samedi 17 février 2018

Face à Trump, l’arme du «je»





Face à Trump, l’arme du «je»

Par Daniel Schneidermann — 15 janvier 2017 à 17:36

Devant la trumpisation du monde, plus rien ne sert aux journalistes de se cacher derrière un «on» ridicule. Disons «je» au nom de la survie de notre métier.


J’ai pris une décision : je vais dire «je». Je ne l’ai jamais fait. Je le fais quand j’écris sur mon site, Arrêt sur images. Mais pas ici, pas dans Libé.Un vieux surmoi, hérité de la vieille presse. Un journaliste de l’ancien monde ne se met pas en avant. Ce n’est pas lui qui est intéressant ; ses états d’âme, le lecteur s’en fiche, le lecteur veut de l’information, de la vraie, de la sûre, de la solide, de la sourcée, c’est pour cela qu’il paie, voilà ce qu’on lui a appris à l’école, au journaliste de l’ancien monde.
Sauf qu’on voit bien que ce n’est plus vrai. La vérité, c’est que si le lecteur se fiche de quelque chose, c’est bien de l’information sûre. Ne dites pas le contraire. Les choses ont tellement changé depuis l’époque où on s’informait à la maison de la presse, depuis que le lecteur a muté en internaute. L’information sûre (si tant est qu’elle ait jamais été sûre), elle est maintenant en concurrence frontale avec la vidéo du copain, de l’ami, du collègue, avec le fake si rigolo. Et le lectonaute, ce mutant, va cliquer sur le titre appétissant, sur la photo affriolante, qui se trouve là, à portée de doigt, même plus la peine d’aller au kiosque pour se fournir, il est là, le people, le rebondissement, le chaton mignon, la golden shower, le doigt de Trump pointé sur le malheureux journaliste de CNN.
Le doigt de Trump. Je crois bien que c’est ce doigt de Trump refusant la parole au journaliste de CNN, lors de la première conférence de presse, qui m’a décidé à franchir le mur du «je». Ce journaliste de CNN, trois fois, tente de contredire le futur-homme-le-plus-puissant-du-monde, et il est réduit au silence par le doigt de Trump, se tournant alors, souverain, vers le confrère d’un journal trumpien. Il y avait eu bien des alertes depuis que le trumpisme montait. Je me disais qu’il pourrait éventuellement se calmer. Mais il ne se calmera pas. Le spectacle va continuer. Quatre ans, s’il n’est pas «impeaché» avant. Quel autre langage, pour traiter cette monstruosité, sinon envoyer valdinguer le vieux surmoi, se battre avec les armes de l’adversaire, ces armes que je ne voulais pas empoigner, un reste d’honneur, ou de formatage, allez savoir. Face à la trumpisation du monde, plus rien ne sert de se cacher derrière un «on» ridicule. Il n’y a plus de «on». Nos institutions s’effondrent, ou se sont déjà effondrées. C’est notre survie, qui est en jeu. La survie d’un métier. Même mis à mal par la presse des milliardaires, même majoritairement exercé de manière catastrophique, un métier, une mission. Les miens.
Je vais dire «je» parce qu’il faut bien faire quelque chose. Parce qu’on est dans l’ordre de la survie, là, nous autres les journalistes formés, formatés, parce que les seuls aujourd’hui dans le paysage, à faire vraiment du journalisme, ce sont les desperados à la Gaspard Glanz, le fondateur de l’agence Taranis News, qui vont filmer la castagne dans les manifs, et les migrants dans le grand froid sous les couvertures, et les policiers quand ils confisquent les couvertures des migrants, parce qu’il est là, le feu sacré, et qu’eux, oui, ils disent «je», personne ne leur ayant appris à l’école que c’était un gros mot.
Je vais dire «je», parce que je ne peux pas regarder fondre mon iceberg familier (solidarité, progrès, droits de l’homme, attention aux faibles, respect des minorités) comme si l’affaire ne me concernait pas, comme si je n’étais pas la grenouille ébouillantée qui s’aperçoit trop tard que le bocal se réchauffe à toute vapeur.
Je vais dire «je», parce que je ne peux plus rester de marbre, à regarder les commentateurs de BFM commenter le doigt de Trump comme un geste politique normal, oui il a été plutôt bon, plutôt présidentiel, fidèle à lui-même toutefois, comme si ça ne les concernait pas, comme s’ils n’y étaient pour rien, comme si ce doigt n’était pas tendu aussi vers eux, vers nous, vers moi.
Je vais dire «je» comme un gars qui aurait été dans le coma pendant un an, et refuserait d’en croire ses yeux.
Je vais dire «je» comme un pacifiste prend un flingue, la mort dans l’âme, quand les blés sont sous la grêle.




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