La femme du gaucho
« La literatura lo puede todo », la littérature peut tout… Avec la liberté que lui donne cette conviction, Gabriela Cabezón Cámara, née en Argentine en 1968, construit une des œuvres les plus singulières de la littérature latino-américaine actuelle. Entre mémoire et utopie, dans un style qui efface joyeusement les frontières séparant culture savante et culture populaire, elle interroge l’histoire et l’identité de son pays. De ses débuts dans le journalisme – qu’elle continue à exercer – elle conserve une intense attention à la réalité sociale, sur un rythme vif et tranchant. À cela s’ajoute son œuvre romanesque, deux romans qui cherchent à dire ensemble la violence extrême et la beauté du monde, et dont la puissance se dessine si bien dans les traductions de Guillaume Contré.
« La literatura lo puede todo », la littérature peut tout… Avec la liberté que lui donne cette conviction, Gabriela Cabezón Cámara, née en Argentine en 1968, construit une des œuvres les plus singulières de la littérature latino-américaine actuelle. Entre mémoire et utopie, dans un style qui efface joyeusement les frontières séparant culture savante et culture populaire, elle interroge l’histoire et l’identité de son pays. De ses débuts dans le journalisme – qu’elle continue à exercer – elle conserve une intense attention à la réalité sociale, sur un rythme vif et tranchant. À cela s’ajoute son œuvre romanesque, deux romans qui cherchent à dire ensemble la violence extrême et la beauté du monde, et dont la puissance se dessine si bien dans les traductions de Guillaume Contré.
Gabriela Cabezón Cámara, Les aventures de China Iron. Trad. de l’espagnol (Argentine) par Guillaume Contré. L’Ogre, 256 p., 20 €Le dernier livre de Gabriela Cabezón Cámara paru en France, Les aventures de China Iron, explore le lyrisme de la gauchesca, ces longs poèmes célébrant dans la figure du gaucho la naissance de l’Argentine. Une douce ivresse imprègne ce livre étonnant, bercé par sa relecture du poème le plus emblématique du genre, Le gaucho Martín Fierro de José Hernández (1872), personnage auquel elle voulait accorder un autre destin : ce métis, homme libre qui traverse à cheval les plaines de la pampa, « sorte de prolétaire rural », devenu un héros national, finit vaincu par le modèle économique des grands propriétaires terriens. Son chant devient mélancolique, se consume dans un « je » brisé, et perd alors l’énergie de ce « nous » courageux et combatif caractéristique de la poésie des gauchos.
C’est justement cette force collective pleine de joie que Gabriela Cabezón Cámara s’attelle à reconquérir par la fiction. « J’ai toujours été étonnée de voir que Martín Fierro, un déserteur, qui a tué un militaire, soit devenu un héros national, raconte-t-elle dans un entretien. Même si les gens n’ont jamais entendu parler de Hernández, ils connaissent par cœur au moins un vers de son poème. En le relisant, j’ai eu l’idée de raconter cette histoire du point de vue d’une femme – juste quelques vers leur sont consacrés dans le poème – à qui j’avais envie de donner une vie lumineuse. Je voulais à travers ses yeux redécouvrir le monde, comme un nouveau-né. »
À l’origine du roman, on retrouve ainsi une volonté d’écrire l’histoire autrement, à partir du corps et du désir. D’où le choix de la protagoniste, une jeune fille de quatorze ans, mariée de force dans son enfance à Martín Fierro, et qui prend la parole pour raconter ses aventures. Après la capture de ce mari imposé par la vie, cette « solitude animale » qui était la sienne depuis son abandon à la naissance se transforme en liberté : « Je me suis sentie libre, j’ai senti mes attaches céder et j’ai confié les deux petits au couple de vieux péons qui était resté à l’estancia. J’ai menti en leur disant que je partais à sa rescousse. Que le père des deux petits revienne ou pas, je m’en fichais… » Elle se retrouve donc seule comme la rouquine Liz, femme du « gringo qui venait de l’engueul’terre », lui aussi emmené avec Fierro par les militaires. Elle monte dans sa charrette et l’accompagne au long de sa traversée de la pampa pour prendre en charge l’estancia qu’il devait administrer. Et c’est grâce à elle que la transformation de la protagoniste aura lieu, en commençant par son nom : « China Josefina Iron, m’a-t-elle nommée, en décidant qu’à défaut d’un autre, ce serait bien que je me serve du nom de ma brute de mari. »
Lieu matriciel, cette charrette offre à la protagoniste une nouvelle naissance : elle s’y débarrasse de sa robe et de ses cheveux longs, enfile le pantalon de gaucho pour devenir un jeune homme. Elle y découvre aussi l’influence anglaise, sa séduction qui passe par la soie, le thé, les épices, le whisky, les belles robes de Liz, son corps blanc qu’elle lui apprendra à aimer. Dans cette charrette, elles entreprennent ce voyage initiatique vers la Terre de l’intérieur, à rebours du progrès prôné par les militaires et les propriétaires terriens, fondateurs de l’Argentine. Ce progrès qui finira par créer cette « fabrique de soja immonde et empoisonnée » qu’est aujourd’hui la pampa, dit Gabriela Cabezón Cámara. Avec Rosario, rencontré en chemin, un gaucho dont l’histoire tragique permet à l’autrice de s’exercer à son tour au récit épique, et Estreya, le chien adopté par la China, ils forment une communauté dont les liens se réinventent sans cesse. Abandonnés à leur sort, sans famille, ils retrouvent ensemble l’élan pour aller encore plus au Sud, plus loin dans la conquête de leur liberté. « Même dans l’obscurité la plus totale, quand on a l’impression qu’Il n’est pas là et que le désarroi nous écrase, il faudrait être capable de bien regarder : quelque chose brille, quelque chose nous guide, il faut aller de l’avant à la recherche d’un éclat. »
Et c’est un tour de force de Gabriela Cabezón Cámara : refuser le misérabilisme, ne pas céder à la victimisation de ceux et celles qui vivent dans les marges. Au contraire, elle imagine d’autres rapports entre les sujets, fondés sur le plaisir et la joie de vivre. Elle leur donne une vie lumineuse, qui implique de renoncer à la violence et au ressentiment et de choisir le chant, la poésie. « J’ai laissé le fusil se reposer, les dragons désormais mêlés à ma pampa », nous dit la China Iron. La question de la communauté ou bien plutôt de ces manières autres de faire communauté traverse en effet son œuvre.
Dans son roman précédent, le très fort Pleines de grâce (L’Ogre, 2020), elle met ainsi en scène une travestie, Cleopatra, qui après l’apparition de la Vierge dans un commissariat où elle a été frappée, abandonne la prostitution et fonde une communauté autonome dans son bidonville de Buenos Aires, El Poso. Au rythme de la cumbia, cette musique si populaire en Amérique latine dont les paroles ponctuent la narration effrénée, prostituées, trafiquants et voleurs organisent leur vie autour du culte de la Vierge : « La Vierge parlait comme une Espagnole médiévale et la journée commençait avec la première cumbia. Chacun articulait ce qu’il voulait dire dans sa propre syntaxe et c’est ainsi que nous avons construit une langue de cumbia pour raconter les histoires de chacun. » C’est Elle, en prêtresse travestie, qui leur indique le chemin à suivre pour transformer leur bidonville, se l’approprier pour ne plus le subir, le protéger de la police et des projets immobiliers qui menacent de le détruire. El Poso devient un bastion de résistance, une joyeuse barricade. Ses habitants créent de nouvelles façons de vivre ensemble, faites d’hybridation des identités et de rupture avec toutes les formes d’exploitation et de domination – et décrites avec beaucoup d’humour et de tendresse : « C’était ainsi, depuis son centre même la villa irradiait de joie. On aurait pu croire que c’était grâce à la Vierge ou à Cleo, mais c’était nous, c’était la force de nous rassembler. »
À l’origine de Pleines de grâce se trouve le souvenir d’une amie de jeunesse, une travestie dont la vie marquée par cette violence physique et sociale n’a jamais entamé l’humour éclatant. L’œuvre de Gabriela Cabezón Cámara prolonge ainsi son rire, lui donne une résonance aujourd’hui, tout comme la radieuse vitalité des Aventures de China Iron. Comme Cleopatra, cette amie morte depuis, qui n’était « que pure joie blanche et radieuse et tantouse et dévote et amoureuse ».
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