Les dessous
de la production littéraire
par Claude Grimal19 novembre 2022
Faire le point sur « la littérature à l’ère du capitalisme tardif », voilà ce que propose Le fétiche et la plume d’Hélène Ling et Inès Sol Salas, étude qui s’inspire de nombreux travaux antérieurs et emprunte les points de vue de la sociologie, de l’économie, de la psychologie et de la critique.
Hélène Ling et Inès Sol Salas, Le fétiche et la plume. La littérature, nouveau produit du capitalisme. Rivages, 416 p., 22,50 €
L’état des lieux établi par l’ouvrage d’Hélène Ling et Inès Sol Salas concerne toutes les étapes de « production » d’une œuvre « écrite » (que le support soit papier ou autre), et, s’il ne surprend pas, il a de quoi inquiéter. De nos jours, le circuit, qui va donc de l’auteur (s’il y en a un) au lecteur (s’il en reste), obéit aux impératifs de rentabilité de plus en plus exigeants dictés par la globalisation et la financiarisation.
Ainsi, on l’avait déjà compris en suivant l’actualité des péripéties capitalistiques, les temps sont à l’hyper-concentration de l’industrie éditoriale. Un bref aperçu et quelques chiffres permettent d’en rendre compte : aujourd’hui, en France, quatre groupes (Hachette, Editis, Média-Participations et Madrigall) se partagent l’essentiel du chiffre d’affaires de l’industrie du livre, contre 11 % pour les « petits éditeurs ». On n’a cependant jamais produit autant de livres qu’à présent. Entrer dans une librairie (ou dans un autre lieu de vente du « produit culturel » livre), c’est d’abord faire l’expérience d’une offre pléthorique. Le Syndicat national de l’édition a lui-même chiffré cette surproduction ; en 1990, on comptait 38 414 parutions dont 20 252 nouveautés ; en 2014, on en comptait 98 306 dont 43 600 nouveautés. Qui fréquente son libraire de quartier s’en doutait, ne serait-ce que pour s’être demandé à chaque rentrée littéraire combien de nouveaux romans (ils n’étaient « que » 490 en 2022, crise oblige) allaient figurer sur ses tables. L’amateur de livres s’étonnera cependant, grâce au Fétiche et la plume, d’apprendre que seulement 1 % des manuscrits reçus par un éditeur sont finalement publiés ; il aura alors une pensée troublée pour les 99 % de recalés, alors même qu’il lui semble, devant les piles du magasin, que le tri n’a pas été bien sévère.
Ensuite, si l’on suit notre amateur de livres inventé pour les besoins de cet article et ne figurant pas dans l’ouvrage des deux autrices du Fétiche et la plume, comment va-t-il opérer son choix devant cette hyper profusion ? Surabondance en trompe-l’œil, cela dit, puisque, si le nombre de titres a augmenté exponentiellement, le tirage de chacun a considérablement diminué – sauf bien sûr pour le 1 % des stars de l’écriture : en 1990, 8 440 exemplaires en moyenne étaient vendus par titre contre 4 290 en 2014 (« les livres vendus de type best-sellers tirant largement ce chiffre vers le haut ») ; mais, « entre 2007 et 2016, le nombre moyen d’exemplaires vendus par livre ou par auteur a diminué d’un tiers ».
Avec ces constatations à l’esprit, l’amateur de livres pourra, pour guider son choix, s’aider des prix littéraires ; on en compte 2 000 en France et il s’en crée, paraît-il, 200 de plus chaque année, en tous genres et venant de tous types de « sponsors » : existent ainsi aujourd’hui, par exemple, le prix Landerneau des magasins Leclerc, institué en 2008 sans doute pour rivaliser avec Carrefour qui, lui, décerne depuis 2002 un prix du premier roman ou – allez, je viens juste de taper au hasard et de le trouver sur le net – un prix Auchan qui récompense un auteur de littérature jeunesse depuis 2005 grâce à un « jury de jeunes de 11 à 15 ans, de toutes [sic] la France, sélectionnés à partir des cartes de fidélité Auchan ».
La littérature, à quel(s) prix ? soupirera notre amateur de livres, empruntant pour exprimer sa perplexité le titre du livre de Sylvie Ducas, spécialiste de la question. Cependant, pour décider quel livre risque de lui plaire, il peut préférer faire confiance à d’autres « prescripteurs » : les bons vieux critiques littéraires à l’ancienne, en perte de vitesse de nos jours, ou des critiques plus modernes, moins professionnels, tous sur le web, spécialisés dans des jugements vierges de connaissances littéraires ou de connaissances tout court. Sur les sites des booktubeurs et autres lieux d’évaluation du net, il trouvera en effet foultitude de notules, vidéos et distributions d’étoiles. Grâce à ce dernier système de notation, il aura d’ailleurs accès à un classement des auteurs ou des ouvrages et verra que Jean-Paul Sartre, avec 3,78 sur 5, est talonné par Muriel Barbery (3,72) et que Les années d’Annie Ernaux, noté 4,1, fait moins bien que Et que durent les moments doux de Virginie Grimaldi, noté 4,4. Cela ne le surprendra pas.
© Jean-Luc Bertini |
Mais peut-être sera-t-il plus étonné par l’ampleur et la puissance des stratégies, essentiellement de promotion commerciale, et par le degré d’abaissement généralisé qu’elles entraînent en littérature. Encore ne sont-ce là que quelques conséquences des nouvelles configurations capitalistes de l’industrie du livre qui, pour les autrices, déterminent également, dans le domaine littéraire, les thèmes, un certain type de (non-) écriture et les modalités d’existence des auteurs, soumis au formatage de leur prose et à des obligations publicitaires permanentes. Et comme cet appauvrissement et cet asservissement se jouent sur fond d’effondrement des capacités des lecteurs à la lecture littéraire, la catastrophe est bien réelle. L’ouvrage la documente fort bien, tout comme il rappelle, non dans le domaine proprement littéraire mais dans celui de l’essai critique, les récentes interventions de ce qu’il faut bien appeler la censure. Ainsi, on l’avait lu dans la presse, l’humoriste Guillaume Meurice a vu l’impression de son livre suspendue pour cause de blague proférée contre Bolloré. Assez semblablement, en son temps (2018), Juan Branco n’avait trouvé aucun éditeur pour son pamphlet contre la macronie, Crépuscule, qu’il avait publié en ligne avant que la maison d’édition Au diable vauvert, sise dans le Gard, n’accepte d’en publier une version « complétée ».
Enfin, Le fétiche et la plume, après son travail d’exploration des différents niveaux de la production du livre, se clôt sur l’évocation d’un avenir dont on ignore « les codes et les urgences » qui permettront de juger ce qui « sera… lisible, accessible, désirable, visionnaire ».
L’ouvrage est ainsi, suivant l’expression consacrée, une mine d’informations, mais, filons la métaphore, ses galeries creusées à deux mains sont parfois mal reliées les unes aux autres, un brin enténébrées, et risquent à l’occasion le coup de grisou. Celui-ci survient lorsque la réflexion piétine et que la prose se fait pataude ou cuistre. Peut-être est-ce le désir, de la part des autrices, de faire de l’effet et de se montrer savantes qui bloque l’avancée du lecteur dans certaines pages alors qu’il se déplace avec aisance quand leur prose est simple, débarrassée de références ou de jargon, et l’argumentation du propos rigoureuse.
Tel qu’il est cependant, Le fétiche et la plume propose un tour intéressant d’un univers extrêmement complexe. C’est un ouvrage utile sur lequel notre amateur de livres, s’il n’a su se décider devant les piles de nouveautés du domaine fictionnel, pourra jeter son dévolu, en amoureux de bonne littérature soucieux d’en savoir plus sur les dessous de celle-ci et sur son possible avenir.
EaN s’est également entretenu avec les autrices de l’ouvrage, Hélène Ling et Inès Sol Salas.