samedi 23 juin 2018

1959 / La Nouvelle Vague n'existe pas, mais ses films bouleversent le cinéma, écrit “Télérama”



1959 : la Nouvelle Vague n'existe pas, mais ses films bouleversent le cinéma, écrit “Télérama”


André S. Labarthe
Publié le 20/12/2017. Mis à jour le 05/03/2018 à 15h52.

En octobre 1959, le critique André-S. Labarthe se penche dans “Télérama” sur une nouvelle génération de cinéastes symbolisée par Claude Chabrol, François Truffaut ou Alain Resnais. 
La cause est maintenant entendue. Les enquêtes et les déclarations ne permettent plus de nous y tromper si tant est que le spectacle des œuvres ne nous l'avait encore signifié : il n'y a pas de jeune école du cinéma français. Tout au plus une nouvelle vague. Qu'on soit tenté de la baptiser, c'était à parier. Qu'on n'y soit en aucun cas parvenu, c'était à prévoir. Reste le phénomène de cette génération qui après quelques promoteurs, comme Astruc, Varda ou Vadim, a donné d'un coup, depuis un an, quelques-uns des films les plus remarquables : Les Cousins et A double tour (Claude Chabrol), Lettre de Sibérie (Chris Marker), Les Amants (Louis Malle), La Tête contre les murs (Georges Franju), Moi un noir (Jean Rouch), Les Quatre cent coups(François Truffaut), Goha (Jacques Baratier), Hiroshima, mon amour (Alain Resnais), sans parler des courts-métrages de Jacques Rozier (Blue Jeans), Jean-Luc Godard (Charlotte et Véronique), ou Daniel Pollet (Pourvu qu'on ait l'ivresse) et des longs métrages de J.-L. Goddard, Rivette et Doniol-Valcroze qui ne sont pas terminés.
Ce phénomène possède quelques caractéristiques qui lui sont propres et qui rompent, délibérément ou non, avec le cinéma qui l'a précédé. Quelles sont ces caractéristiques et comment ce jeune cinéma constitue-t-il une démarche originale, une façon nouvelle de considérer la création cinématographique ?

Ce n'est un secret pour personne que le cinéma est un monstre à deux têtes dont l'une, beaucoup plus développée, cherche depuis toujours à dévorer l'autre. Car si le cinéma est un art, il est tout autant une industrie et de cela nous avons coutume de ne pas assez nous souvenir. La chose est pourtant d'importance et nous attendons une histoire du cinéma qui étudierait comment, au cours des soixante ans qu'il porte gaillardement, l'industrie (c'est-à-dire la bonne affaire) a conditionné et souvent fort habilement, les différentes formes d'art cinématographique et leur évolution. Il est probable que les notions de genre (la comédie américaine), de thème (la vamp) et de style (style Wamer) s'y enrichiraient de troublants paradoxes.
Si cette histoire économico-artistique du cinéma n'a pas été écrite, elle était, elle est, dans l'esprit de bien des gens. C'est précisément en réaction contre elle que s'est imposée, grâce aux travaux de quelques critiques avisés (André Bazin, Alexandre Astruc et l'équipe des Cahiers du Cinéma) une notion nouvelle (au cinéma) totalement débarrassée des impératifs industriels d'usage : la notion d'auteur. Cette notion était calquée sur celle, bien connue, qui a cours dans les arts dits individuels, peinture, sculpture, roman, musique, etc. Etre l'auteur d'un film, c'était reconnaître voire revendiquer celui-ci comme sien, comme appartenant à une individualité précise, unique, nommable.

Rompre avec le “système” de production

Mener dans ses dernières conséquences tout ce qu'une telle notion recélait de nouveauté, c'était, en fait, réformer le cinéma du haut en bas, de la rédaction d'un scénario à la mise en oeuvre de gigantesques moyens de production, peut-être même inverser les rapports traditionnels entre art et industrie. Il était hors de question de nier l'aspect industriel du cinéma, de vouloir trancher l'une des têtes du monstre sous prétexte de sauvegarder la vie de l'autre. Monstre à deux têtes, le cinéma le restera, cela fait en quelque sorte partie de son régime biologique. Il s'agissait seulement de créer entre elles un modus vivendi acceptable.
Ce modus vivendi, le cinéma français semble en passe de le trouver. Deux étapes auront été nécessaires : d'abord prouver par des oeuvres le bien-fondé des vues théoriques exposées plus haut, ensuite trouver asile dans le système de production habituel mais avec des garanties de liberté. Le premier point ne pouvait être réalisé qu'en marge du système car aucun producteur en place n'aurait jamais risqué de donner carte blanche à un jeune auteur qu'il ne connaissait le plus souvent ni d'Eve ni d'Adam. Le pas a été franchi de la seule façon possible, c'est-à-dire que les candidats à la mise en scène sont devenus leurs propres producteurs et ont ainsi couru eux-mêmes les risques d'échec. Quelques films ont été réalisés dans ces conditions et leur succès artistique et commercial ont décidé du sort du nouveau cinéma. Citons Les Mistons, de François Truffaut, Les Amants, de Louis Malle, Le beau Serge et Les Cousins, de Claude Chabrol, Pourvu qu'on ait l'ivresse, de Jean-Daniel Pollet, Blue-Jeans, de Jacques Rozier, La Pointe courte, d'Agnès Varda. La partie gagnée, c'est tout naturellement que les producteurs se sont intéressés à ces nouveaux venus qui avaient trouvé moyen de faire recette sans renier leur vocation artistique. Les offres se sont multipliées, une chasse au jeune auteur s'est ouverte. Le cinéma d'auteur avait fait ses preuves, il était désormais au coeur du système qui s'est trouvé, par le fait même, profondément modifié. Deux mots résument cette révolution : réduction du budget, augmentation de la liberté créatrice.

Les jeunes auteurs créent un style

Mais, dira-t-on, faire un film pour 50 millions alors qu'ordinairement le double ou le triple était exigé, n'était-ce pas décréter un régime d'économie qui risquait d'avoir sur l'oeuvre achevée une influence néfaste ? N'était-ce pas lésiner sur les décors, les costumes, les comédiens, bref porter un coup à la qualité du film ? Mais c'est là parler en termes d'ancien cinéma quand ce cinéma est précisément mis en question. Il ne s'agit pas de faire Anna Karénine avec un budget deux ou trois fois inférieur à un budget inévitable. Non. Il s'agit, inversant les termes du problème, de choisir des sujets en rapport avec de petits budgets, et c'est ce qu'ont bien vu nos jeunes auteurs. Ensuite, il suffira d'économiser non pas sur le nécessaire, mais sur le superflu : les nouveaux films seront donc généralement tournés en décors naturels et sans vedettes.
Tout ceci, faut-il le dire, suffit à fournir plus d'un point commun entre les jeunes cinéastes. Mais alors qu'advient-il de la proposition que nous avancions dans notre introduction, à savoir que le nouveau cinéma français est un cinéma d'individualités ?
La volonté de faire un cinéma d'auteur a entraîné une modification du système ordinaire de production. A son tour, cette modification a eu pour effet une réforme des méthodes de tournage. Enfin, ces méthodes de tournage ont eu des répercussions esthétiques sur l'oeuvre elle-même. En fin de compte, nous assistons à ce paradoxe qu'un ensemble d'auteurs bien décidés à préserver leurs individualités en arrivent, par un cheminement bien connu, à donner le jour à une sorte de communauté esthétique qu'il serait aussi vain de nier qu'il est faux de parler d'école.

Tenir compte du possible secret du réalisme

Tout se passe comme si, avalisant les conquêtes du réalisme patiemment inventoriées par André Bazin, la mise en scène moderne avait acquis un surcroît de réalisme dans son expression par une sorte de passage au relatif de ses différentes fonctions. Le cinéma, dans son acception le plus traditionnelle, recherchait toujours l’angle idéal, absolu, de prise de vues (quitte à supprimer un mur du décor pour y planter la caméra, ce qui justifiait le studio), tandis que le nouveau cinéma, conformément aux leçons du film de reportage (cf. Naufragé volontaire, d'Alain Bombard, ou Moi, un noir, de Jean Rouch), du film de télévision et de certaines oeuvres néo-réalistes, s'attacherait plutôt à rechercher le meilleur angle possible dans des situations données, exactement comme, dans la vie courante, nous cherchons à mieux voir un accident de la rue sur lequel il est impensable que nous ayons la vue idéale.
Ce passage au relatif, nous pouvons dire qu'il est dans l'ordre des moyens, ce qui garantit l'objectivité dans l'ordre des fins. Ainsi se propose à nos yeux ce nouveau paradoxe : en quête d'absolu, le cinéma n'étreint jamais qu'un simulacre de vérité, alors qu'une démarche plus modeste, plus hasardeuse, et moins assurée, le conduit au coeur du “réel absolu”.
Car ne nous y trompons pas : le spectateur, qui en a plus ou moins conscience, sait fort bien à quoi s'en tenir sur le sens de cette évolution du cinéma puisqu'on peut dire qu'il le subit et la crée simultanément. Quant aux créateurs eux-mêmes, ils viennent, pour la plupart, de la critique (Astruc, Truffaut, Chabrol, Godard, Rivette) ou du documentaire de court métrage (Franju, Resnais, Rouch) (1). Tous ont donc, par des voies différentes, été amenés à ériger en principe ce que nous écrivions ici même du film ethnographique : les moyens mis en oeuvre pour enregistrer la réalité ne doivent à aucun prix déformer cette réalité à moins que le spectateur n'en soit expressément averti. C'est en cela que La soif du mal de Welles, Nazarin, de Bunuel, La Peur de Rossellini, ou Le testament du docteur Cordelier, de Renoir, participent de la même évolution du cinéma qui a fait siennes toutes les conquêtes du réalisme documentaire. C'est aussi pourquoi on a pu écrire que Les Cousins est un film d'entomologiste. Car ce qui lie tous ces cinéastes c'est le respect de la réalité.
Télérama n° 507 du 4 octobre 1959

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