mercredi 26 juin 2024

Steve Sampson / Bernard Sarrut / Lettres à l'inconnu

 


Bernard Sarrut


J’aime

Dans Lettres à l’inconnu(e), roman épistolaire constitué d’une correspondance à sens unique, Bernard Sarrut interroge la nature de l’amour. Aimer serait-il un verbe intransitif ? L’élan amoureux a-t-il vraiment besoin d’un objet ? 


Bernard Sarrut, Lettres à l’inconnu(e). Tinbad, 124 p., 14 €


Selon Lacan, aimer c’est offrir à quelqu’un qui n’en veut pas quelque chose que l’on n’a pas. Le « héros » de Lettres à l’inconnu(e), lui, semble bien convaincu de sa capacité à donner. Dans un court laps de temps, il envoie à un(e) seul(e) destinataire, presque quotidiennement, une trentaine de missives ardentes. D’où vient cette surabondance d’affection ? N’attend-il rien en retour ? Est-il généreux ? fou ? égoïste ?

Il se met à écrire l’avant-veille de Noël. Il continue pendant quarante jours, jusqu’à l’avant-veille de la Chandeleur, une sorte de carême personnel entre la fête de la Nativité et celle de la Présentation de l’Enfant au Temple. Cette correspondance est-elle un acte de renoncement, une forme de pénitence ? Faute d’aimer charnellement, de participer à la reproduction de l’espèce, l’écrivain cherche-t-il à transformer sa passion en œuvre de l’esprit ?

Dans sa première lettre, datée donc du 23 décembre, le héros explique sa démarche : « Je vous écris à l’instant et je vous écrirai encore par la suite. Je n’ai pas une envie spéciale de vous voir. Cela viendra sans doute à son heure. Ce qui m’importe est de pouvoir vous toucher jusqu’au fond de l’âme. »

Toucher l’âme, le but de tout séducteur. Comme en témoigne l’obsession contemporaine pour la « technique » sexuelle qu’on constate à travers les conseils pratiques donnés par les médias : autant de stratégies mesquines pour combler un manque : le manque d’amour.

Bernard Sarrut, Lettres à l’inconnu(e), Tinbad

Dans Lettres à l’inconnu(e), Bernard Sarrut prend acte de cette carence, livrant en épigraphe une citation de Bram Stoker qui place l’ouvrage sous le signe d’un grand romantique, le comte Dracula : « Je n’osais pas relever les paupières, mais je continuais néanmoins à regarder à travers mes cils, et je voyais parfaitement la jeune femme maintenant agenouillée, de plus en plus penchée sur moi, l’air ravi, comblé. »

Le vampire, consommateur insatiable de chair fraîche, sait bien que l’extase se trouve dans le renouvellement, dans les veines d’une prochaine victime. Ô combien désespérée est sa quête, vouée à l’échec, génération après génération ! Heureusement, Bernard Sarrut épargne à son lecteur ce genre de désagrément : son héros ne communiera pas dans le sang de l’être vénéré. Il garde sa distance, arrivant à peine à distinguer sa forme : « Vous apparaissez toujours comme une découpe sombre sur fond de lumière. Depuis quelques jours cette impression persiste. Je n’aperçois toujours pas d’interstice entre vos jambes, ni de départ à l’attache des bras, ni même de relief sur votre visage. Tout est pris en masse. »

Ne vit-il pas la situation idéale, celle qui consiste à aimer sans avoir affaire à un corps pourrissant ? à adorer une personne dont la caractéristique première est la disponibilité ? Elle n’existe que pour lui : « Il y a un tas de domaines qui ne vous occupent pas, comme l’envie de voyager ou celle de créer. C’est cette disponibilité (toute relative d’ailleurs) qui vous donne tant de temps pour me lire. Ou fixer la lumière du dehors jusqu’à l’absorber. »

L’inconnu(e) possède les qualités nécessaires pour nourrir son soupirant : la soif de lecture et une âme ouverte. Peut-on trouver mieux ? Au lieu de courir après l’amour physique, l’écrivain ne devrait-il pas rester avec cette personne faite sur mesure pour lui ? Elle ne sera jamais assouvie, il pourra toujours envahir son esprit, l’atteignant avec la pointe de sa plume, jusqu’à ce qu’elle ait expulsé la dernière goutte.

Les artistes ne sont-ils pas tous des vampires ?

EN ATTENDANT NADEAU



 

mardi 25 juin 2024

Steven Sampson / Noguez S/Z

 

Dominique Noguez Causes joyeuses ou désespérées

Dominique Noguez © Roberto Frankenberg

Noguez S/Z

par Steven Sampson
4 juillet 2017
6 mn

Causes joyeuses ou désespérées, de Dominique Noguez, un recueil d’articles écrits sur une trentaine d’années, démontre encore une fois l’érudition, l’humour et l’irrévérence de cet auteur si polyvalent. Et européen, dans le meilleur sens du terme.


Dominique Noguez, Causes joyeuses ou désespérées. Albin Michel, 188 p., 15 €

Scepticisme. Commençons par « s », celui de « Scepticisme ? », l’un des vingt-six articles du recueil. Noguez s’affiche sceptique, prétendant qu’à la différence de Pyrrhon, qui avait un monde neuf devant lui, aujourd’hui « on a l’impression qu’on a dépassé depuis longtemps les chemins, même ceux qui mènent nulle part, qu’on n’a plus devant soi que fondrières et précipices ». Noguez va-t-il abandonner la partie ? Rien de tel ! Justement, il cite Guillaume d’Orange : « Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer. »

D’où vient son désespoir ? La disparition de tout ce à quoi sa génération croyait : « Par exemple, la littérature, le latin, la langue française, la laïcité – pour ne prendre que la lettre L – et aussi légalité des chances, laréduction des injustices, ladiversitédescultures, lecinémadart&essai, lacôtedeboeuf, leclimatempéré, lanon-violence, ladouceur, lélégance, etc. » Le lecteur doit louer cette litanie en « l », tout en luttant contre l’envie de l’imiter. La lamentation à laquelle donne libre cours l’auteur serait-elle un peu légère ?

De fait, Dominique Noguez ne se formalise jamais d’un manque de formalisme en littérature ; tantôt il s’impose des contraintes, tantôt il écrit de manière libre, donc la forme reste toujours au service du fond. La « disparition » qu’il déplore ne se résume pas dans l’absence d’une seule lettre – à la différence de l’un de ses modèles – mais doit se dessiner à travers une série d’arguments joyeux, sans qu’on saisisse complètement leur portée.

Cela dit, on sait ce qu’il déteste, il n’hésite pas à déterrer sa « hache » pour attaquer : « C’est H et compagnie : heffetdeserre, houature, houragon, hollution, hordremoral, houaltdisney, halloween, hamburger, hetcétéra. »

C’est en refusant de se prendre au sérieux que Noguez révèle qu’il est sérieux. L’autodérision, son arme ultime, lui donne du recul pour critiquer le système dominant : ses écarts linguistiques, même lorsqu’ils sont kitschs, sont réfléchis, comme on le voit à la fin de « Scepticisme ? » : « (Remarque finale : chemins, précipices, doigts, bras, brèches, montagnes, bébés, bains, manches, etc. : on voit que je ne suis pas avare de métaphores. Si elle n’est pas la preuve de l’action ni la garantie de la victoire, la métaphore est au moins le sourire du désespoir.) »

Souffrance. Deux fois « s » ? Pourquoi pas ? « Barthes S/Z », le chapitre le plus émouvant du livre, débute par une entrée intitulée « Souffrance », où Noguez évoque l’intimité de cette imposante figure intellectuelle : « Quand on pense à son enfance orpheline, à sa jeunesse abîmée par la tuberculose, à ce qu’il a écrit de ses prédispositions à l’ennui, à ce qu’on lit entre les lignes des Fragments d’un discours amoureux, à ce qu’on sait de ses soirées un peu solitaires à Saint-Germain-des-Prés, entre son quart de champagne au Flore et son appartement rue Servandoni, ou de sa période Palace avec son lot d’illusions et de désillusions sentimentales ou sexuelles, on se dit qu’il aura été au total un homme sans doute peu heureux, portant invisiblement en bandoulière, toute sa vie, une souffrance douce, lancinante, polie. » Cette description de l’auteur de S/Z, celle d’un homme à la fois solitaire et mondain, intellectuel et frivole, est-elle un autoportrait ?

Tac. Tout est question de style, chaque mot doit avoir sa force de frappe. Dans l’article « Tac ! ou Du style », Noguez explique sa vision de la chose, proche de celle de Picasso : « Deux coups de crayon. Deux coups de cuiller à pot. Deux coups de tonnerre. » Pour Noguez, ce sont des choses simples, qui viennent ou qui ne viennent pas : pas la peine d’emprunter de l’argent à la banque pour se payer un diplôme d’écriture créative. Ça, c’est pour les pauvres gens obligés de « travailler », catégorie qui comprend même Flaubert. À quoi ce dernier est-il arrivé ? « À des merveilles, parfois, à des formules à graver dans le marbre, mais ce n’est pas le style. Ou c’est du style synthétique. Le style pur, le style simple, c’est Montaigne, c’est Stendhal, c’est Léautaud, c’est Valery Larbaud, c’est Montherlant. » Après l’avoir lu, ose-t-on encore écrire sur Noguez ?

Ulm, rue d’. La capacité d’émettre de tels jugements ne provient pas seulement de l’érudition, mais d’une certaine culture – impressionnante pour un étranger – que l’élite française assimile jeune, en passant par les étapes « hypokhâgne », « khâgne » et École normale supérieure. Dans ce recueil, Noguez ne l’évoque qu’en creux – à propos de sa non-rencontre avec Sartre, lorsqu’il avait songé inviter celui-ci à s’adresser aux étudiants de l’ENS – mais il la fait ressentir, sans jamais céder à la tentation de verser dans le didactisme.

Vingt et un. Un amoureux des listes et du formalisme peut-il se passer de Perec ? Noguez rend hommage à son contemporain (ils sont nés à six ans d’écart) dans le chapitre « Vingt et un « Je me souviens » sur Henri Langlois à la manière de Georges Perec ». Des paragraphes souvent croustillants dressent le portrait d’un homme, et d’une époque, passionnés par le cinéma et convaincus de sa portée politique. Un homme dont le mode de vie pittoresque imitait l’art. Même les détails apparemment anodins sont précieux, révélateurs d’un état d’esprit : on craignait de périr étouffé dans l’escalier de la Cinémathèque, rue d’Ulm, tant il y avait de monde ; Noguez a pris son premier coup de matraque en 1968, place du Trocadéro, en manifestant en faveur de Langlois lors de son « affaire » ; Godard s’est fait casser ses lunettes par un policier au même endroit ; Langlois était toujours habillé en noir et blanc, « normal, pour un défenseur du muet ! ».

Wisniak, Nicole. Noguez adore la provocation et les mondanités. Ainsi que l’étude des origines. Ce qui l’amène à Nicole Wisniak, directrice de la « très snob » revue Égoïste, à l’origine de la rencontre entre Liliane Bettencourt et François-Marie Banier, ce dernier étant l’une des causes (joyeuse ou désespérée ?) qu’il défend. Noguez sait combien cette défense pourrait surprendre, mais il s’y lance avec impertinence, citant Beaumarchais aussi bien que Banier, dont il connaît non seulement l’œuvre visuelle mais romanesque. Il n’a aucun mépris pour la démarche de Banier : « Gigolo ? Sigisbée ? Écrivain ? Photographe ? Commençons par gigolo, c’est ce qui énerve le plus. Si l’on peut l’être, vivat ! Du moment que c’est une occupation voulue, non une servitude. Ce n’est pas toujours agréable, ça peut être fatigant, mais comme tous les métiers. C’est même un très beau métier, le plus beau, peut-être (à part président de la République ou abbé Pierre). On donne son corps, mais on garde sa tête. Tout en travaillant, on peut penser à autre chose… »

X (cassette). Le titre de cette entrée revient à Noguez, à son article « Barthes S/Z », originalement publié en 2002. Il imagine ce que Barthes aurait dit de « ce nouvel objet ‟mythologique” », le comparant au godemichet et à la poupée gonflable, du fait qu’il est « autant prolongement que substitut ». Puisqu’il contient des « moving pictures », si on prend en compte ses diverses fonctions ainsi que le vocabulaire des internautes, on pourrait traduire son contenu par le terme « images é-branlantes ». Le lecteur risque d’être é-branlé !

Y (Why ?). La cause la plus désespérée – et joyeuse ! – défendue par Noguez est sans doute celle de la langue française. « Une langue si easy » fut originalement publié en 2002 pour répondre à une décision européenne interdisant qu’une « réglementation nationale impose l’utilisation d’une langue déterminée pour l’étiquetage des denrées alimentaires », à condition que ces dernières soient vendues à l’aide d’une autre langue, « facilement comprise par les acheteurs ».

Why (adverbe qui se prononce, en anglais, comme la lettre « y ») ? On avance des raisons économiques. Ce qui laisse Noguez sceptique. Il n’y voit qu’un « prétexte » et maintient que beaucoup d’actes politiques « ne répondent en réalité qu’à des considérations d’orgueil national, religieux ou culturel », citant comme exemple la politique coloniale de la IIIe République.

Quel serait alors le véritable motif ? Pourquoi l’exception culturelle française agace-t-elle ? Parce qu’elle « freine l’hégémonie programmée de l’anglo-américain ». Selon Noguez, la Commission de Bruxelles croit que « l’humanité ne sera heureuse que mcdonaldisée, popcornisée, hollywoodisée, protestantisée — mais surtout, car c’en est à la fois la condition et le corrélat, anglophonisée ». Aujourd’hui, un jeune Européen colonisé pourrait répondre à Noguez, en langage SMS, avec le message suivant : « Y r u no fun ? »

Z. Revenons à « Barthes S/Z ». Pour conclure son article, Noguez cite le passage de S/Z où l’auteur écrit sur Zambinella : « Z est la lettre de la mutilation : phonétiquement, Z est cinglant à la façon d’un fouet châtieur, d’un insecte érinnyque ; graphiquement, jeté par la main, en écharpe, à travers la blancheur égale de la page, parmi les rondeurs de l’alphabet, comme un tranchant oblique et illégal, il coupe, il barre, il zèbre ; d’un point de vue balzacien, ce Z (qui est dans le nom de Balzac) est la lettre de la déviance… » Noguez ajoute que le patronyme de l’auteur, dans sa graphie la plus courante en France (« celui d’un célèbre tennisman avant de l’être d’un célèbre gardien de but »), se termine par cette lettre : « BartheZ. Chez lui, S au lieu de Z : le Z de la déviance, mais adouci. »

Et si Noguez parlait de lui-même… On songe à son beau récit d’il y a quatre ans, Une année qui commence bien, où il osait enfin révéler des choses depuis longtemps cachées. Devrait-on écrire la dernière lettre de son nom avec une majuscule : NogueZ ? Y not ?

EN ATTENDANT NADEAU





lundi 24 juin 2024

Steve Sampson / Entretien avec Naomi Wood

Naomi Wood, Mrs Hemingway Entretien

Naomi Wood © Philip Provily/Leemage


Entretien avec 

Naomi Wood

par Steven Sampson
1 août 2017


Naomi Wood a composé un quatuor, en donnant la parole à chacune des quatre épouses de l’auteur d’Hommes sans femmes. Elles racontent une histoire qui se répète : emballement, érotisme, déception, ennui, trahison. Le Hemingway domestique tranche avec le chasseur stoïque, le soldat valeureux. En attendant Nadeau a interviewé la romancière anglaise, afin d’établir la part de vérité de ce texte original.

Naomi Wood, Mrs Hemingway. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Karine Degliame-O’Keeffe. Quai Voltaire, 288 p., 21€


Ernest Hemingway

Pourquoi un roman sur les femmes d’Hemingway ?

J’adore Hemingway, en particulier ses nouvelles et ses romans courts. Ce qui m’a amenée à m’intéresser à l’homme derrière l’auteur. Donc j’ai commencé par lire les biographies, notamment celles de Carlos Baker, Kenneth Lynn et James Mellow.

Quel aspect de l’homme vous a intéressée ?

Il s’est construit l’image de quelqu’un d’hyper-masculin, avec l’aide des médias. Et lorsque je suis tombée sur sa correspondance avec Hadley (sa première femme), j’ai eu un déclic : à quoi pouvait ressembler la vie avec Hemingway dans la sphère domestique ? Lui qui s’était toujours affiché en safari ou sur un bateau. J’avais envie de l’insérer dans un cadre, de poser quatre murs autour de lui, pour qu’il reste à la maison avec ses femmes, afin de voir comment il se comportait avec elles. Que voyaient-elles de ce qu’il cachait au monde extérieur ?

Votre livre appartient-il à un genre littéraire ? Avez-vous rencontré d’autres textes qui tentent le même exercice ?

J’appellerais mon texte un roman biographique. J’avais lu Le maître de Colm Toibin, œuvre d’une ventriloquie incroyable, où l’auteur se met dans la peau de Henry James lors de la conception du Tour d’écrou. Et Les femmes, de T. C. Boyle, sur les trois épouses de Frank Lloyd Wright. Le plus difficile, c’est de faire en sorte que ce soit crédible, tout en restant fidèle au sujet. Parce qu’on a besoin d’une certaine marge de manœuvre, d’une « licence poétique ».

Ce roman est né d’une thèse de doctorat à l’université d’East Anglia.

En effet. J’avais fait ma maîtrise en écriture créative, et ensuite un doctorat en écriture critique et créative. Mon roman, qui comporte 80 000 mots (450 000 signes), représente deux tiers de ma thèse. L’autre partie était une exégèse de quatre textes : Le soleil se lève aussiLes neiges du KilimandjaroLe vieil homme et la mer et L’adieu aux armes. J’ai examiné la façon dont les héros d’Hemingway réagissent aux événements traumatisants. Il y avait donc un lien entre les deux parties : d’abord, une fiction où j’ai essayé d’imaginer les émotions ressenties par cet auteur normalement si réservé, si peu enclin à parler publiquement de sa vie privée ; et ensuite, une analyse de ses fictions sous l’angle de la perte. Comment les personnages masculins ont-ils réagi aux revers de la vie ? Peut-on déceler dans le langage même le reflet de ces défaites, une forme d’endurcissement ?

Pauline Pfeiffer, la deuxième épouse de Hemingway, à qui vous donnez le surnom de « Fife », est celle qui laisse la plus forte impression dans votre roman.

J’ai eu un faible pour Fife. C’est probablement une question de positionnement culturel, du fait qu’elle a été diabolisée dans Paris est une fête. Au cours de mes recherches, j’ai découvert qu’elle était la seule des quatre femmes à n’avoir jamais pu donner son point de vue. Martha Gellhorn, journaliste et romancière, n’en avait pas envie. Mary a écrit sur la fin de la vie de son mari. Hadley s’est livrée à sa biographe. Elles ont donc toutes eu l’occasion de réfuter Hemingway, de fournir leur version des faits, sauf Fife, qui a dès lors été regardée comme le diable en personne, et tenue pour responsable de la destruction du premier mariage. Mais lorsqu’on examine les lettres et les archives, on découvre une triangulation de culpabilité plus complexe. Fife a été injustement traitée par l’Histoire. Les autres épouses ont été enrichies par leurs mariages avec Hemingway. Après leurs divorces, elles ont pu passer à autre chose, avoir des maris et des carrières. Pauline n’a rien fait. Elle n’a pas connu d’autres hommes, elle ne s’est jamais remariée, son après Hemingway paraît extrêmement triste. Il n’y a rien qu’elle n’aurait fait pour lui, il était pour elle la priorité absolue, bien devant ses enfants.

Naomi Wood, Mrs Hemingway Entretien

Ernest Hemingway et Pauline Pfeiffer, sa deuxième épouse, à Paris, en 1927

On devrait donc prendre Paris est une fête comme une fiction.

Dans ce livre, Hemingway attribue la faute entièrement à Pauline. Mais j’ai pu écouter les enregistrements où Hadley avoue : « nous nous sommes tous comportés comme des enfants gâtés ». Là aussi, ça tranche avec ses mémoires, qui dressent le portait d’une Hadley abattue par leur rupture, incapable de s’en remettre. Tandis que dans les enregistrements, elle dit : « Après le divorce, j’avais un sentiment de liberté incroyable, je planais. »

À votre avis, pourquoi un tel soulagement ?

Elle était épuisée. Pendant cinq ans, elle avait été mariée à cet homme-enfant immature, elle en avait marre d’être son faire-valoir, à côté de tous ces gens flamboyants et décadents, Gertrude Stein, Alice Toklas, et les autres. Comparée à eux, Hadley faisait figure de comptable ou de paysanne.

L’un des personnages centraux du roman est l’énigmatique Cuzzemano. A-t-il réellement existé ?

Il est complètement fictif. Je l’ai créé pour une raison simple. Arrivée à la moitié de mon travail, quand j’écrivais sur les années quarante et cinquante, je me suis rendu compte qu’Hemingway s’était brouillé avec ses amis d’antan, ou les avait perdus. Les Fitzgerald étaient morts, ou presque, les Murphy n’étaient plus des confidents proches, etc. Alors je n’avais plus recours aux personnages du début de mon roman. Que faire ? Il était hors de question d’introduire d’autres amis, et pourtant j’avais besoin d’un lien entre les diverses parties de mon texte, une sorte de colle, pour que tout s’accorde. Donc, je me suis amusée à inventer Cuzzemano, un homme méchant, un parasite qui se nourrit de la légende d’Hemingway. Et puis, à la fin du roman, lorsqu’on brûle ses lettres, il disparaît de mon texte ainsi que de l’Histoire.

Personnellement, j’ai toujours pensé qu’Hemingway avait eu tort de quitter Hadley.

C’est ce qu’il a essayé de vous faire croire dans Paris est une fête. Il faut se rappeler l’époque où il l’a écrit. C’est un livre plus révélateur des années cinquante que des années vingt.

Ah bon ? Mais il en avait écrit la majeure partie à Paris, avant de ranger le manuscrit dans une malle, oubliée au sous-sol du Ritz pendant trois décennies.

Cette histoire est peut-être apocryphe. Vous savez, la cinquantaine entamée, Hemingway avait déjà subi beaucoup de revers. Alors ça lui faisait du bien de se remémorer sa jeunesse à Paris, sa percée sur la scène littéraire, les réactions favorables des critiques, depuis longtemps disparues. De songer à une époque où il était encore pauvre, où les amitiés et les amours étaient plus simples. En effet, il a probablement été plus heureux pendant cette période-là, mais s’il était resté avec Hadley, avec l’arrivée de tout cet argent et un mode de vie guindé, aurait-il continué à éprouver le même bonheur ? Cette histoire de la malle au Ritz m’a été précieuse – elle a fourni un autre élément constructeur pour mon livre. L’un des thèmes principaux qui le traversent est celui des textes perdus (dont ceux dans la valise volée à la gare de Lyon). Le leitmotiv des objets perdus a conféré une continuité à mon livre, me permettant d’écrire un roman, et pas seulement un quatuor de nouvelles.

Hemingway semblait attiré par des femmes plutôt masculines.

Je crois qu’il s’intéressait à la frontière entre masculinité et féminité. Dans les années vingt, les femmes ont commencé à s’habiller comme les hommes, elles se faisaient couper les cheveux très court. La critique est souvent préoccupée par la sexualité d’Hemingway, pas moi. En tout état de cause, il était un hétérosexuel typique, intrigué par l’homosexualité parce qu’il la trouvait un peu honteuse.

Naomi Wood, Mrs Hemingway Entretien

Ernest Hemingway et Martha Gellhorn, sa troisième épouse, à Sun Valley, Idaho, en 1940.

Hemingway : fait et fiction

La figure « réelle » d’un auteur peut-elle remplacer sa figure fictive ? Les « faits » devraient-ils influer sur notre vision de son art ? Ces dernières années, s’est manifesté un intérêt croissant pour les biographies des romanciers de la « génération perdue », au cinéma comme en littérature. Les touristes affluent dans la capitale pour découvrir les endroits associés à « Papa » Hemingway. À quel numéro de la rue du Cardinal-Lemoine se trouve l’appartement où Ernest et Hadley ont vécu entre 1922 et 1924 ? À quelle table était-il assis à La Closerie des Lilas ? Quel était son cocktail préféré ? Ironie du sort, Hemingway a passé peu de temps à Paris. Pendant les cinq ans où la ville lumière constituait son adresse principale, il était souvent absent : en vacances, en reportage ou en Amérique du Nord.

Ce fétichisme a-t-il une explication ? D’une part, il nous semble qu’aujourd’hui on s’intéresse plus à la « réalité » qu’au rêve – on regarde des émissions de téléréalité, ainsi que des images et des textes envoyés par des amis sur les réseaux sociaux. Plus le monde devient virtuel, plus on a besoin de concret.

De même, à une époque où l’on ne croit plus en Dieu, il faut lui trouver un remplaçant. Quoi de mieux qu’un artiste, un super-héros, ou, si c’est possible, quelqu’un qui cumule ces deux qualités ? Le premier, tel une divinité, a le pouvoir de créer des univers. Tandis que le second, par ses extraordinaires prouesses physiques, démontre sa supériorité morale par rapport à de simples mortels.

Ernest Hemingway représente l’exemple type de cet hybride. Ces exploits en tant que soldat, aventurier, chasseur et alcoolique sont légendaires. Comme écrivain, il est devenu son propre hagiographe. Par la démonstration des miracles qu’il a accomplis – Jake Barnes n’était-il pas une doublure pour « Papa » ? –, il assure simultanément sa réputation de saint et de créateur. Son art repose sur la présomption d’un fondement autofictionnel.

Voilà le problème. Que se passerait-il si l’artiste n’était que cela : artiste ? Si les scènes et les personnages envoûtants relevaient uniquement de l’invention ? Si l’on devait se contenter d’un simple livre – un rêve imprimé – et non d’un « textuel-réalité » ? A-t-on encore assez de patience pour des œuvres d’art qui ne prétendent pas être autre chose ?

Quant à Hemingway, nous a-t-il vraiment trompés ? Qui n’a pas compris que, sous la façade stoïque de ses héros, se cachait un trou noir d’émotions sans fond ? Qui n’a pas senti la mauvaise foi du narrateur amoureux des deux femmes sur la Côte d’Azur, se prenant pour une victime passive, nullement responsable de sa situation ? L’intérêt de la nouvelle ne tenait-il pas justement à cette mauvaise foi ?

La manie contemporaine pour la transparence, appliquée à l’étude de la genèse des personnages fictifs, n’a-t-elle pas pour but de réduire la littérature à une simple affaire de témoignage ? de storytelling ? Aujourd’hui, le déclin de la lecture va de pair avec l’essor de l’enseignement de l’écriture créative. Chacun a une histoire à raconter. Sommes-nous tous des héros ?

Ou sommes-nous en train de perdre notre capacité de rêver ?

Propos recueillis par Steven Sampson

EN ATTENDANT NADEAU





samedi 22 juin 2024

Paul Auster / 1947-2024



Paul Auster during a promotional photo session in Venice, Italy on September 2, 1996.
LEONARDO CENDAMO (LEONARDO CENDAMO)

Paul Auster 

(1947-2024)




Paul Auster



The novelist and film director Paul Auster at his home in Brooklyn, New York.TIMOTHY FADEK