Juan Marsé Par Sciammarella |
Juan Marsé, le rêveur de réalité
Pour l'auteur catalan, écrire, c'est écrire à, et sur, Barcelone. En particulier sur le Carmelo et le Guinardo, quartiers populaires où, enfant, il jouait avec ses amis à inventer des histoires ancrées dans la vie quotidienne.
Une seule fois, Juan Marsé s'est éloigné durablement de Barcelone. C'était en 1961, et c'était la dictature. Pas un courant d'air, garde-à-vous de rigueur, censure à tous les étages : l'Espagne moisissait doucement sous le couvercle du franquisme. Le jeune homme, lui, rêvait d'aller respirer ailleurs - n'importe où, pourvu que l'imagination n'y fût pas tenue pour un vice. Or voici que l'occasion se présenta, l'année même où il publiait son premier roman (Enfermés avec un seul jouet, Gallimard). Ce serait Paris, un hôtel minable, un boulot de garçon de laboratoire à l'Institut Pasteur (jusque-là, il avait été apprenti joaillier à Barcelone), et la perspective d'apprendre le français. De ce séjour plutôt bref, deux ans, il ne lui reste aujourd'hui que des souvenirs et pas assez de vocabulaire pour alimenter une conversation un peu longue. Des souvenirs, mais aussi une conviction absolue : pour écrire, il sait maintenant qu'il a besoin de sa ville natale. Un peu comme si ce voyage, pourtant savoureux, avait tué dans l'oeuf tous les autres. "C'est un besoin physique", précise, sans affectation, celui qui, devenu un monsieur de 79 ans, reçoit désormais dans les beaux quartiers. Barcelone, ses rues, ses odeurs, les reliefs escarpés du Carmelo et surtout du Guinardo, faubourgs populaires où il a grandi.
Rien d'étonnant, donc, si ces lieux imprègnent chaque recoin d'une oeuvre magnifique, qui a reçu toutes les grandes récompenses littéraires espagnoles et notamment la plus prestigieuse d'entre elles, le prix Cervantès. Cette oeuvre, que beaucoup d'autres écrivains, comme Mario Vargas Llosa ou Michel del Castillo, tiennent pour l'une des plus importantes du XXe siècle, en langue espagnole. De livre en livre, à travers le réalisme poétique de Juan Marsé, le lecteur découvre un quartier qui est infiniment plus que lui-même. Comme le Yoknapatawpha de Faulkner, le Guinardo de Marsé est un monde en réduction, un bateau dans une bouteille. Mais, contrairement au comté inventé par l'Américain, les endroits décrits par le Catalan existent vraiment, à deux pas du parc Güell (des tour-opérateurs y proposent d'ailleurs une visite qui porte son nom). Derrière la pénombre angoissante et l'immobilisme de l'ère franquiste, toutes les passions humaines s'y déchaînent et, bien souvent, s'y fracassent.
"Je pars d'images, plus que d'idées. Des images précises que j'ai en mémoire et qui font une histoire, en fonction de la manière dont elles s'assemblent." Dans son nouveau roman, Calligraphie des rêves, on trouve ainsi deux figures de femmes inoubliables. Vicky Mir et sa fille, Violeta, sont en fait des boutures, largement trafiquées par l'imaginaire, de silhouettes que Marsé a croisées mille fois dans son enfance. "Une mère et sa fille endimanchées, trop maquillées, se souvient-il, qui s'en allaient au bal chaque dimanche, été comme hiver, pour trouver un mari à la fille." Elles lui semblaient, ajoute-t-il, "l'image même de la solitude et de l'échec, mais je ne voulais pas formuler les choses comme ça. Juste raconter l'histoire. Dans un bon roman, ce n'est pas l'intellect qui doit briller, mais autre chose : une beauté surgie des formes".
Pour Juan Marsé, raconter des histoires est une passion qui prend ses racines dans le passé. Une occupation qu'il pratiquait avec des amis, et dont la description surgit à plusieurs reprises, au fil de son oeuvre. Dans Calligraphie des rêves, comme dans La Nuit de Shanghaï ou Adieu la vie, adieu l'amour (Christian Bourgois, 1992, 1995), on voit des gamins du Guinardo se réunir en bande pour se livrer au jeu des "aventis". Autrement dit, des histoires inventées, complétées à tour de rôle, qui puisent dans le grand réservoir des films et des BD, mais aussi des choses entendues à la maison, ces conversations palpitantes où l'on évoque à demi-mot les pères absents, les oncles emprisonnés, les frères passés de l'autre côté des frontières. A ce jeu-là, Juan Marsé n'était pas le meilleur, confie-t-il, mais il savait très bien écouter.
Toute sa vie, il a joué aux "aventis", écrivant ses rêves et les réécrivant dans une langue musicale, où le catalan de son enfance et de son âge adulte (c'est la langue qu'il parle encore en famille) a cédé le pas devant un castillan très pur. Mais il aura fallu ce dernier livre pour que le grand raconteur d'histoires consente à mettre en scène la plus fabuleuse de toutes - la sienne. Ou comment un chauffeur de taxi, dont la femme venait de mourir en couches, prit un jour dans sa voiture un couple en pleurs, devant la maternité de Barcelone. Les jeunes parents éplorés venaient de perdre un nouveau-né, un garçon. Qu'à cela ne tienne, le chauffeur leur proposa le sien. Après tout, ce bébé, il ne savait qu'en faire. Tope là ! Affaire conclue. C'est ainsi que Juan Marsé devint le fils adoptif d'une mère pieuse qui lui voyait des talents de dessinateur et d'un père ultrarépublicain, bouffeur de curés, bon vivant et surtout n'ayant pas froid aux yeux. Aucun des deux n'avait le moindre commerce avec la littérature. "Ce qui leur importait, note Marsé, c'est que je sois heureux, mais ils ne pouvaient absolument pas relier cela avec l'écriture."
Et pour lui, le bonheur ? "On ne réussit jamais 100 % de ce qu'on voudrait faire. Le bonheur est un mot trompeur. On a des moments de bonheur, c'est tout. Par exemple, quand on a beaucoup travaillé un chapitre et que, soudain, un petit détail illumine tout le reste, lui donne du sens. Un détail que, souvent, le lecteur ne verra même pas." Brusquement, alors que Calligraphie des rêves était déjà très avancé, son auteur a ainsi "vu" le mouvement de jambes bien particulier d'Alonso, l'infirme qui disparaît un jour de la vie de Vicky et de Violeta.
Sans doute cet art du détail a-t-il partie liée avec la recherche de vérité. Il ne s'agit pas de réalisme - le réalisme ne suffit jamais, en soi. Mais cette quête-là fait partie du jeu des "aventis", dans sa version adulte. "Dire la vérité par la littérature, oui, j'y pense toujours, affirme Juan Marsé. La vérité a des visages différents et parfois contradictoires. On doit toujours pactiser, d'une manière ou d'une autre, avec la réalité, c'est là la seule vérité." Chaque livre est un pacte. Dans tous ses romans, l'écrivain fait cohabiter le rêve, l'idéal et la pauvre réalité dont il ne se satisfait évidemment pas. "Si l'on écrit, souligne-t-il avec une pointe d'ironie, c'est bien qu'on ne se satisfait pas de ce qui existe. On essaie de corriger le réel, d'en donner d'autres versions."
La réflexion n'est pas neuve, mais elle prend, chez l'écrivain catalan, un véritable poids politique. Car ce désir de donner des "versions" alternatives est né, chez lui, au temps de la dictature. Une époque où "une seule version des faits était autorisée, rappelle-t-il. Pourtant je sentais bien que la vérité authentique était ailleurs, dans ce que je vivais chaque jour. En écrivant, j'ai décidé de récupérer ces voix, de donner la version non autorisée de la réalité." Soixante ans après, Juan Marsé annonce avec un calme un peu goguenard qu'il n'en a "pas fini avec ce territoire". Les rues du Carmelo et du Guinardo n'ont pas livré tous leurs secrets. Et c'est tant mieux. Mille fois tant mieux.
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