dimanche 23 juillet 2017

Isabelle Huppert / "Je me sens libre"




Isabelle Huppert : "Je me sens libre"

Par Laetitia Cénac 
Le 30 mai 2017

Fidèle à elle-même, Isabelle Huppert se livre avec conviction et enchante l’objectif de Peter Lindbergh.


Comment est-elle Isabelle, aujourd’hui ? Cheveux flamme, yeux vert-de-gris, parfum de fleurs blanches, vêtue d’un camaïeu de bleu, parme, violet, avec un sac à chaînette dorée dont le patchwork rassemble les mêmes tonalités. Une plage de temps libre s’ouvre devant elle. Il faut dire que six films sont en boîte : Madame Hyde, de Serge Bozon, Happy End, de Michael Haneke (1), Marvin, d’Anne Fontaine, Barrage, de Laura Schroeder (2), la Caméra de Claire, de Hong Sang-soo, et Eva, de Benoît Jacquot, dont deux - ceux de Haneke et de Hong Sang-soo - ont été présenté à Cannes. Et que fait-elle, Isabelle, quand elle ne tourne pas pour le cinéma ? Ou qu’elle n’arpente pas les planches d’un théâtre ?
Elle se promène des heures, comme hier dans Paris, où la lumière était si belle, prend une photo de pont, qu’elle poste sur son Instagram, et puis dialogue avec son double imaginaire… La voici, l’humeur badine, devant un café, dans le salon céladon d’un hôtel rive gauche.


Madame Figaro. - Vous n’en avez pas assez qu’on vous qualifie de « meilleure actrice française ». 
Isabelle Huppert. - Mettez-vous à ma place : il vaut mieux s’entendre dire qu’on est la meilleure que la pire ! Mais il y a aussi à Paris des gens qui ne m’aiment pas, je crois que je les agace. À l’émission « le Masque et la Plume », un soi-disant critique de cinéma a dit des choses très vulgaires, à la limite de la diffamation. Meilleure actrice, ça ne veut rien dire, c’est comme meilleure tarte Tatin. Ce que je fais quand on me filme n’a pas besoin de comparatifs ni de superlatifs.
Vous avez tourné dans plus de cent films, il y a un secret ?
Je dirais simplement que ça s’est fait comme ça. Il y a de plus grandes actrices que moi qui ont moins tourné. Greta Garbo, combien de films ? J’ai attiré ça, beaucoup de films. Attiré, voulu et accepté. Il y a un mélange de chance et de volonté, ou, pour reprendre un titre célèbre, de hasard et de nécessité… Nécessité pour moi de tourner, et hasard qui fait que je plais à certains cinéastes.




2016 était une année Huppert. 2017 en prend le chemin avec la sortie de vos six films !
Je connais les années-lumière, c’est autre chose qu’une année Huppert, même si ça rime ! En 2017, est-ce que j’irai recevoir toutes sortes de prix que j’ai reçus un peu partout comme l’année dernière grâce, souvent, à mon rôle dans le film Elle ? Le problème, c’est que ça prend un temps fou, les voyages, les cérémonies, le petit discours à préparer chaque fois, au détriment de mes projets. Le passé vous retient, le passé n’aime pas le futur. Les prix qu’on reçoit ne sont pas toujours bénéfiques ! 2017 sera une année Hong Sang-soo, Jacquot, Haneke, Schroeder, Fontaine, Bozon, avant d’être une année Huppert, croyez-moi.
Vous travaillez beaucoup, entre théâtre et cinéma. Un tel emploi du temps est-il structurant, apaisant ?
Le verbe « travailler », je n’arrive pas à y croire. C’est d’un autre ordre. Un « emploi du temps », c’est censé être apaisant, rassurant. Mais perdre son temps n’est pas mal non plus. Il y a une phrase que j’aime beaucoup : « On perd ses cheveux, on perd ses amis, on perd ses dents, mais on ne perd jamais son temps. » C’est de Prévert, je crois. À propos, vous avez vu qu’Emmanuel Macron a parlé de Prévert dans le débat de l’entre-deux-tours ? C’est bon signe ! Donc on ne perd jamais son temps. Quand on est actrice, même quand on ne fait rien, on est encore au travail. Actrice, ce n’est pas que de l’action, c’est aussi de la pensée. C’est très exigeant, parfois fatigant, de penser tout le temps et - circonstance aggravante ! - de penser tout le temps à soi et à ses rôles. C’est presque horrible ! Parfois on aimerait ne penser à rien ou à autre chose. Pour ça, la lecture est formidable, elle vous fait vous intéresser à autre chose qu’à vous, même si au bout du compte, en lisant, on se retrouve face à soi-même…
Question délicate : quel est votre objectif, votre horizon ? Y a-t-il une cible ?
Un horizon ? C’est loin, l’horizon. On peut même le voir flou. Je préfère l’instant présent. « Ici et maintenant » serait une bonne devise. La magie du moment présent : je n’attends rien d’autre du cinéma. Mais « magie » n’est pas vraiment le mot qui convient. Le moment présent se suffit à lui-même, magie ou pas, c’est ce que le cinéma capture. Il faudrait que je relise les Notes sur le cinématographe, de Robert Bresson. Vous savez que Bresson ne voulait pas filmer des acteurs professionnels. Je crois que j’aurais pu être une actrice bressonienne, un « modèle », comme il aimait dire. J’en suis même sûre !

Vous êtes une artiste…
Absolument pas ! Non et non ! Un artiste, c’est… je ne sais pas trop ce que c’est, mais aucun artiste ne peut prétendre à une telle définition. Artiste, je pense à Michel-Ange, à Mozart, à Flaubert… C’est comme philosophe : aujourd’hui ils sont tous philosophes, alors que les philosophes sont rares de Platon à Husserl !
Vous est-il arrivé de dire ou de penser : « Stop ! J’arrête » ?
Stop, j’arrêterais quoi ? Arrêter complètement, non. Comme on dit dans ces cas-là : « Je ne sais rien faire d’autre. » Avoir une autre vie, évaluer d’autres possibles, pourquoi pas ? J’ai failli mettre en scène un opéra, finalement j’ai refusé, parfois je le regrette, ce sont des questions de choix. Devoir choisir est toujours éprouvant, horrible. Choisir d’arrêter doit être un cauchemar…






Si vous preniez une année sabbatique, que feriez-vous ?
Je ne me vois pas décidant ça ! Un trimestre, peut-être. Je voyagerais différemment, sans le cinéma, avec une autre manière de rencontrer les gens, une autre vision. J’ai besoin d’une vie fictive qui m’accompagne en permanence. Débarquant dans tel endroit inconnu, je suis très capable de me demander aussitôt comment on pourrait m’y filmer…
Ne dites-vous pas que chaque rôle est une cachette ?
Oui, comme un secret qu’on garde. On peut être à la fois complètement exposée et invisible. Prenons l’autofiction dans les romans, même si le mot « autofiction » est un peu bête. Quelle est la part de soi ? La part du vrai, la part de l’invention ? Et l’invention se nourrissant du vrai ? Cette confrontation avec soi qu’impose à son tour le cinéma, je la mets en pratique exactement de la même façon qu’au théâtre. Je ne fais aucune différence entre le théâtre et le cinéma. C’est ma marque de fabrique ! Aucune différence. Aucune contrainte, aucune obligation. Je me sens tout à fait libre. Je n’imite rien, je ne ressemble qu’à moi…
C’est ce que Luc Bondy, entre autres, appréciait chez vous…
C’est ce qu’il attendait de ses interprètes, cette liberté, c’est ce qu’il leur donnait, leur permettait de faire. C’est une recherche de la vérité, de l’authenticité, qui n’empêche en rien la composition. Cocteau disait : « Il est difficile d’avoir l’air facile. » Dans Madame Hyde, le film de Serge Bozon, le personnage que j’interprète est très « composé », très construit et reconstruit, c’est une autre version de moi-même, disons plus facétieuse. C’est bien connu, nous avons tous à notre disposition un large éventail de masques en fonction des situations que nous affrontons, publiques, privées, sentimentales, sociales...
Quel serait le rôle borderline que vous n’accepteriez pas ?



Isabelle Huppert photographiée par Peter Lindbergh
<p>«J’ai besoin d’une vie fictive qui m’accompagne en permanence.»</p>
Aucun. La vraie question n’est pas ce qu’on fait mais avec qui on le fait. Ce choix est essentiel. Donc je ne vois pas de limites. Si on m’oppose des limites morales, c’est déjà caduc !
Vous qui avez peur de certaines choses dans la vie, vous n’avez peur de rien sur scène ou à l’écran ?
Non, pas du tout, à condition d’être bien accompagnée. C’est ça : je n’ai pas peur parce que je suis bien accompagnée. Personne n’a envie de se lancer seul dans une expédition dangereuse en haute montagne ou de nager seul pendant des heures. Pas moi en tout cas. J’ai une relation très forte avec tous ceux avec qui je travaille et en qui j’ai confiance. Au théâtre : Claude Régy, Bob Wilson, Warlikowski, etc. Avec eux, je ne me sens jamais utilisée ni instrumentalisée. Tout est là. Même chose au cinéma, Godard, Chabrol, Fitoussi, Mia Hansen-Løve, Haneke, Verhoeven, Jacquot, oui, tous, « toutes et tous », comme on dit maintenant.
Certains de vos rôles ne relèvent-ils pas du registre sadomaso ?
C’est ce que j’entends dire parfois, sans vraiment comprendre. Sadomaso, ça veut dire quoi ? C’est devenu un tic de langage ou une étiquette trop commode. Souffrance, jouissance de souffrir, plaisir de faire souffrir, bon, je veux bien, mais on n’est pas très avancé. Il y a aussi l’innocence, le goût de l’absolu, la fragilité. (J’aurais dû tourner avec Pasolini, il m’aurait peut-être expliqué des choses.) Laissons Sade où il est et ce qu’il est. J’ai lu des textes de lui, c’était charmant, je les ai lus à Avignon au palais des Papes - Sade, qui avait son château à quelques kilomètres d’Avignon, aurait adoré savoir qu’il était lu chez les papes, j’en suis sûre ! Je n’ai pas lu les passages les pires, bien sûr, les passages insoutenables. Je vais de nouveau lire des pages de Sade à Montpellier et aux Nuits de Fourvière, à Lyon. C’est si agréable de lire des textes, il faut être transparent, prononcer les syllabes qui font des mots qui font des phrases. J’ai lu des nouvelles de Maupassant en Italie, bientôt j’irai lire Marguerite Duras en Chine. J’ai l’impression - comment dire ? - d’être utile… Des gens sont assis et vous écoutent. C’est simple comme bonjour. Mais il n’est pas simple d’être simple !
Comme dans une lettre de motivation, pourriez-vous citer deux de vos points forts ?
Voyons voir… Je dirais l’obstination et le sens de l’humour. L’obstination, ça peut tourner à l’idée fixe. Parfois ça marche, parfois pas, et même pas du tout. Alors l’humour vient à la rescousse, ce très cher et très fidèle humour.
Et deux points faibles ?
Ah, mais c’est un examen de conscience ! Une certaine paresse. Des choses d’ordre pratique, de la vie quotidienne, que je dois faire mais que je vais laisser traîner des mois et des mois. Et puis, j’insiste, l’horreur d’avoir des choix à faire, car choisir c’est renoncer, c’est bien connu. Quand il faut décider d’aller dans tel ou tel endroit où on m’invite, ou de rencontrer quelqu’un ou pas…
Vous seriez devenue une bête de mode ?
N’exagérons pas ! Une bête de mode ! La mode me passionne. C’est un univers fascinant. Déjà, tout simplement s’habiller… Il y a des rituels dans la mode, par exemple, les défilés, dans la vie d’une actrice, les red carpets, quel plaisir, ce sont des moments qui me sont offerts comme des privilèges. Et j’aime porter des vêtements qui me surprennent parce qu’ils me vont bien et me métamorphosent. J’aime aussi qu’on me photographie.

uel conseil donneriez-vous à une jeune actrice ?
Peu importe l’âge ou la carrière, début, milieu… Soyez curieuse ! Voilà mon commandement ! Soyez curieux (c’est valable pour les acteurs, c’est valable pour tous…) Si on est curieux, c’est qu’on est en vie, à l’affût, aux aguets, attentifs, nerveux… Toujours et encore, inlassablement. Et curieux de tout.
Qu’avez-vous appris avec le temps ?
Rien que je ne savais déjà. La seule différence : avant, je ne savais pas que je savais, maintenant je le sais - ou le devine.
Quel est le plus beau compliment que vous ayez reçu ?
Les compliments… J’ai tendance à les oublier. J’aurais dû en noter quelques-uns, qui étaient beaux, indépendamment de ma petite personne. C’est revigorant, c’est roboratif, c’est de la vitamine C… Je me souviens que Chabrol avait parlé de moi en disant à peu près : «Comme elle est intelligente, elle comprend plus vite que les autres.» Qu’est-ce que vous voulez, quand on me l’a répété, ça m’a fait plaisir.
(1) Happy End, de Michael Haneke, en salles le 18 octobre. (2) Barrage, de Laura Schroeder, en salles le 19 juillet.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire