vendredi 13 décembre 2024

Gabriela Cabezón Cámara / Les aventures de China Iron / La femme du gaucho

 


Les aventures de China Iron, de Gabriela Cabezón Cámara


La femme du gaucho

« La literatura lo puede todo », la littérature peut tout… Avec la liberté que lui donne cette conviction, Gabriela Cabezón Cámara, née en Argentine en 1968, construit une des œuvres les plus singulières de la littérature latino-américaine actuelle. Entre mémoire et utopie, dans un style qui efface joyeusement les frontières séparant culture savante et culture populaire, elle interroge l’histoire et l’identité de son pays. De ses débuts dans le journalisme – qu’elle continue à exercer – elle conserve une intense attention à la réalité sociale, sur un rythme vif et tranchant. À cela s’ajoute son œuvre romanesque, deux romans qui cherchent à dire ensemble la violence extrême et la beauté du monde, et dont la puissance se dessine si bien dans les traductions de Guillaume Contré.


Gabriela Cabezón Cámara, Les aventures de China Iron. Trad. de l’espagnol (Argentine) par Guillaume Contré. L’Ogre, 256 p., 20 €


Le dernier livre de Gabriela Cabezón Cámara paru en France, Les aventures de China Iron, explore le lyrisme de la gauchesca, ces longs poèmes célébrant dans la figure du gaucho la naissance de l’Argentine. Une douce ivresse imprègne ce livre étonnant, bercé par sa relecture du poème le plus emblématique du genre, Le gaucho Martín Fierro de José Hernández (1872), personnage auquel elle voulait accorder un autre destin : ce métis, homme libre qui traverse à cheval les plaines de la pampa, « sorte de prolétaire rural », devenu un héros national, finit vaincu par le modèle économique des grands propriétaires terriens. Son chant devient mélancolique, se consume dans un « je » brisé, et perd alors l’énergie de ce « nous » courageux et combatif caractéristique de la poésie des gauchos.

Les aventures de China Iron, de Gabriela Cabezón Cámara

Gabriela Cabezón Cámara © D.R.

C’est justement cette force collective pleine de joie que Gabriela Cabezón Cámara s’attelle à reconquérir par la fiction. « J’ai toujours été étonnée de voir que Martín Fierro, un déserteur, qui a tué un militaire, soit devenu un héros national, raconte-t-elle dans un entretienMême si les gens n’ont jamais entendu parler de Hernández, ils connaissent par cœur au moins un vers de son poème. En le relisant, j’ai eu l’idée de raconter cette histoire du point de vue d’une femme – juste quelques vers leur sont consacrés dans le poème – à qui j’avais envie de donner une vie lumineuse. Je voulais à travers ses yeux redécouvrir le monde, comme un nouveau-né. »

À l’origine du roman, on retrouve ainsi une volonté d’écrire l’histoire autrement, à partir du corps et du désir. D’où le choix de la protagoniste, une jeune fille de quatorze ans, mariée de force dans son enfance à Martín Fierro, et qui prend la parole pour raconter ses aventures. Après la capture de ce mari imposé par la vie, cette « solitude animale » qui était la sienne depuis son abandon à la naissance se transforme en liberté : « Je me suis sentie libre, j’ai senti mes attaches céder et j’ai confié les deux petits au couple de vieux péons qui était resté à l’estancia. J’ai menti en leur disant que je partais à sa rescousse. Que le père des deux petits revienne ou pas, je m’en fichais… » Elle se retrouve donc seule comme la rouquine Liz, femme du « gringo qui venait de l’engueul’terre », lui aussi emmené avec Fierro par les militaires. Elle monte dans sa charrette et l’accompagne au long de sa traversée de la pampa pour prendre en charge l’estancia qu’il devait administrer. Et c’est grâce à elle que la transformation de la protagoniste aura lieu, en commençant par son nom : « China Josefina Iron, m’a-t-elle nommée, en décidant qu’à défaut d’un autre, ce serait bien que je me serve du nom de ma brute de mari. »

Lieu matriciel, cette charrette offre à la protagoniste une nouvelle naissance : elle s’y débarrasse de sa robe et de ses cheveux longs, enfile le pantalon de gaucho pour devenir un jeune homme. Elle y découvre aussi l’influence anglaise, sa séduction qui passe par la soie, le thé, les épices, le whisky, les belles robes de Liz, son corps blanc qu’elle lui apprendra à aimer. Dans cette charrette, elles entreprennent ce voyage initiatique vers la Terre de l’intérieur, à rebours du progrès prôné par les militaires et les propriétaires terriens, fondateurs de l’Argentine. Ce progrès qui finira par créer cette « fabrique de soja immonde et empoisonnée » qu’est aujourd’hui la pampa, dit Gabriela Cabezón Cámara. Avec Rosario, rencontré en chemin, un gaucho dont l’histoire tragique permet à l’autrice de s’exercer à son tour au récit épique, et Estreya, le chien adopté par la China, ils forment une communauté dont les liens se réinventent sans cesse. Abandonnés à leur sort, sans famille, ils retrouvent ensemble l’élan pour aller encore plus au Sud, plus loin dans la conquête de leur liberté. « Même dans l’obscurité la plus totale, quand on a l’impression qu’Il n’est pas là et que le désarroi nous écrase, il faudrait être capable de bien regarder : quelque chose brille, quelque chose nous guide, il faut aller de l’avant à la recherche d’un éclat. »

Et c’est un tour de force de Gabriela Cabezón Cámara : refuser le misérabilisme, ne pas céder à la victimisation de ceux et celles qui vivent dans les marges. Au contraire, elle imagine d’autres rapports entre les sujets, fondés sur le plaisir et la joie de vivre. Elle leur donne une vie lumineuse, qui implique de renoncer à la violence et au ressentiment et de choisir le chant, la poésie. « J’ai laissé le fusil se reposer, les dragons désormais mêlés à ma pampa », nous dit la China Iron. La question de la communauté ou bien plutôt de ces manières autres de faire communauté traverse en effet son œuvre.

Dans son roman précédent, le très fort Pleines de grâce (L’Ogre, 2020), elle met ainsi en scène une travestie, Cleopatra, qui après l’apparition de la Vierge dans un commissariat où elle a été frappée, abandonne la prostitution et fonde une communauté autonome dans son bidonville de Buenos Aires, El Poso. Au rythme de la cumbia, cette musique si populaire en Amérique latine dont les paroles ponctuent la narration effrénée, prostituées, trafiquants et voleurs organisent leur vie autour du culte de la Vierge : « La Vierge parlait comme une Espagnole médiévale et la journée commençait avec la première cumbia. Chacun articulait ce qu’il voulait dire dans sa propre syntaxe et c’est ainsi que nous avons construit une langue de cumbia pour raconter les histoires de chacun. » C’est Elle, en prêtresse travestie, qui leur indique le chemin à suivre pour transformer leur bidonville, se l’approprier pour ne plus le subir, le protéger de la police et des projets immobiliers qui menacent de le détruire. El Poso devient un bastion de résistance, une joyeuse barricade. Ses habitants créent de nouvelles façons de vivre ensemble, faites d’hybridation des identités et de rupture avec toutes les formes d’exploitation et de domination – et décrites avec beaucoup d’humour et de tendresse : « C’était ainsi, depuis son centre même la villa irradiait de joie. On aurait pu croire que c’était grâce à la Vierge ou à Cleo, mais c’était nous, c’était la force de nous rassembler. »

À l’origine de Pleines de grâce se trouve le souvenir d’une amie de jeunesse, une travestie dont la vie marquée par cette violence physique et sociale n’a jamais entamé l’humour éclatant. L’œuvre de Gabriela Cabezón Cámara prolonge ainsi son rire, lui donne une résonance aujourd’hui, tout comme la radieuse vitalité des Aventures de China Iron. Comme Cleopatra, cette amie morte depuis, qui n’était « que pure joie blanche et radieuse et tantouse et dévote et amoureuse ».

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samedi 7 décembre 2024

Giani Stuparich / Une année d’école / Portrait de groupe avec jeune fille

 

Une année à l'école Gianni Stuparich
Umberto Saba et Giani Stuparich (Trieste, Italie, 1951) © Domaine public

Portrait de groupe 

avec jeune fille

par Marie Étienne
16 mars 2024
4 mn

Trieste, 1910. La jeune et belle Edda Marty, héroïne de ce roman de Giani Stuparich (1891-1961), entre dans la classe préparatoire à l’université d’un lycée de garçons. Elle est la seule fille. Qui est-elle ? Et comment les garçons vont-ils la recevoir ?

Giani Stuparich | Une année d’école. Trad. de l’italien par Carole Walter. Verdier poche, 94 p., 9,50 €

Giani Stuparich s’intéresse d’abord à la jeune fille, tandis que les jeunes gens sont à peine présentés, juste des voix comme surgies d’un brouhaha. Il y a Saletti, « jusqu’alors muet et solitaire, [qui devient] un audacieux causeur » ; « Thurez, qui depuis son banc du fond de la salle avait coutume de lancer des piques qui provoquaient les rires de toute la classe, arborait à présent presque toujours un air renfrogné, mélancolique et dur. Quant à Mitis, l’arrivée de Marty avait allumé en lui un inextinguible feu d’artifice cérébral ».

Ce ne seront pourtant pas ces trois-là qui se révèleront les protagonistes les plus importants de l’histoire, mais Antero et Pasini, qui, avec Mitis, sont les intellectuels de la bande, animés par leur goût de la littérature et leur revendication politique : le rattachement de Trieste à l’Italie, qui est le but de leur vie. Jusqu’en 1918, en effet, la ville fait partie de l’Empire austro-hongrois. Ensuite, elle est cédée à l’Italie. Le décor est planté, les personnages peuvent commencer à vivre leur « année d’école ».

La manière dont l’auteur (père istrien d’origine slave et autrichienne, mère juive) dépeint les jeunes gens, sans les juger ni les schématiser, contraints par leur milieu et leur éducation, son intérêt pour Freud et la psychanalyse, font penser à un autre écrivain triestin, Italo Svevo, son aîné (père juif allemand, mère italienne), dont le héros le plus célèbre est un anti-héros, touchant et convaincant par son humanité fragile, ses errements et sa faiblesse (La conscience de Zeno) ; ou à Luigi Pirandello, lui aussi imprégné des théories de Freud, mais italien et sicilien, pour qui la vérité était une illusion.

Mais c’est Edda Marty qui, par sa détermination à ne pas se laisser enfermer dans les rôles traditionnellement dévolus aux femmes, et sa lucidité quant à l’analyse de ses motivations intimes, constitue la grande modernité du livre. 

Ce dont rêve la jeune fille dès quinze ans, c’est d’une ville comme Vienne, « où les femmes peuvent fumer, aller au café, rentrer tard le soir, traiter d’égal à égal avec les hommes et discuter avec eux ». Elle domine, non en icône mais en figure exceptionnelle, probablement tirée par Giani Stuparich de souvenirs de sa jeunesse, et peut-être inspirée par la fameuse Lou Andreas-Salomé : elle est sensible, ne cherche pas à nuire, peut tomber amoureuse, mais sait se ressaisir et retrouver sa liberté, sa ligne de conduite, être l’égale, la partenaire et non l’épouse et la mère de famille réduite à son foyer. 

La façon dont elle échappe à ses remords, dont elle ne cède pas au sentiment de faute, de culpabilité, est magistrale : elle refuse de jouer le rôle menteur de l’amoureuse pour sauver de la mort un de ses soupirants mais pour autant, ne voulant pas l’abandonner, elle en endosse un autre, qui est celui de mère, dont la présence est bénéfique.

L’auteur ne cherche pas à démontrer quoi que ce soit, il décrit longuement les émois amoureux d’Edda et d’Antero, le garçon le plus proche de celui qu’il était à seize ans. Les jeunes gens d’abord se parlent et se promènent dans la nature, puis peu à peu ils se rapprochent physiquement, en viennent à s’embrasser de plus en plus passionnément sans toutefois aller plus loin, ce qui à notre époque apparaîtrait comme une étrangeté.

Là encore, on peut penser à un autre écrivain italien, plus tardif, dans le roman duquel une jeune fille audacieuse rend amoureux son entourage dans l’insouciance et la beauté des lieux, des personnages : Le jardin des Finzi-Contini, de Giorgio Bassani, paru en 1962, dont l’intrigue se situe à la fin des années 1930. Mais, alors que Micòl est emmenée en tant que juive dans un camp de la mort, Edda survit à la tuberculose poitrinaire qui la guettait et au mariage bourgeois avec Antero, que sa mère envahissante et captatrice aurait conduit à une faillite amère.

On sent pourtant, dès le début du livre, une angoisse, autour d’elle, que contredit l’auteur, et à laquelle il semble ne pas vouloir céder. Comme si son personnage tenait trop du miracle, qu’il n’était pas vivable, qu’on ne pouvait y croire vraiment. Si généreuse et en même temps si volontaire, si soucieuse d’inventer une manière d’être libre, inédite pour une femme, si perspicace, habile à se comprendre et à comprendre ce qui l’agite et qui agite ses partenaires.

On la voit, pour finir, évoquant à nouveau son double non fictif, la Lou de Nietzsche et de Rilke, debout sur un chariot parmi ses camarades, non pour les soumettre, mais pour sauver des eaux d’une pluie diluvienne leurs professeurs bloqués dans les murs du lycée :

« Comment, vous êtes là aussi ? s’étonna le professeur de grec quand, passé les premières frayeurs, il s’aperçut de la présence de Marty.

— Ici ? Mais professeur, je vais partout où il est possible de chahuter avec mes camarades, répondit-elle promptement. »

Non seulement la jeune fille ne cède pas aux injonctions de son époque, au destin qu’on prétend lui donner, mais elle parvient aussi à repousser la mort qui lui a enlevé sa sœur aînée bien-aimée, et cherche à l’enlever elle-même.

« Marty eut de graves crachements de sang et faillit mourir ; à peine remise, elle voulut embarquer pour un long voyage en Orient. » Comme une autre héroïne non fictive, Isabelle Eberhardt. Au fond, on ne sait pas ce que devient Marty, si elle gagne son pari et parvient à rester jusqu’au bout victorieuse ou, au contraire, si elle finit par renoncer et disparaître. Dans quelle tourmente, intime ou collective ?

La fin du livre est esquissée, l’auteur élague, suggère. Une œuvre ouverte qui parle encore à nos oreilles ; et qui résonne des bruits d’un temps qui s’annonçait tragique.

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vendredi 6 décembre 2024

Paule du Bouchet / Le Langage de l’hirondelle / L’enfance reine


Paule Du Bouchet Le langage de l'hirondelle
Paule du Bouchet © Francesca Mantovani/Éditions Gallimard


L’enfance reine

par Marie Étienne
3 mai 2024


Pour Paule du Bouchet, qui deux ans après L’annonce publie Le langage de l’hirondelle, la petite enfance est la période la plus accomplie de la vie, « la source jaillissante », « toujours disponible », celle vers laquelle il faut retourner par le souvenir pour s’y abreuver.

Paule du Bouchet | Le Langage de l’hirondelle. Gallimard, 150 p., 17,50 €

Et ce que la mémoire restitue, ce sont d’abord des images comme en recèlent les films d’amateur réalisés par un membre de la famille. Mais comme nous les avons perdues, dissimulées qu’elles sont dans les méandres de la mémoire, pour en retrouver le chemin, il faut développer un instinct de pisteur, une patience de sourcier, car, écrit André du Bouchet dans ses Écrits sur l’art, « ce qui est en avant de nous se mêle curieusement à ce que nous avons délaissé, comme de la vaisselle dans l’air, le lit défait, ce pain rassis dans notre ciel ».

Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler que Paule du Bouchet est la fille d’André du Bouchet et de Tina Jolas (sœur de la compositrice Betsy Jolas), qui devint par la suite la compagne de René Char avec qui elle traduisit et composa plusieurs livres ; qu’elle a un frère, Gilles du Bouchet, peintre, graveur et illustrateur ; qu’elle a une formation de philosophe et de musicienne ; qu’elle est l’autrice de nombreux livres pour enfants et de proses pour adultes, dont le récit poème qui est notre sujet.

Récit parce que nous avons affaire à une narration, articulée en dix-neuf brefs chapitres précédés d’un avant-propos. Et poème parce que l’écriture est souvent celle d’une poète, tant par la beauté des formules que par la profondeur de la pensée – si toutefois on peut ainsi définir ce qui ressortit à la poésie. Pour elle, il s’agit de saisir, d’appréhender le monde sans forcément comprendre.

Le titre de son livre est emprunté à son père, qui, lisant l’Odyssée à un « nous » qu’elle ne précise pas, son frère Gilles ou son cousin David, très présent tout au long des pages, qualifie la langue de Cassandre de « langue de l’hirondelle », c’est-à-dire une langue composée de signes – les dessins de l’alphabet grec.

La quête de Paule du Bouchet consiste à déchiffrer le kaléidoscope de sa mémoire, la partition écrite mais a priori indéchiffrable de son passé, comme l’était la langue qu’écrivaient les Grecs. Dans les jeux innombrables auxquels elle se livre dans sa petite enfance, elle est accompagnée par son cousin David, habité, comme elle, d’une flamme intérieure, dont « il ne restera qu’un tas de cendre. Alors, plus tard, lorsqu’il sera devenu adulte, l’illumination de son enfance sera peut-être comme ces étoiles mortes qui nous arrivent après l’impensable voyage interstellaire : une lumière froide, éteinte, un éclat glacé ». Une formulation dont on ne s’étonne pas de retrouver l’écho chez André du Bouchet, tant est grande leur proximité sentimentale et artistique : « Tout se soude par la cendre ou par le feu, et par ce froid particulier » (Écrits sur l’art).

Ce qui requiert leur attention, à elle et à David, se situe le plus souvent « dehors », dans le jardin de la maison, sur le chemin qui y conduit, dans la forêt qui est plus loin et qui est synonyme de mystère, par conséquent aussi de découvertes et de révélations. C’est là qu’un jour, au cours d’une promenade, elle aperçoit un couple caché dans les feuillages : sa mère avec un homme en qui elle ne reconnaît pas son père.

L’accession au secret peut offrir le bonheur autant que la douleur. Paule du Bouchet livre ici un éclat, une image, qu’elle qualifie d’originelle, mais ne s’attarde pas, ce qu’elle veut c’est écrire un récit de l’enfance qui ne fait que frôler les grands évènements, qui s’attarde au contraire sur des détails en apparence insignifiants : « Un instant pur […] absolument frais […] comme un animal qui broute l’herbe vivante de la sensation » (Roland Barthes, cité par l’autrice), les jeux, les fruits, les animaux, le son d’un mot, les mots, le son des choses : « Dans le murmure du petit ruisseau qui bruisse, obstiné, naïf, constant, sous les feuilles, j’entends parfois la voix chantante de ma mère. » À travers les jeux et le regard des deux enfants, elle pose des questions d’ordre philosophique, sur le réel : est-il « Dans le ciel ou dans les eaux qui le reflètent ? », sur le caché, la dialectique du grand et du petit, la persistance du vivant dans la mort… 

Et Paule du Bouchet bouscule des traditions morales. Ainsi, dans le chapitre intitulé « Mensonges », elle valorise les inventions de la fillette qu’elle fut. « Les récits de mes camarades de classe qui ne disent que la “vérité” me paraissent fades […] Je ne sais pas raconter la réalité. Mentant, je suis dans un lieu impossible et pourtant vrai ». Ou encore : « Le mensonge est une étape essentielle dans l’articulation du langage. »

Cependant, à trop vouloir se taire sur les évènements et à privilégier le fugace et l’infime, l’ériger en trophée, Paule du Bouchet nous laisse sur notre faim. Le livre s’achève quasiment sur l’accident à la main de David – preuve qu’il était important. « Mon cousin a eu la moitié de main arrachée. » Mais si la fabrication de l’explosif est longuement narrée, l’accident lui-même (tout autant que ses suites) tient en trois ou quatre phrases. 

Une insatisfaction que la beauté formelle ne corrige pas, peut-être parce que le genre choisi, essai philosophique et conte des origines, exclut la narration qu’implique tout récit en prose ? Ou que le parti pris qui consiste à considérer l’enfance comme le temps du bonheur absolu finit par sembler peu crédible et trop volontariste ? Même si, dans le texte « Intérieurs », Paule du Bouchet parle de la mort en connaissance de cause et en enfant qu’elle sait rester : « Constituée de cette foule des ombres qu’elle absorbe, la nuit est pour nous autres enfants frappée du sceau de l’ogre, elle possède une mâchoire et des dents. »

EN ATTENDANT NADEAU




lundi 25 novembre 2024

Marie Étienne / Le scribe et son théâtre / Tableaux d’une métamorphose


Tableaux d’une métamorphose

par Odile Hunoult
23 avril 2024

Le scribe et son théâtre est composé de sept textes dûment datés, donc, si l’on s’en tient à la chronologie, écrits entre 1976 et 2023, et on peut les lire en effet chacun isolément, et même se satisfaire d’en suivre le chemin d’écriture : disons des poèmes d’innocence aux poèmes d’expérience. Mais ce serait naïf de penser que Marie Étienne a réuni un florilège et que le sous-titre, Brève rétrospective, ferait allusion à une quelconque rétrospective de son œuvre.


Marie Étienne | Le scribe et son théâtre. Brève rétrospective. Tarabuste, 120 p., 13 €


Mieux vaut peser les quelques Notes, à la fin du livre, et observer les dates figurant sous les titres des textes. Il ressort que la chronologie, loin d’être univoque, se chevauche, se recoupe, se recouvre, de même qu’une vie n’évolue pas (toujours) par ruptures mais (souvent) par emboîtements. Le livre, beaucoup plus complexe et tendu qu’une compilation, est bien d’un seul tenant, pensé et construit comme une sorte d’anamnèse, un « retour amont ». Non pas une écriture en évolution : un être en évolutions. Dans ces scènes de la vie antérieure, sous le signe du théâtre, si le passé éclaté en fragments éclaire le présent, il apparaît tout aussi bien que le présent explique le chemin. Finis coronat opus, la fin justifie le travail – quarante-sept ans : long est ce travail.

Loin d’être la rétrospective d’une œuvre, c’est la rétrospective en sept tableaux d’une métamorphose, transmutation d’un esprit par la tribulation, « l’exercice » au sens pascalien : par la douleur.

Nina-La-Mouette l’a bien compris après être passée par les Sept Cercles des Sept Douleurs (La mise à mort)

Sept tableaux, emboîtés, comme sont emboîtées les dates, comme sont imbriqués les actes d’une pièce : un tout, plus énigmatique qu’hermétique, chacun des textes posant l’énigme différemment. Il faut se confier aux jalons que Marie Étienne sème au long, discrets, mais phosphorescents, en gardant à l’esprit qu’un texte qui ne pose pas d’énigmes, ou même seulement de difficultés, n’a que le statut de journal ou de publicité.

L’œuvre de Marie Étienne, est à son image, réservée, silencieuse, intérieure, dirigée et solidement structurée. Sa manière est de tenir un chemin entre une poésie narrative et le brasier d’énigmes (les « énigmes en feu » de Nelly Sachs) :

cracher

par les cheveux

le grand feu

de sa tête (Cavale)

Narration, il se peut, mais toujours de biais, et fermée de l’intérieur par des pas de côté, des ellipses, de la dérision et de l’autodérision (couche-toi / disaient-ils / mes amis / accepte de / te perdre / dans le commun / le tout venant / dans la vulgarité / c’est après tout / un lieu de promenade). En se fiant à cette ligne que garde Marie Étienne, entre Goethe (« Dans mes poésies, je n’ai jamais rien affecté. Ce qui ne m’arrivait pas dans la vie, ce qui ne me brûlait pas les ongles, ce qui ne me tourmentait pas, je ne le mettais pas en vers » [1]) et le célèbre « Un récit ? Non pas de récit, plus jamais » de Blanchot (dans La folie du jour), on peut tenter de mettre au clair quelques-uns des enjeux du livre. Dans la crainte, en analysant ici ce langage si particulier que sont des poèmes, et particulier à chaque poète, de tomber aussi bien dans l’incompréhension que dans l’intrusion. Il est probable qu’on n’évitera aucune des deux. « Ce qu’il en coûte de temps et de peine pour apprendre à lire. J’ai travaillé à cela quatre-vingts ans, et je ne peux pas dire encore que j’y sois arrivé », Goethe encore, à Eckermann, le 25 janvier 1830, dans leurs Conversations.

Le premier ensemble, Pierre et Sommeil (1976), reprend dix poèmes parus en revue : très bref choix, donc, parmi des poèmes d’apprentissage – mais choisis peut-être pas seulement pour leur beauté. Trois mots les encadrent. « Réconciliation », d’abord, comme titre aux six premiers poèmes. « Modification », en tête du septième. Enfin, le mot « Métamorphose » conclut Pierre et Sommeil, ouvre sur le livre, et peut-être même sur sa raison d’être : de la réconciliation, qui est le lent travail de tout être pour d’abord se situer dans le monde, puis se comprendre et s’accepter, jusqu’à la métamorphose, celle que l’esprit peut accomplir dans l’espace d’une vie – ici une vie choisie en écriture :

La muette s’entrouvre

et multiplie sa gorge

Le deuxième texte, sous le titre, repris de Marie de France, L’amour est plaie au noir du corps (1983-2013), cerne brièvement la rencontre, ses incertitudes et ses éblouissements, quand le monde revient à la chaleur de l’origine :

la tâche les larmes

   sont in

nombrables

   on a la permission

d’en rire

   pour l’heure

marchant

   ils ont

la conviction

   d’être un

instant

   du monde

ou ses âmes dansantes

Marie Etienne, Le Scribe et son Théâtre
Une étoile se lève, Paul Klee (1931) © CC0/WikiCommons

Avec Cavale, la danse se fait « exercice »… et question : « Persister / à aimer ? » La question elle aussi est un « exercice ». Cavale (1981-2023) est un écho, nous avertissent les Notes, à La Longe, paru à La Petite Sirène en 1981 – on méditera donc sur la deuxième date, 2023. Longe rompue, Cavale se présente comme une ligne (des lignes) de conduite, et des lignes de fuite, annoncées par le titre, la cavale, à la fois cheval-femme et évasion, dérobade. De la cavalcade vitale dans la fièvre de l’âge mûr (s’en aller / s’en aller / vers les / missions / qui se / confondent) à la conquête à l’arraché du plus nécessaire :

Produire le chant

pas

l’infamie

Le quatrième texte, Présences, publié aux éditions Rencontre en 2016, a été écrit, toujours selon les Notes, pour accompagner une exposition de dessins : il questionne l’embroussaillement des lignes du peintre Michel Mousseau.

Présences […] pleines

de traits

qui se bousculent

Est-il inséré à ce moment du livre comme une entrée dans le présent, ses nœuds et ses épines, une conjuration de l’absence, une introduction aux labyrinthes du texte suivant, Élégie pour un Roi défunt ?

personnes

ou personnages

on ne sait pas vraiment,

leurs présences

sont réduites

débarrassées des corps

qui cachent les

pensées

au fond

de leur

boutique

Car Élégie pour un roi défunt (2022-2023) est le texte central du livre, le plus long, peut-être son point de départ, de part et d’autre duquel s’est composé Le scribe et son théâtre. Il se présente comme un rêve – mais qui rêve et devant qui ? – « un rêve ouvert sur l’infini de son déchiffrement » (Marie Étienne dans Le rêve infinitif). Un rêve de théâtre, puisque le théâtre est le rêve du metteur en scène, rêvant avec des acteurs devant des spectateurs. Un rêve où tout tangue, où les espaces sortent les uns des autres, se modifient en fondu-enchaîné, comme les personnages :

On l’avait prévenu

« Personnages et personnes se confondent

ce qui revient à dire que ce théâtre-là

est un monde de doubles

et même un monde d’ombres doubles… »

C’est à la fois une mise en garde à l’entrée du labyrinthe et une allusion au monologue de l’Ombre double du Soulier de Satin, qui élève devant la lune le cri du couple séparé. Et quand le rêve s’éloigne et s’efface, restent les trois personnages-clés, le scribe, l’analyste (deux rôles pour un même acteur), et enfin le roi, absence et présence qu’on guette, le défunt du titre, et le héros de la pièce. Celui qu’on attend, celui qui fait défaut, et qui revient fantôme pour assigner le scribe-analyste à l’écriture.

Il n’a plus qu’à rester sur le banc

devant sa page blanche

et se mettre à écrire

Le texte suivant, La mise à mort (hiver 2017-été 2023), acte le définitif :

Ceux qui s’éprennent du Roi désert n’ont d’autre choix que d’en mourir, ou d’en devenir fou

car l’amour est un don sans pitié

En reprenant le titre d’un roman d’Aragon, à multiples jeux de miroir et dont un des thèmes est le meurtre par Antoine du personnage d’Alfred, La mise à mort échange des signes avec la mise en scène par Antoine Vitez (à Chaillot, en 1984) de La mouette, pièce elle aussi aussi de mise(s) à mort. On n’a pas oublié non plus que Vitez a mis en scène Le soulier de satin à Avignon en 1987.

Marie Étienne a été longuement la collaboratrice d’Antoine Vitez, de 1976 à 1988, en l’accompagnant du Théâtre des Quartiers d’Ivry jusqu’à Chaillot. Vitez est un « personnage et une personne » trop flamboyants pour n’être pas brasier formateur à la fois et destructeur. On peut lire La mise à mort en ignorant l’élément biographique sans que cela ôte à la puissance de ce texte initiatique, quasi résolutif de la brève rétrospective :

la souffrance est passée du visage au papier

Texte complexe sous son apparente lisibilité soulignée par sa forme de narration en prose, La mise à mort n’est que doubles-fonds et jeux de miroir. C’est une scène de théâtre dans le théâtre : l’auteur (scribe ou analyste) assiste à une répétition de La mouette. Ce pourrait être la mise au point (au net) sur une scène fondatrice et un acte de rupture, un arrêt sur image juste avant le crime sans qu’on puisse dès lors savoir qui va tuer ou qui sera tué.

Le septième texte, Conversations (hiver 2022), a le statut de la « Septième vague », selon l’expression russe, la plus haute, celle qui emporte tout.

Il doit bien y avoir des manières de raconter l’outrance du drame mais sans hausser le ton…

Conversations avec l’Ami, avec l’absent, avec l’absence, ces onze poèmes dédiés À Paul Louis, où il faut arriver à dire sans blesser ou se blesser, composent un chant qui s’élève sans accompagnement. Un chant saisissant comme les cloches qui se mettent à sonner à la fin du Cantus à la mémoire de Benjamin Britten d’Arvo Pärt. Si on a tenté ici de déplier le tout soigneusement assemblé qu’est Le scribe et son théâtre, le mettre à plat, « en prose comme on met en bière », disait Valéry, c’est qu’au fil des relectures on entrevoyait que la Brève rétrospective, avec ses raisons, ses déraisons, sa logique et ses ruptures, est une montée, une anabase, vers les onze poèmes des Conversations. Onze poèmes sans épanchements, dans la violence de leur délicatesse, glacés, coupants, simplicissimes, d’une si courageuse, d’une si profonde humanité qu’elle fait penser à cette parole du Tao : « Connais le masculin, adhère au féminin ». Et aussi à Emily Dickinson, dans une lettre à Thomas Higginson : « quand ça me fait si froid que je pense ne jamais pouvoir me réchauffer, je sais que c’est de la poésie ».


[1] Dans Conversations avec Goethe, d’Eckermann. Goethe ajoute : « Elles [Les affinités électivesne renferment pas une ligne qui ne soit un souvenir de ma propre vie, mais il n’y a pas une ligne qui en soit une reproduction exacte ».

Marie Etienne et le peintre-poète Jean-Philippe Delhomme seront présents sur la scène de la Maison de la Poésie le lundi 17 juin prochain pour une lecture croisée et commentée à l’occasion de la parution de leur dernier livre.


EN ATTENDANT NADEAU