mardi 22 août 2023

Lettres choisies de la famille Brontë

 


Lettres choisies de la famille Brontë

Charlotte (1816-1855), Emily (1818-1848) et Anne Brontë (1820-1849), peint en 1834 par leur frère Branwell Patrick Bronte (1817-1848). National Portrait Gallery


Indomptables 

Brontë

par Marc Porée
4 juillet 2017

À l’une de ses correspondantes, Charlotte Brontë confia très tôt « les sentiments réfractaires, rebelles et indomptables » qui l’animaient. C’est sans coup férir que ces trois qualificatifs s’appliquent à l’ensemble de la famille Brontë, père compris. Soit cinq correspondants principaux, Charlotte, Anne, Emily, Branwell, Patrick, protagonistes, à des degrés divers, d’une captivante correspondance à plusieurs. Forcément de nature victorienne, celle-ci révèle des épistoliers globalement insoumis, en partie parce que relevant d’un tempérament politique autant que poétique. Mais tous n’auront pas disposé du temps ou de la patience nécessaires pour parvenir à leurs fins. 


Lettres choisies de la famille Brontë, 1821-1855. Trad. de l’anglais par Constance Lacroix. Quai Voltaire, 624 p., 25 €


Pour qui en douterait encore, les lettres rassemblées par Margaret Smith, pour l’édition anglaise de la correspondance Brontë (mille lettres), et par Constance Lacroix, pour l’édition et la traduction françaises (trois cents lettres), démontrent combien la matière épistolaire est inflammable. Hautement inflammable, même. Si cela n’avait tenu qu’à bien des protagonistes secondaires de l’affaire, les lettres échangées à l’intérieur comme à l’extérieur de la fratrie seraient devenues la proie des flammes. Et Charlotte ne plaisante qu’à moitié quand elle confie à Ellen Nussey, son amie d’enfance, qu’il lui faudra brûler, sur ordre de son époux, ses lettres « aussi dangereuses que des allumettes [de la marque] Lucifer ». Elle n’en fit rien, fort heureusement. S’agissant des autres membres de la fratrie, leurs missives furent pour l’essentiel perdues ou tronquées, voire détruites. On mesure la persévérance dont Margaret Smith dut faire preuve pour rassembler autant de documents, parfois dispersés, dans le cas d’une même lettre, en cinq endroits différents. Attendre 2004, soit près de deux cents ans après la naissance des enfants Brontë (entre 1816 et 1820), pour disposer du troisième et dernier volume des Lettres montre assez la difficulté de l’entreprise. Il faut donc s’interroger sur la nature censément explosive de ces textes. Forcément relative, et devenue largement obsolète, la dimension privée du matériau, ainsi que des réputations en jeu, n’est aujourd’hui plus en cause. Rétrospectivement, c’est plutôt le caractère politique, au sens fort, du corpus qui nous frappe, nous qui sommes restés, plus ou moins, les contemporains de ces « Éminents Victoriens » en devenir.

La correspondance, en ce début de XIXe siècle, est le « meilleur substitut qui soit à la conversation ». Elle permet les confidences, favorise l’intimité. Toutefois, Charlotte n’est pas dupe : « Quand je lis votre lettre – je crois percevoir distinctement votre visage – votre voix – votre présence – néanmoins – l’imagination ne vaut pas la réalité et quand je les replace dans leur enveloppe et les range dans mon secrétaire – je sens pleinement la différence ». Dans le premier tiers du livre, les échanges horizontaux entre les membres de la fratrie alternent avec les échanges verticaux : lettres au père en poste à Haworth, véritable point fixe de la correspondance, mais aussi aux « phares » que sont William Wordsworth, S. T. Coleridge, ainsi qu’aux figures d’autorité dont Branwell, pour ne citer que lui, attend qu’elles le parrainent, en pure perte toutefois. Sans pour autant exclure, en parallèle, d’autres relations épistolaires, avec les amies de cœur, ou avec le « maître » tant aimé, Constantin Héger. De sorte que, le privé de la fratrie n’étant pas le privé de l’amitié, ce sont bien des degrés d’intimité distincts qui se tissent et s’entrelacent sous les yeux du lecteur. Les voyages, les déplacements professionnels (stations balnéaires du nord de l’Angleterre, Irlande, Leeds, Manchester, Londres, Bruxelles, etc.) achèvent, peu ou prou, de quadriller le territoire géographique situé « au-delà de la lande » de Haworth, dans le Yorkshire. Assez vite cependant, la correspondance se resserre, se faisant classiquement individuelle plutôt que pleinement chorale.

Restent les écarts de temporalité et autres accidents de parcours, qui tranchent avec la routine du quotidien ; ils font que la correspondance des Brontë en vient à ressembler à un sport, forcément d’équipe – le cricket, en l’espèce. À savoir ce sport ô combien anglais, aux règles byzantines, qu’on regarde d’un œil à la fois distrait et addictif, et qui réserve aux Anglais qu’on dit flegmatiques les plus forts motifs d’emballement qui soient. Au centre du dispositif, se faisant face, le lanceur et le batteur, le premier cherchant à abattre le guichet défendu par le second (avec le concours du gardien). S’ensuivent des échanges où il ne se passe pas grand-chose… jusqu’à ce qu’une frappe plus vicieuse que la précédente, un retour moins appuyé, vienne mettre le feu aux poudres. C’en est alors fini du bel ordonnancement : il faut colmater les brèches, monter au front, se montrer collectif pour onze. Il en va de même dans cette correspondance : dans le presbytère de Haworth, les jours se suivent et se ressemblent, et Charlotte en est réduite à attendre l’arrivée de missives. Mais voilà que le train-train dans lequel elle s’est installée, et le lecteur avec elle, se dérègle à la faveur de tel ou tel événement extérieur. Adepte d’un jeu défensif, auquel la contraignent les conventions du temps, Charlotte passe soudain à l’offensive. Un correspondant lui cite Jane Austen en modèle ? Sa réaction est immédiate, elle qui vient de parcourir Orgueil et préjugés : « Qu’y ai-je découvert ? Un daguerréotype, qui reproduisait avec une fidélité scrupuleuse des traits parfaitement insignifiants ; un jardinet soigneusement enclos, minutieusement planté, aux parterres tirés au cordeau, aux mille corolles délicates – mais rien qui ressemblât à une physionomie pleine de vie et de caractère – nul horizon vaste et dégagé – nul souffle d’air frais – nuls coteaux bleutés – nul ruisselet enchanteur. Je n’aimerais guère vivre aux côtés de ses héros et héroïnes, dans l’atmosphère confinée de leurs belles demeures. » Avec son tempérament de feu, Charlotte est prompte à de telles sorties ; il n’est pas de grand artiste sans « talent poétique », et Jane Austen en est totalement dépourvue, à l’en croire. C’est la poésie, poursuit-elle, qui « sublime la voix mâle de George Sand et qui insuffle à sa prose rugueuse un je-ne-sais-quoi de divin ». C’est le « sentiment » qui fait « couler le venin du redoutable Thackeray et transmue ce qui pourrait n’être qu’un poison corrosif en un élixir purifiant ». Qui s’y frotte s’y pique…

Décimée par les maladies et la mort, la belle et fine équipe a tôt fait, cependant, de se désagréger. Branwell meurt le premier, suivi la même année d’Emily, puis d’Anne. En 1849, Charlotte se retrouve, seule, à boire le calice jusqu’à la lie. Et quand elle pense en avoir fini avec les malheurs, imaginant enfin pouvoir goûter aux plaisirs, très relatifs, du mariage, elle meurt, emportée en deux mois, au seuil de sa trente-neuvième année. Seul le père survit, forteresse insubmersible. Un père dont on croyait connaître la rigueur, la sévérité, la dureté, et qu’on découvre certes orgueilleux, monstrueusement prévenu à l’endroit du futur époux de Charlotte avant de se raviser, mais qui apparaît également sous un jour étonnamment tendre et facétieux. C’est à lui que revient le triste privilège d’annoncer à Ellen Nussey la mort de son amie d’enfance. Il le fait froidement, de manière factuelle et laconique, mais le lecteur, parvenu à ce dernier stade du recueil, n’en comprend que mieux le poids du non-dit, tout comme il constate le fossé de défiance, voire d’hostilité, creusé entre hommes et femmes.

La correspondance d’animaux sociables et politiques

De l’aveu même de Charlotte, « nous sommes des animaux sociables, et ne sommes pas toujours bien aises d’être seuls ». Souffrant de la solitude, davantage encore que du célibat, elle fut de loin la représentante la plus sociable d’une fratrie tentée par la misanthropie et le repli sur soi. Aux attaques qui pleuvent contre elle – elle serait une « ennemie de la société, rebelle à toutes ses lois, recluse » –, elle réplique vertement : « La Providence m’a assigné pour destinée de naître et de grandir au sein d’un presbytère perdu au milieu des campagnes. Mes médiocres ressources ne m’ont jamais permis de goûter les plaisirs d’une existence mondaine, bien que le devoir m’ait appelée précocement à quitter mon foyer, afin d’alléger un tant soit peu la charge qui pesait sur notre mince revenu, grevé par les besoins d’une nombreuse famille. » Ce qui ne l’empêche pas d’exhaler son ressentiment contre la société en général, dont elle juge les soubassements d’un conservatisme rétrograde et antidémocratique. L’aspiration à l’égalité entre hommes et femmes, notamment sur le plan de l’éducation, est partout présente, entre espoir et colère. Dans les campagnes, la rebelle dans l’âme voit la « main de fer de la misère » – formule qu’un Engels n’aurait pas reniée – broyer les individus et les consciences, à l’image de ce cardeur de laine méthodiste qu’elle aurait bien voulu voir à la tête d’un petit commerce de livres à Haworth : « le pays y gagnerait autant que le libraire ». Intransigeante, souvent abrasive, d’une sévérité extrême dans ses jugements, voire même brutale, il arrive que Charlotte signe ses courriers « imbuvablement vôtre », ou encore « très ingratement vôtre ». De manière tongue-in-cheek, elle se targue de détester les bébés, et le culte moderne qui est leur rendu et les érige en centre de l’univers, en « tyrans », en « jeunes despotes ». À qui voudrait l’oublier, elle rappelle qu’elle a créé le personnage de folle qu’est Bertha Mason, et entend bien s’expliquer sur le pourquoi d’une telle figure démoniaque que Jane Eyre, son héroïne la plus emblématique, finit par découvrir à ses dépens.

Lettres choisies de la famille Brontë

Lettre de Charlotte Brontë ) Elle Nussey

Elle se révèle elle-même follement amoureuse, comme on peut l’être à vingt ans et quelque. Tombant en 1926 sur les toutes premières lettres de Charlotte à Ellen Nussey, Vita Sackville-West, l’amante de Virginia Woolf, se persuade aussitôt de leur dimension spontanément saphique. Le lecteur, la lectrice se forgera sa propre conviction, mais la fougue de ses déclarations, d’une ardeur à couper le souffle, ne laisse guère de place au doute. Les lettres à Constantin Héger, son professeur de français au pensionnat de Bruxelles, relèvent, plus classiquement, d’un schéma psychologique sur le fondement duquel Charlotte Brontë construira une bonne partie de son œuvre romanesque, celui de la gouvernante, de l’élève, amoureuse de son maître. N’en déduisons pas une quelconque immaturité de la part de celle qui avouait n’avoir qu’une patience très relative envers ses imbéciles d’élèves et leurs non moins détestables parents. Rien ne serait plus éloigné de la vérité. C’est au contraire une conception pleinement adulte qui s’exprime jusqu’à la fin, lui faisant jurer, dans une lettre adressée à Harriet Martineau, que pour rien au monde elle n’en viendrait à « rougir de l’amour » : « Je sais ce qu’est l’amour, ou ce que j’entends par là – et si d’un tel sentiment, quiconque, homme ou femme, a lieu de rougir – alors il n’est rien sur cette terre de droit, de noble, de fidèle, de vrai ni de dévoué au sens que je donne à la droiture, la noblesse, la fidélité, la vérité et la générosité. » Au vicaire Arthur Bell Nicholls, épousé au terme d’une relation clandestine, ce n’est sans doute pas un amour de cette trempe qu’elle aura voué : il entre trop de lucidité chez elle pour qu’elle se puisse bercer d’illusions romantiques.

Une correspondante qui s’avance masquée

Loin de l’imprudence prêtée aux correspondances de femmes par son mari, Charlotte est souvent sur ses gardes, du moins dans ses rapports avec les professionnels de la profession. Aux grands écrivains, aux éditeurs, elle tient le discours attendu d’elle : elle y fait acte de déférence, se montre humble et soumise, consciente de l’infériorité de son statut et de sa condition. Comme à plaisir, elle minimise ses réalisations (« bien pauvres et imparfaites »), modère ses ambitions. La leçon administrée, dès 1837, par Robert Southey, le poète lauréat, fut, semble-t-il, entendue : « Une femme ne peut et ne doit pas faire de la littérature la grande affaire de sa vie ». Et Charlotte d’obtempérer, du moins en apparence. Promis, juré, « jamais plus, je crois, je ne nourrirai l’ambition de voir mon nom imprimé ». L’abnégation, le sacrifice, le renoncement, tels sont les principes qui guideront désormais sa conduite. Si la ruse la fait composer avec la situation subalterne réservée aux femmes, elle n’en baisse pas pavillon pour autant. Au même Southey, un brin goguenarde tout de même, elle confie qu’en fin de soirée « je m’abandonne à mes réflexions, mais je n’importune jamais quiconque ». C’est au sein d’un tel espace de réserve – à l’image du « lieu à soi » théorisé plus tard par Virginia Woolf – que s’enracinera son besoin d’écriture, déjà mis en branle à l’occasion des écrits de jeunesse élaborés par la fratrie (GandalGlasstownAngria). Dans maintes circonstances, la provinciale qu’elle est contient ses « instincts nomades » et autres « envies de vagabondages » qui la tourmentent, craignant trop, si elle devait donner libre cours à son enthousiasme, de rappeler au souvenir de ses compagnons la « lionne » indomptable, « la romancière – la femme artiste ».

La ruse, c’est encore celle du nom de plume, censément masculin, destiné à donner le change et à brouiller les pistes. Correspondante duplice, Charlotte travestit son propos, se masculinisant sous les traits de Currer Bell. Et il faut rendre hommage ici à Constance Lacroix : en plus d’être une éditrice hors pair, elle traduit à la perfection le glissement des pronoms, de féminins à masculins, là où l’anglais en reste au genre neutre ou épicène. Astreinte au secret, Charlotte jouit du manteau d’invisibilité qui la recouvre, et se plaît à cultiver l’ambiguïté, voire une forme d’androgynie. Des spéculations sans fin auxquelles donne lieu son identité d’emprunt, elle s’amuse. D’une contrainte elle fait un atout, prête à toutes les dissimulations pour surmonter les obstacles sur sa route. Elle ne se gêne pas pour mentir, même à Ellen, à qui elle jure ses grands dieux que Miss Brontë n’a écrit aucun des livres que la rumeur lui prête. Aucune ruse, ou si peu, en revanche, dans le concert de plaintes qu’elle entonne : victorienne jusqu’au bout des ongles, elle en est réduite à placer son sort, plus que sa personne, entre les mains d’un Créateur dont elle attend qu’il la console des afflictions sans fin marquant son séjour terrestre. Seul un épisodique « m’assure ma foi » pourrait laisser entendre que de telles espérances ne sont en rien garanties…

La correspondance d’un écrivain

Même si, d’emblée, Constance Lacroix a tenu à limiter la part faite dans cette sélection à la dimension métapoétique, au profit de séquences, assurément nombreuses, où « le personnage littéraire s’efface » pour laisser place à la fille, la sœur, la femme, Charlotte Brontë, la romancière, domine cette correspondance familiale de la tête et des épaules. Ce n’est pas très juste (fair) envers les épistoliers non moins prolixes que furent ses sœurs et son frère, que divers concours de circonstances auront amputés de leur patrimoine épistolaire. Mais un tel état de fait doit un peu plus qu’à la seule contingence. Charlotte leur est indubitablement supérieure, bien sûr par l’habileté plus grande qu’elle déploie et la large palette de sentiments qu’elle exprime, mais aussi du fait, inévitablement, de son statut de survivante. Comme elle le répétait souvent, la dernière des Brontë fut la seule d’une fratrie de six à avoir survécu. Cela ouvre des plaies que rien ne refermera ; surtout, cela l’oblige. Bien malgré elle, en effet, elle hérite, outre d’un statut d’infirmière à vie, d’un cortège de fantômes attachés à chacun de ses pas. Hantée par les visages des morts qu’elle continue de voir passer et repasser dans chaque lieu familier, elle crie son manque, mais n’en oublie pas de chercher à consolider sa dette, à défaut de pouvoir la rembourser en totalité. À elle incombe une peu commune responsabilité, à la fois éditoriale et curatoriale. Pour finir de mener à bien les projets de création de son frère et de ses sœurs que la mort aura interrompus, elle se devait de prendre langue avec les éditeurs, d’entamer les pourparlers. Elle n’avait pas d’autre choix que de parvenir à les convaincre de reprendre leurs écrits, d’en programmer de nouvelles éditions enrichies et préfacées (forcément par ses propres soins). Telle était l’obligation à laquelle il n’était pas question de se dérober.

Lettres choisies de la famille Brontë

Le presbytère d’Haworth, vers la fin du XIXe siècle

Sans oublier le soin qu’il lui fallait prendre d’elle-même et de sa propre œuvre. En effet, si « l’égotisme familial » – on goûtera la formule – est une chose, autre chose est ce qu’elle (se) doit à elle-même : « l’écrivain sent sourdre en lui une force qui le possède bientôt tout entier, lui impose en toute chose sa volonté, le rend aveugle à tout impératif extérieur à lui-même, lui dicte certaines formules, véhémentes ou mesurées, dont elle lui prescrit l’emploi avec autorité ; une force qui façonne à neuf l’âme de ses personnages, imprime aux péripéties de son intrigue des rebondissements non prémédités et, parfois, bannit soudain des idées longuement et soigneusement mûries au profit de toutes nouvelles conceptions sitôt venues, sitôt adoptées. N’en va-t-il pas ainsi ? Et faut-il vraiment lutter contre cette force ? En sommes-nous, de fait, capables ? ». Comment ne pas être emporté par l’évidence d’une telle force germinative, d’une telle « poussée verticale et solitaire » (comme le dira plus tard un Roland Barthes parlant du « style ») ? La correspondance se fait banc d’essai de l’œuvre, et ce sont tour à tour les accents des grandes héroïnes, Jane Eyre, Shirley, Lucy Snow, que les lettres donnent à entendre, à croire que Charlotte répétait ses volontés d’émancipation avant de les mettre en forme fictionnelle. Partisan déclaré de la Nature et de la Vérité – « la Vérité vaut mieux que l’Art » –, et forte de son « ignorance » revendiquée, elle ne transigea jamais. Mise en présence du « colosse » Thackeray, génie de la satire, qui « scalpe ses victimes, les capture et les broie dans ses anneaux de boa constrictor intellectuel », elle lui dit ses quatre vérités, énumérant ses défauts littéraires sans craindre le moins du monde d’être dissoute par l’acide corrosif de son humour.

Correspondre aura permis à Charlotte Brontë de s’affirmer en jouant de son identité de femme dangereuse, quitte à braver les interdits masculins, y compris ceux prononcés par son époux. « 

Tout ceci me paraît d’une drôlerie consommée : c’est une manière toute masculine d’envisager la correspondance – chacun sait que les lettres des hommes sont toujours vides d’intérêt comme d’effusions. […] Pour ce qui est de mes propres missives, il ne m’était jamais venu à l’idée de leur prêter la moindre importance ou de songer à leur destin – avant que je ne voie Arthur se préoccuper si gravement de l’une et de l’autre question ». Elle se sera donc armée en conséquence. Armée de patience (indispensable « talisman »), elle à qui rien ne fut épargné. Armée de résolution, aussi, de celles qui renversent les montagnes. Ne confiait-elle pas à son éditeur : « Il faudrait beaucoup plus qu’une mauvaise recension pour [m]’anéantir » ?


Extrait

Mon cher Monsieur,

[Haworth, 22 mai 1850]

Je reçois à l’instant votre pli de ce matin ; je vous remercie du billet qui l’accompagne. Votre soif de liberté et de loisir a éveillé ma compassion – je crains que les bureaux de Cornhill diffèrent peu d’une geôle pour leurs occupants par une belle et chaude journée de printemps ou d’été. C’est un crève-cœur que de vous imaginer les uns et les autres courbés sur vos pupitres, quand l’air est si suave. Pour ma part, je pourrais me promener à ma guise à travers la lande – mais si je m’y aventure seule tout m’y rappelle le temps où d’autres marchaient à mes côtés, et je ne vois plus alors qu’une étendue sauvage, monotone, déserte et désolée. Ma sœur Emily la chérissait d’un amour tout particulier ; il n’est pas une touffe de bruyère, une fronde de fougère, ou une feuille de myrtillier fraîchement éclose, pas une alouette ou une linotte à l’aile frémissante qui ne ranime son souvenir. Le spectacle des lointains faisait les délices d’Anne ; lorsque je regarde alentour, elle est là, dans les teintes bleutées, les brumes diaphanes, les ondes et les ombres de l’horizon. Dans le silence des collines, vers après vers, strophe après strophe, leurs poèmes renaissent en mon esprit. Il fut un temps où ces mots m’étaient chers ; aujourd’hui, je n’ose plus les lire, et j’en viens souvent à souhaiter puiser un long trait au fleuve de l’oubli, pour effacer de ma mémoire tant d’images que je ne cesserai de me remémorer aussi longtemps que mon esprit vivra. Nombreux sont ceux qui semblent goûter une jouissance mélancolique à évoquer leurs défunts ; mais il faut qu’ils ne les aient pas vus lentement minés par une longue maladie et qu’ils n’aient pas assisté à leurs derniers instants – ce sont là des réminiscences qui montent la garde à votre chevet la nuit, et que vous retrouvez encore au matin sur l’oreiller. Mais il y a un terme à tout cela, qui est l’Espérance Suprême – la Vie Éternelle leur appartient désormais.

Bien sincèrement,

C. Brontë.

EN ATTENDANT NADEAU

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire