mardi 10 décembre 2024
samedi 7 décembre 2024
Giani Stuparich / Une année d’école / Portrait de groupe avec jeune fille
Portrait de groupe
avec jeune fille
par Marie Étienne16 mars 2024
4 mn
Trieste, 1910. La jeune et belle Edda Marty, héroïne de ce roman de Giani Stuparich (1891-1961), entre dans la classe préparatoire à l’université d’un lycée de garçons. Elle est la seule fille. Qui est-elle ? Et comment les garçons vont-ils la recevoir ?
Giani Stuparich | Une année d’école. Trad. de l’italien par Carole Walter. Verdier poche, 94 p., 9,50 €
Giani Stuparich s’intéresse d’abord à la jeune fille, tandis que les jeunes gens sont à peine présentés, juste des voix comme surgies d’un brouhaha. Il y a Saletti, « jusqu’alors muet et solitaire, [qui devient] un audacieux causeur » ; « Thurez, qui depuis son banc du fond de la salle avait coutume de lancer des piques qui provoquaient les rires de toute la classe, arborait à présent presque toujours un air renfrogné, mélancolique et dur. Quant à Mitis, l’arrivée de Marty avait allumé en lui un inextinguible feu d’artifice cérébral ».
Ce ne seront pourtant pas ces trois-là qui se révèleront les protagonistes les plus importants de l’histoire, mais Antero et Pasini, qui, avec Mitis, sont les intellectuels de la bande, animés par leur goût de la littérature et leur revendication politique : le rattachement de Trieste à l’Italie, qui est le but de leur vie. Jusqu’en 1918, en effet, la ville fait partie de l’Empire austro-hongrois. Ensuite, elle est cédée à l’Italie. Le décor est planté, les personnages peuvent commencer à vivre leur « année d’école ».
La manière dont l’auteur (père istrien d’origine slave et autrichienne, mère juive) dépeint les jeunes gens, sans les juger ni les schématiser, contraints par leur milieu et leur éducation, son intérêt pour Freud et la psychanalyse, font penser à un autre écrivain triestin, Italo Svevo, son aîné (père juif allemand, mère italienne), dont le héros le plus célèbre est un anti-héros, touchant et convaincant par son humanité fragile, ses errements et sa faiblesse (La conscience de Zeno) ; ou à Luigi Pirandello, lui aussi imprégné des théories de Freud, mais italien et sicilien, pour qui la vérité était une illusion.
Mais c’est Edda Marty qui, par sa détermination à ne pas se laisser enfermer dans les rôles traditionnellement dévolus aux femmes, et sa lucidité quant à l’analyse de ses motivations intimes, constitue la grande modernité du livre.
Ce dont rêve la jeune fille dès quinze ans, c’est d’une ville comme Vienne, « où les femmes peuvent fumer, aller au café, rentrer tard le soir, traiter d’égal à égal avec les hommes et discuter avec eux ». Elle domine, non en icône mais en figure exceptionnelle, probablement tirée par Giani Stuparich de souvenirs de sa jeunesse, et peut-être inspirée par la fameuse Lou Andreas-Salomé : elle est sensible, ne cherche pas à nuire, peut tomber amoureuse, mais sait se ressaisir et retrouver sa liberté, sa ligne de conduite, être l’égale, la partenaire et non l’épouse et la mère de famille réduite à son foyer.
La façon dont elle échappe à ses remords, dont elle ne cède pas au sentiment de faute, de culpabilité, est magistrale : elle refuse de jouer le rôle menteur de l’amoureuse pour sauver de la mort un de ses soupirants mais pour autant, ne voulant pas l’abandonner, elle en endosse un autre, qui est celui de mère, dont la présence est bénéfique.
L’auteur ne cherche pas à démontrer quoi que ce soit, il décrit longuement les émois amoureux d’Edda et d’Antero, le garçon le plus proche de celui qu’il était à seize ans. Les jeunes gens d’abord se parlent et se promènent dans la nature, puis peu à peu ils se rapprochent physiquement, en viennent à s’embrasser de plus en plus passionnément sans toutefois aller plus loin, ce qui à notre époque apparaîtrait comme une étrangeté.
Là encore, on peut penser à un autre écrivain italien, plus tardif, dans le roman duquel une jeune fille audacieuse rend amoureux son entourage dans l’insouciance et la beauté des lieux, des personnages : Le jardin des Finzi-Contini, de Giorgio Bassani, paru en 1962, dont l’intrigue se situe à la fin des années 1930. Mais, alors que Micòl est emmenée en tant que juive dans un camp de la mort, Edda survit à la tuberculose poitrinaire qui la guettait et au mariage bourgeois avec Antero, que sa mère envahissante et captatrice aurait conduit à une faillite amère.
On sent pourtant, dès le début du livre, une angoisse, autour d’elle, que contredit l’auteur, et à laquelle il semble ne pas vouloir céder. Comme si son personnage tenait trop du miracle, qu’il n’était pas vivable, qu’on ne pouvait y croire vraiment. Si généreuse et en même temps si volontaire, si soucieuse d’inventer une manière d’être libre, inédite pour une femme, si perspicace, habile à se comprendre et à comprendre ce qui l’agite et qui agite ses partenaires.
On la voit, pour finir, évoquant à nouveau son double non fictif, la Lou de Nietzsche et de Rilke, debout sur un chariot parmi ses camarades, non pour les soumettre, mais pour sauver des eaux d’une pluie diluvienne leurs professeurs bloqués dans les murs du lycée :
« Comment, vous êtes là aussi ? s’étonna le professeur de grec quand, passé les premières frayeurs, il s’aperçut de la présence de Marty.
— Ici ? Mais professeur, je vais partout où il est possible de chahuter avec mes camarades, répondit-elle promptement. »
Non seulement la jeune fille ne cède pas aux injonctions de son époque, au destin qu’on prétend lui donner, mais elle parvient aussi à repousser la mort qui lui a enlevé sa sœur aînée bien-aimée, et cherche à l’enlever elle-même.
« Marty eut de graves crachements de sang et faillit mourir ; à peine remise, elle voulut embarquer pour un long voyage en Orient. » Comme une autre héroïne non fictive, Isabelle Eberhardt. Au fond, on ne sait pas ce que devient Marty, si elle gagne son pari et parvient à rester jusqu’au bout victorieuse ou, au contraire, si elle finit par renoncer et disparaître. Dans quelle tourmente, intime ou collective ?
La fin du livre est esquissée, l’auteur élague, suggère. Une œuvre ouverte qui parle encore à nos oreilles ; et qui résonne des bruits d’un temps qui s’annonçait tragique.
vendredi 6 décembre 2024
Paule du Bouchet / Le Langage de l’hirondelle / L’enfance reine
L’enfance reine
par Marie Étienne3 mai 2024
Pour Paule du Bouchet, qui deux ans après L’annonce publie Le langage de l’hirondelle, la petite enfance est la période la plus accomplie de la vie, « la source jaillissante », « toujours disponible », celle vers laquelle il faut retourner par le souvenir pour s’y abreuver.
Paule du Bouchet | Le Langage de l’hirondelle. Gallimard, 150 p., 17,50 €
Et ce que la mémoire restitue, ce sont d’abord des images comme en recèlent les films d’amateur réalisés par un membre de la famille. Mais comme nous les avons perdues, dissimulées qu’elles sont dans les méandres de la mémoire, pour en retrouver le chemin, il faut développer un instinct de pisteur, une patience de sourcier, car, écrit André du Bouchet dans ses Écrits sur l’art, « ce qui est en avant de nous se mêle curieusement à ce que nous avons délaissé, comme de la vaisselle dans l’air, le lit défait, ce pain rassis dans notre ciel ».
Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler que Paule du Bouchet est la fille d’André du Bouchet et de Tina Jolas (sœur de la compositrice Betsy Jolas), qui devint par la suite la compagne de René Char avec qui elle traduisit et composa plusieurs livres ; qu’elle a un frère, Gilles du Bouchet, peintre, graveur et illustrateur ; qu’elle a une formation de philosophe et de musicienne ; qu’elle est l’autrice de nombreux livres pour enfants et de proses pour adultes, dont le récit poème qui est notre sujet.
Récit parce que nous avons affaire à une narration, articulée en dix-neuf brefs chapitres précédés d’un avant-propos. Et poème parce que l’écriture est souvent celle d’une poète, tant par la beauté des formules que par la profondeur de la pensée – si toutefois on peut ainsi définir ce qui ressortit à la poésie. Pour elle, il s’agit de saisir, d’appréhender le monde sans forcément comprendre.
Le titre de son livre est emprunté à son père, qui, lisant l’Odyssée à un « nous » qu’elle ne précise pas, son frère Gilles ou son cousin David, très présent tout au long des pages, qualifie la langue de Cassandre de « langue de l’hirondelle », c’est-à-dire une langue composée de signes – les dessins de l’alphabet grec.
La quête de Paule du Bouchet consiste à déchiffrer le kaléidoscope de sa mémoire, la partition écrite mais a priori indéchiffrable de son passé, comme l’était la langue qu’écrivaient les Grecs. Dans les jeux innombrables auxquels elle se livre dans sa petite enfance, elle est accompagnée par son cousin David, habité, comme elle, d’une flamme intérieure, dont « il ne restera qu’un tas de cendre. Alors, plus tard, lorsqu’il sera devenu adulte, l’illumination de son enfance sera peut-être comme ces étoiles mortes qui nous arrivent après l’impensable voyage interstellaire : une lumière froide, éteinte, un éclat glacé ». Une formulation dont on ne s’étonne pas de retrouver l’écho chez André du Bouchet, tant est grande leur proximité sentimentale et artistique : « Tout se soude par la cendre ou par le feu, et par ce froid particulier » (Écrits sur l’art).
Ce qui requiert leur attention, à elle et à David, se situe le plus souvent « dehors », dans le jardin de la maison, sur le chemin qui y conduit, dans la forêt qui est plus loin et qui est synonyme de mystère, par conséquent aussi de découvertes et de révélations. C’est là qu’un jour, au cours d’une promenade, elle aperçoit un couple caché dans les feuillages : sa mère avec un homme en qui elle ne reconnaît pas son père.
L’accession au secret peut offrir le bonheur autant que la douleur. Paule du Bouchet livre ici un éclat, une image, qu’elle qualifie d’originelle, mais ne s’attarde pas, ce qu’elle veut c’est écrire un récit de l’enfance qui ne fait que frôler les grands évènements, qui s’attarde au contraire sur des détails en apparence insignifiants : « Un instant pur […] absolument frais […] comme un animal qui broute l’herbe vivante de la sensation » (Roland Barthes, cité par l’autrice), les jeux, les fruits, les animaux, le son d’un mot, les mots, le son des choses : « Dans le murmure du petit ruisseau qui bruisse, obstiné, naïf, constant, sous les feuilles, j’entends parfois la voix chantante de ma mère. » À travers les jeux et le regard des deux enfants, elle pose des questions d’ordre philosophique, sur le réel : est-il « Dans le ciel ou dans les eaux qui le reflètent ? », sur le caché, la dialectique du grand et du petit, la persistance du vivant dans la mort…
Et Paule du Bouchet bouscule des traditions morales. Ainsi, dans le chapitre intitulé « Mensonges », elle valorise les inventions de la fillette qu’elle fut. « Les récits de mes camarades de classe qui ne disent que la “vérité” me paraissent fades […] Je ne sais pas raconter la réalité. Mentant, je suis dans un lieu impossible et pourtant vrai ». Ou encore : « Le mensonge est une étape essentielle dans l’articulation du langage. »
Cependant, à trop vouloir se taire sur les évènements et à privilégier le fugace et l’infime, l’ériger en trophée, Paule du Bouchet nous laisse sur notre faim. Le livre s’achève quasiment sur l’accident à la main de David – preuve qu’il était important. « Mon cousin a eu la moitié de main arrachée. » Mais si la fabrication de l’explosif est longuement narrée, l’accident lui-même (tout autant que ses suites) tient en trois ou quatre phrases.
Une insatisfaction que la beauté formelle ne corrige pas, peut-être parce que le genre choisi, essai philosophique et conte des origines, exclut la narration qu’implique tout récit en prose ? Ou que le parti pris qui consiste à considérer l’enfance comme le temps du bonheur absolu finit par sembler peu crédible et trop volontariste ? Même si, dans le texte « Intérieurs », Paule du Bouchet parle de la mort en connaissance de cause et en enfant qu’elle sait rester : « Constituée de cette foule des ombres qu’elle absorbe, la nuit est pour nous autres enfants frappée du sceau de l’ogre, elle possède une mâchoire et des dents. »