura un sens et un lien en commun avec ce lieu sacré, bien que désaffecté aujourd’hui.

mercredi 16 juillet 2025

Paloma Picasso: «Picasso n’est pas une entreprise, c’est une personne, un peintre. Nous ne fabriquons rien»


Paloma Picasso, en 1985.GETTY IMAGES

Paloma Picasso: «Picasso n’est pas une entreprise, c’est une personne, un peintre. Nous ne fabriquons rien»

Sa ligne de bijoux, ses virées la nuit avec Warhol, l’œuvre de sa mère, Françoise Gilot, son rôle au sein d’une succession compliquée... Et si Paloma Picasso avait reçu bien plus qu’une immense fortune en héritage ? Pour s’en assurer, Paloma Simón a rencontré la fille de l’artiste le plus important du XXsiècle.

vendredi 11 juillet 2025

Marto Pariente / Michalis Makropoulos / Passions diverses

 

Marto Pariente, Balanegra, traduit de l’espagnol par Sébastien Rutés, Gallimard, 218  p.,  20 €
L’absent © CC-BY-4.0/Xavii/FlickrGianni Biondillo | Le goût du sang. Trad. de l’italien par Anne Echenoz. Métailié, 360 p., 22,50 €


Passions diverses

par Claude Grimal
11 juillet 2025
Numéro 225

Trois romans qui se déroulent en Espagne, en Italie et en Grèce mettent respectivement en scène un ancien tueur à gages qui veut sauver son neveu, un ex-dealer animé par la vengeance et un commerçant ruiné épris de vérité et de justice. Rien de commun dans ces trois livres de Marto Pariente, Gianni Biondillo et Michalis Makropoulos, si ce n’est leur excellente facture. 



 

Marto Pariente | Balanegra. Trad. de l’espagnol par Sébastien Rutés. Gallimard, coll. « Série noire », 218 p., 20 €

Coveiro, ancien tueur à gages, s’est installé à Balanegra pour s’occuper de Marco, son neveu autiste, à présent orphelin. Dans l’exercice de ses nouvelles fonctions, celles de fossoyeur, il ne manie plus que la pelle et la pioche. Il va cependant devoir ressortir ses armes du placard car Marco, qui l’aide dans son travail et se promène parfois la nuit dans le cimetière, se fait enlever près de la tombe du dernier enterré, un homme politique compromis dans divers scandales. Pourquoi a-t-on kidnappé Marco? Et comment le retrouver ?

Lancé à sa recherche, Coveiro aura affaire à une série de grotesques zozos qui mènent de leur côté leurs peu recommandables actions et s’entretuent avec entrain : Rubí de Miguel, mère du mort et femme d’affaires, Double Mickey, son autre fils, un Russe qui n’est pas russe, les Tapia, hommes de main profanateurs de tombes, les Bobby, élégant couple de pro du « nettoyage », des hommes de loi véreux…

L’histoire, pleine de rebondissements, est d’un humour très noir, ses crapules impeccablement drolatiques. Après l’excellent 

La sagesse de l’idiot, Pariente fait à nouveau preuve d’un joli tour de main.

Milan a ses bons ou très bons auteurs de polars, de Giorgio Scerbanenco à Piero Calaprico ou Luigi Vergallo ; avec Le goût du sang, Gianni Biondillo rejoint ce groupe. Le livre (qui date de 2019) déploie en effet un élégant savoir-faire pour mêler la vie de la métropole lombarde aux péripéties du giallo.

Soit Milan enneigé et ses différents quartiers. Dans le populaire Quarto Oggiaro, transformé par l’immigration du sud, règne la ‘Ndrangheta calabraise. Sasà, un des exécutants de l’organisation, sort de prison avec une idée en tête, se venger et retrouver un magot qu’il a planqué. Dans le même temps, l’inspecteur Ferraro, héros fatigué et sarcastique des précédents romans de Biondillo, se trouve, plutôt mal gré que bon, chargé de l’empêcher de nuire.

L’histoire, qui se déroule lors d’une tempête hivernale, balade le lecteur des quartiers pauvres aux plus huppés, d’une salle de boxe à des soirées érotiques chez les nantis, le fait assister aux provocations de petites frappes et à des gros coups fourrés politico-mafieux. Le goût du sang est rapide, ironique, rempli d’action, milanais en diable… bref, captivant.

Michalis Makropoulos | L’arbre de Judas. Trad. du grec par Clara Nizzoli. Agullo, 144 p., 12,90 €

Ilias, commerçant athénien ruiné par la crise, puis séparé de son épouse et de ses filles, est retourné dans son village natal d’Épire, Delvinaki. Entre une vieille mère peu causante, les tsipouros sirotés au bistrot et des marches sous la neige (on est en hiver et dans les montagnes), Ilias peut continuer à s’adonner à la mélancolie. Mais voilà qu’on découvre dans une fosse le cadavre d’une jeune femme inconnue.

Ilias soupçonne Yagonassis, un villageois « qui trempe dans de sales affaires », d’y être pour quelque chose. Son ami, le commandant de police Kotsomendis, lui conseille de ne pas se mêler de cette histoire, qui, à ses yeux, concerne la mafia albanaise, très active dans le coin. D’ailleurs, un « coupable », découvert fort à propos, se « suicide » : l’affaire est classée. Splénétique mais soudain mû par un inextinguible désir de vérité, Ilias s’attache à la recherche de l’assassin. Il le trouvera, pour son plus grand malheur… ou pour la plus grande satisfaction de son penchant dépressif.

L’arbre de Judas fait penser à certains Leonardo Sciascia par sa trame, son sens de la corruption sociale, la retenue de son style, l‘obstination mélancolique de son héros. C’est une belle réussite.

EN ATTENDANT NADEAU



vendredi 4 juillet 2025

Michael Madsen, acteur culte de Reservoir Dogs, s’est éteint à l’âge de 67 ans

 



Michael Madsen


Michael Madsen, acteur culte de Reservoir Dogs, s’est éteint à l’âge de 67 ans

Un regard de chien battu, une voix rauque, et des mâchoires serrées... Michael Madsen a incarné pendant quarante ans une certaine idée du caïd.

Tous les témoignages de ceux qui l’ont connu dépeignent Michael Madsen en homme tendre et affectueux, fidèle en amitié, et généreux sans avoir besoin de le montrer. Ça c‘est pour la vie privée. Car à l’écran, c’était tout autre chose : un acteur brut, éruptif, qui s‘était spécialisé dans les rôles de durs. C’est en 1992, dans le premier long métrage d’un certain Quentin Tarantino, qu’il laisse un souvenir impérissable. Dans Reservoir Dogs, Madsen incarne Mr. Blonde, tueur sans foi ni loi, un méchant au sang-froid tellement malaisant qu’il hante encore les cauchemars des spectateurs.


Avant cela, il avait fait ses armes dans des seconds rôles : c’était notamment un ami alcoolique de Jim Morrison dans The Doors d’Oliver Stone. Il jouait un musicien amoureux de Susan Sarandon dans Thelma et Louise, sans oublier ses apparitions, toujours inquiétantes, dans des séries cultes de l’époque comme Miami Vice ou Code Quantum. Mais, sa carrière a basculé avec ce polar à petit budget, où un gang de braqueurs aux noms de couleurs se déchire après un coup qui tourne mal. Dans cet impossible chaos, la figure de Mr. Blonde se distingue parmi toutes.

Une scène culte ? Évidemment celle de l’oreille coupée. Mr. Blonde a ligoté un flic (incarné par Kirk Baltz) et le torture pendant qu’à la radio passe Stuck In The Middle With You, une chanson pop entêtante et gentillette qui contraste cruellement avec le déchaînement de violence à l’œuvre. Mais l’horreur se teinte d‘humour sadique. Mr. Blonde fait quelques pas de danse, rasoir à la main, avant de trancher l’oreille de sa victime. Puis, avec un sourire aux lèvres, il parle dans l’oreille comme dans un micro : « Allô, il y a quelqu’un ? »

À l’écran, c’est insoutenable. Même la caméra est obligée de tourner le regard. Quentin Tarantino, dans une interview donnée à l’époque, disait vouloir qu’on « ressente la douleur ». Mission accomplie. Mais, au-delà de la violence, ce qui glace le sang, c’est le plaisir sadique que Michael Madsen semble éprouver. Il confiera plus tard avoir improvisé cette danse, sur une simple indication du scénario : « Mr. Blonde danse de manière maniaque. » « Je me souviens m’être dit : “ Mais qu’est-ce que je vais pouvoir foutre de ça ?” Quentin m’a fait confiance pour trouver sur le moment. »


Michael Madsen a décidé d’y aller tout en douceur. Un petit pas de danse, un petit déhanchement, avant de sauter sur le policier ligoté.

Le personnage devient instantanément culte. Madsen, dès lors, portera toujours avec lui cette aura d’homme instable et violent. Tarantino l’invitera dans plusieurs de ses films : Kill Bill (1 et 2), Les huit salopardsOnce Upon a Time… in Hollywood. À chaque fois, l’acteur injecte sa touche : une fragilité toujours à double sens, un charisme à l’ancienne, quelque part entre James Dean et Charles Bukowski.

Mais derrière la gueule de gâchette solitaire, il y avait un père – qui a eu six enfants – et un homme d’une grande sensibilité. Lors du tournage de Reservoir Dogs, son premier fils était encore bébé. Quand le flic supplie son bourreau de lui laisser la vie sauve en disant avoir un enfant en bas âge, la réplique l’émeut bien plus qu’il ne veut le montrer.

Des années plus tard, de festivals en projections, les fans ne lui parlent toujours que de Mr. Blonde. « Je m’imagine à 80 ans, avec quelqu’un qui me demande pour la millième fois de refaire la danse, souriait-il en 2017. Ce rôle me suit partout. »

Il restera, dans la mémoire du cinéma, cet ange noir à la voix rauque, qui a su mettre un peu de danse dans sa cruauté.


VANITY FAIR