mardi 21 mars 2023

Michel Foucault / Le silence des fous


 

Michel Foucault

Le silence des fous

Yann Diener 

I l est considéré comme l’auteur en sciences humaines le plus cité au monde. Le philosophe Michel Foucault, né à Poitiers en 1926 et mort à Paris en 1984, passait beaucoup de temps dans les bibliothèques et dans les bars gays, toujours à la recherche des marques de rupture dans la culture. Il s’intéressait spécialement à l’histoire récente, aux changements intervenus ces trois derniers siècles dans les rapports entre le pouvoir et le savoir.

Sa curiosité effrénée lui a permis d’étudier des objets habituellement méprisés par la philosophie : la folie, la police, la prison, l’hôpital, la sexualité. Sa propre dinguerie l’a autorisé à s’intéresser à ceux qu’il nommait les hommes infâmes : les fous, les hermaphrodites, les parricides, les indigents. Tous ceux qui font paniquer les organisations.

Passionné par l’histoire des changements sociaux, Foucault a lui-même créé un changement dans la manière de construire le savoir philosophique et sociologique, en y intégrant le corps, le sexe, la déviance, la mort, la vie quotidienne.

Nommé au très académique Collège de France à seulement 43 ans, Michel Foucault écrivait autant pour des publications universitaires que pour Le Gai Pied, le journal militant pour la cause homosexuelle. Très engagé à gauche, il donnait beaucoup d’entretiens, il parlait souvent à la radio, où il avait aussi produit des émissions, dont une série sur le langage et la folie. Il aimait expliciter plutôt qu’expliquer, il excellait à démonter les rouages de nos institutions.

Michel Foucault s’est particulièrement intéressé aux raisons et aux moyens qu’une société se donne pour exclure certains de ses membres. C’est dans son Histoire de la folie à l’âge classique qu’il raconte «  le grand enfermement  ». Un jour de recherches à la Bibliothèque nationale, Foucault tombe sur un carton poussiéreux qui va le régaler : il contient des registres d’internement à l’Hôpital général aux xvii e et xviii e siècles. «  Un hôpital qui n’avait rien d’hospitalier, c’était plutôt une grande prison où les gens étaient gardés à vue, et souvent à vie 1 .  » Plongé dans les archives de la police, Foucault découvre par exemple qu’un jour d’avril 1657 on a arrêté à Paris à peu près 6 000 personnes. Soit un centième de la population. C’est comme si, dans le Paris d’aujourd’hui, on arrêtait 20 000 personnes en une journée. Et comme dit Foucault, ça fait du monde, on en entendrait parler.

Vous me direz, si on comptait, on arriverait peut-être à ce nombre de clochards et autres indésirables qui encore aujourd’hui sont prestement et régulièrement raccompagnés loin du centre des villes.

C’est un édit de 1656 qui avait ordonné l’enfermement des pauvres, une pénalisation de la misère qui prendra par la suite des formes un peu différentes, mais qui perdurera ou se renforcera jusqu’à nos jours. Foucault : «  Ces gens, on les emmenait à l’Hôpital général. Pourquoi ? Oh bien, parce qu’ils étaient chômeurs, ils étaient mendiants, ils étaient inutiles, c’étaient des libertins, c’étaient des excentriques, c’étaient aussi des homosexuels, des fous, des insensés.  »

Les chômeurs, au trou ! Mais comment n’y avions-nous pas pensé plus tôt ?

Plutôt que de s’embêter à maquiller le programme du Medef, la ministre du Travail ferait mieux de dire tout haut qu’elle ne supporte pas les chômeurs, les inutiles, les pauvres, les indigents, tous ceux qui ne sont pas en marche. Elle hésite entre les interdire, les interner, les embastiller, les effacer – et pas seulement des statistiques.

Vous pensez que c’est de la politique-fiction ? Pourtant, regardez, aujourd’hui, en 2018, en Tchétchénie ou au Maroc, on jette des gens en prison parce qu’ils sont homosexuels, on les torture, on les tue et, somme toute, ça n’émeut pas grand monde. r

1. «  Le silence des fous  », dans La Grande Étrangère, de Michel Foucault (éditions EHESS).


CHARLIE HEBDO




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