samedi 3 décembre 2022

La bibliothèque Bolaño

 

Roberto Bolaño


La bibliothèque Bolaño

par Pierre Senges
23 septembre 2020 

Comme on ne peut pas s’empêcher d’admirer l’abondance, tels Bouvard et Pécuchet allongés dans un transat pour apprécier la Voie lactée, on mentionne immanquablement, ici ou là, les 1 200 pages de chacun des six volumes des Œuvres complètes de Roberto Bolaño (1953-2003). C’est évidemment la preuve de sa fécondité, de sa prodigalité (des offrandes au lecteur), d’une angoisse à l’idée de manquer quelque chose ou d’oublier une parole importante avant de disparaître trop vite. L’exhaustivité d’une compilation justifie la présence côte à côte d’œuvres magistrales et de livres qui le sont moins ; elle nous donne à lire aussi des romans inachevés, ou, pour employer les mots de l’auteur, des écrits provisoires – de toute façon, Roberto Bolaño s’en serait voulu d’être impeccable.


Roberto Bolaño, Œuvres complètes. Volume 2. Trad. de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio et Jean-Marie Saint-Lu. L’Olivier, 1 184 p., 25 €


Sourire de belette

Les deux premiers textes de ce recueil (dépourvu de tout appareil critique) exigent la participation active du lecteur, en l’occurrence son indulgence ; le novice en matière de bolañisme est invité à sauter à pieds joints page 295, là où l’attendent les joies de L’esprit de la science-fiction. L’amateur ou le connaisseur de Bolaño se donnera pour devoir de lire Monsieur Pain, où il trouvera des phrases comme : « Sa réponse, coupante, me parvint à travers une voix de baryton » ou : « Je me contentai de soupirer, en essayant d’imprimer à mon visage un air de sérénité » (il y a encore le magnifique « – Non, non, m’empressai-je de nier », qui a un certain charme).

Ce Monsieur Pain (le livre et le personnage) va et vient dans les rues du Paris de l’immédiat avant-guerre, en noir et blanc, peuplé de Gaston et de Marcelle, où Bolaño fait surgir quelques Latino-Américains, sans doute pour apporter un peu de couleur. Gustave Flaubert reprochait au Victor Hugo de Quatrevingt-treize de faire déambuler des personnages en papier mâché ; les personnages de ce décor à la Trauner ont à leur tour un peu de mal à exister, c’est-à-dire se montrent souvent impuissants à atteindre ce degré d’artificialité ingénieuse et invitante propre aux personnages réussis (de Falstaff à la Verdurin). Bolaño, sous l’égide de Franz Kafka, a peut-être estompé volontairement ses figures ; quoi qu’il en soit, elles flottent, elles sont pléonastiques ou contradictoires – et c’est curieux, elles n’arrêtent pas de sourire : faire sourire ses spectres est une façon de leur donner un peu de chair, faute de mieux (il y a un large sourire page 48, un sourire satisfait page 106, l’ombre d’un sourire page 58 – elle « se dessina sur les lèvres d’un jeune homme » ; on sourit d’un air provocant page 23, d’un air étrange page 26, avec férocité page 62 ; mais le plus admirable de tous est ce sourire « de belette » qui « s’installa sur mon visage », page 74).

On n’aura aucun mal à trouver dans ce Monsieur Pain bon nombre des motifs chers à Roberto Bolaño – cet écrivain débordant ne peut pas ne pas nous les servir, y compris dans ses œuvres les moins fortes. Ici, déjà : l’étrange maladie, bien sûr symbolique, d’un certain Vallejo, la défaillance, la quête et ses obstacles, des couloirs sinistres, les sciences dures opposées à quelque mesmérisme de bistrot, les beuveries suivies d’hallucinations, les rêves, les cauchemars, le nazisme autopsié mais à jamais incompréhensible, les livres (Marcel Schwob) et les investigations d’un solitaire, prenant la forme d’une errance. Ce Paris de boulevards, de zinc, d’Alphonse, de Raoul et de temps pluvieux n’est pas le Mexique, il semble un peu trop étriqué ; les bolañismes apparaissent çà et là par des déchirures.




La vie en rose

Conseils d’un disciple de Morrison à un fanatique de Joyce, écrit en collaboration avec Antoni Garcia (A. G.) Porta, met en scène un couple de Bonnie and Clyde dévitalisés et pas toujours sympathiques, parfois tentés par une certaine bêtise d’époque – quand Bonnie (prénommée Ana) assimile par exemple l’assassinat d’un petit courtier à l’épisode d’une révolution en cours. La cavale catalane des deux amants permet bien sûr (c’est un plaisir prévisible) d’écrire des variations sur les thèmes de la violence, du sexe, de la pauvreté, de la rébellion, de la toxicomanie, au risque d’en faire une suite de motifs conventionnels. On s’en étonne, puis on ne s’en étonne plus : cette balade sauvage écrite à la première personne est étrangement le fait d’un couple aux goûts et aux comportements convenus. Quand le narrateur passe le temps à la cinémathèque de Barcelone, c’est pour y voir Godard et Rivette ; en fuite à Paris, il porte des fleurs sur la tombe de Jim Morrison ; il fait part de pâles fantasmes (« Comme ce serait bon de voyager en voiture d’une côte à l’autre [des États-Unis] avec un programme de rock, et le volume à fond »), et décrit ainsi son idée de « la vie en rose » à Paris : Ana « étudierait le français et ferait le ménage chez les gens du quartier de Passy et moi j’écrirais, sans arrêt !, enfermé dans notre confortable chambre de bonne». Notons au passage cet éloge d’Ana par le narrateur, au tout début de leur rencontre : « Pendant un certain temps, elle a été une bonne maîtresse de maison, quelque chose dont je lui serai reconnaissant tant que je vivrai » – bel exemple de ferveur romantique, typique des préludes. (Ailleurs, il perpétue le lieu commun de l’écrivain voyou : « Ce qu’il a manqué à Miller, c’est d’être braqueur » – on ignore ce que Miller lui aurait répondu ; s’il s’agit d’Henry au lieu d’Arthur, ça pourrait être ceci, en guise d’approbation : « Ce qui ne se passe pas en pleine rue est faux, dérivé, c’est-à-dire littérature ».)

Roberto Bolaño, Œuvres complètes

Comme tous les livres de Roberto Bolaño, ce Conseils… s’écrit sous le patronage de la littérature, entendre par là toute la littérature, représentée dans ces pages par James Joyce et son Ulysse : métonymie manipulée avec sincérité, fougue, maladresse et candeur. Page 150, le narrateur, braqueur de banques et romancier en herbe, fait cet aveu à propos de son roman en cours : « Le joycianisme du personnage […] cachait l’aspect laborieux du roman, le jeu que mon amateurisme allait rendre inévitablement pédant ». À cet instant, le narrateur est d’accord avec Porta, et Bolaño fait preuve de lucidité.

Un autre aveu, page 241 : « Franchement, l’affaire avait cessé de m’intéresser. […] J’en avais assez de tout » ; un autre encore page suivante : « Le problème tenait à mon manque de ténacité, à mon impossibilité d’arriver au fond des choses. En réalité, je ne l’avais jamais fait. […] Ni dans le cinéma ni dans la littérature. Comment je pourrais exiger de moi d’arriver aux dernières conséquences à propos de quelque chose dont je me fous comme de ma première chemise ! » expliquent pourquoi la lecture de ces Conseils est moins électrisante qu’espéré. Et pourquoi les auteurs n’ont pas toujours jugé bon de s’inquiéter des phrases : « [il] a glissé le regard compréhensif avec lequel il avait couvert la jeune fille en direction de l’angle visuel où je me trouvais ». On découvre pourtant au fil des pages des beautés singulières, comme : « J’ai alors aimé Ana, avec autant de froideur et de bien-être, comme si je jouais l’amour ou comme si moi j’avais été quelque chose d’autre, un couteau, par exemple. » Quand ils oublient de jouer aux durs, Porta et Bolaño savent nous tendre un couteau avec une grande délicatesse, en le retardant, après une virgule, et en en faisant un objet fortuit, presque arbitraire, arrivé là pour servir d’exemple parmi d’autres peut-être préférables.

L’œil de la mouche

Avec L’esprit de la science-fiction, l’œil du lecteur s’ouvre plus grand, comme s’est ouvert l’œil de l’auteur pour percevoir ou inventer des détails passagers avant d’en rendre compte – ce qui semble être parfois l’unique but de la littérature. L’œil du narrateur « se reflète sur le cadran du réveil », histoire de conjuguer l’éveil, le jour, avec l’exercice de l’observation. Quelques lignes plus tôt, debout devant la façade d’un immeuble, le même narrateur prend soin de noter : « Plus haut, et plus petites que certaines jardinières, les fenêtres des chambres sur la terrasse » – l’inutilité de cette précision en fait toute la préciosité. Peu nous importe la taille de ces fenêtres, non ? Qu’elles soient plus grandes ou plus petites que Dieu sait quelles jardinières désormais perdues à jamais, qui s’en inquiète ? Bolaño le sait pourtant : l’importance accordée à un tel peu importe relie dans une même noblesse, roturière et provisoire, l’auteur et la communauté de ses lecteurs.

Plus tard, dans un jardin, au commencement de la nuit, il écrit encore : « Il ne restait plus que moi et le bout de ma cigarette » ; et, à propos d’un de ces personnages d’aimables, tendres, brusques jeunes gens participant à cette histoire de bohème mexicaine : « Elle parlait comme si elle se tenait sur la crête de la vague d’où elle pouvait tout voir, bien qu’elle n’y fît pas trop attention à cause de la vitesse et des chutes » – ce n’est pas la dernière fois que Roberto Bolaño associe l’acuité à l’humour et à la fugacité des choses.

Ah, bien sûr, avant d’aller plus loin, il faut résumer l’intrigue (plus tard, on parlera, si on a le temps, de ce qui importe : la forme, à savoir la diversité des formes utilisées par Bolaño pour construire son roman : récit, correspondance fictive avec des écrivains, dialogues sans didascalies, récits de rêves aux allures de monologues, résumés d’autres livres et quelques effets de listes célébrant une bibliothèque universelle). À Mexico, deux jeunes apprentis écrivains exilés du Chili, rejoints par quelques personnages féminins et masculins, écrivent, traînent au lit, font des rencontres amoureuses ou les rêvent ; l’un d’eux est un grand connaisseur de la littérature de science-fiction ; il est aussi question d’une moto et de revues littéraires plus ou moins clandestines envahissant la ville comme une conspiration poétique. Bolaño s’installe enfin avec sa machine à écrire à Mexico, et il s’y sent bien : « Je me dis qu’il ne nous arriverait jamais rien de mal dans cette ville si accueillante. Que c’était près et que c’était loin de ce que le destin me réservait ! Comme ces premiers sourires mexicains sont tristes et transparents dans mon souvenir aujourd’hui. » (Il sera question plus loin de ce Mexique considéré par Bolaño comme « un territoire de fiction », selon la formule de Philippe Ollé-Laprune [1], très bon connaisseur des deux.)

On le voit, les sourires mexicains sont autrement plus vivants que les sourires en pâte à modeler de monsieur Pain. D’ailleurs, on lit : « Seuls étaient réels […] les sourires de Laura […] sourire de météorite, demi-sourire décroissant, sourire insinué, sourire de camarade et de fumée, sourire de couteau dans une armurerie, sourire pensif et sourire qui rencontrait le mien ». Le narrateur prend soin de préciser que ces sourires ne se suivent pas, ce qui serait un effet vulgaire, mais se confondent, seul le regard de l’amoureux étant capable de les distinguer : « l’œil de l’amoureux est comme l’œil de la mouche » – façon biaisée de définir l’œil de l’écrivain.

Couteau à pain

La littérature nazie en Amérique est l’opus magnum de poche de ce volume, on y trouve l’essentiel de l’art de Roberto Bolaño concentré sous une forme maniable, ergonomique, combustible mais lyrique – et étonnamment harmonieuse malgré son sujet. C’est d’ailleurs l’un des exploits de ce texte, parvenir à suggérer le comique, le lyrique, le romanesque de saga familiale, le burlesque même (comme ce solo de timbales offert par des admirateurs à un philosophe imité de Heidegger), en faisant défiler une galerie de crapules. On pourrait décrire cette encyclopédie (classée par genre, avec soin : « Précurseurs et adversaires des Lumières / Poètes maudits / Lettrées et voyageuses ») comme une version tératologique et anthropomorphe des Villes invisibles, ou plus sûrement comme un croisement de l’Histoire universelle de l’infamie de Borges et des Chroniques de Bustos Domecq, satire des fausses audaces artistes signée Borges et Bioy Casares – en supposant la pignouferie littéraire superposée cette fois au délire fascisant. (Certaines entrées de cette encyclopédie parviennent à dévoyer quelques thèmes borgésiens pour en faire le cadre d’une démence ordinaire d’extrême droite.)

Roberto Bolaño, Œuvres complètes

Roberto Bolaño s’y livre à deux de ses grands plaisirs, qui sont deux talents : il rend un hommage, même destructeur, à la littérature, sous forme de catalogue, et il offre au lecteur un bon nombre de tranches de vie, ici découpées avec un couteau à pain, celui qui a des dents (on ajoute à ces deux plaisirs un impératif : faire l’anatomie du corps monstrueux des différents fascismes). Il multiplie les lieux, les époques, les styles, les idiosyncrasies de chacun de ces poètes hitlériens ou romanciers à chemise brune ; il s’accroche aux détails à la manière de Marcel Schwob et de Diogène Laërce, parvenant ainsi à surmonter l’écueil principal de ce genre d’essai, la monotonie.

Des romanciers prolixes, des poètes laconiques, des illuminés, des plagiaires, des écrivains soldats et des poétesses opportunistes ; Ernesto Pérez Masón, le réaliste de La Havane, ennemi juré de Lezama Lima qu’il provoque trois fois en duel (Lezama Lima esquive les trois fois) ; Daniela de Montecristo, « enveloppée d’une aura de mystère », maîtresse de généraux allemands, italiens et roumains, et dont il nous reste un seul livre ; Rory Long, né à Pittsburgh et mort quatorze ans après Roberto Bolaño, à qui Charles Olson aurait appris la différence entre projective verse et non projective verse ; Harry Sibelius, écrivain redondant, né à Richmond et mort à Richmond, comme s’il s’était contenté d’y faire des ricochets, auteur du monumental Le véritable fils de Job, 1 333 pages, « miroir négatif de L’Europe de Hitler, d’Arnold J. Toynbee », qu’il s’acharne à suivre chapitre après chapitre et parfois mot à mot.

Le principal avantage, quand on met ainsi en scène des crapules plus ou moins flambardes, dotées d’un talent plus ou moins prononcé pour la cruauté, c’est de pouvoir jouer toujours avec l’idée d’échec : soit ces personnages de nazillons sont vaincus, soit ils l’emportent et dans ce cas leur triomphe peut toujours être présenté comme la preuve d’un effondrement collectif – pour qui a vu tomber Allende remplacé par un militaire au menton mou, il n’y a pas de motif plus juste. (Ce jeu de qui perd gagne permet d’écrire ceci, à propos d’un certain Willy Schürholz : « Il avait toutes les cartes pour échouer avec éclat : dès ses premières œuvres il est possible de discerner un style… ») On devine Bolaño sûr de lui, mais sans forfanterie, sûr de son sujet, de la forme et de ses moyens ; son aisance est contagieuse, son euphorie aussi ; La littérature nazie en Amérique fait partie des rares livres dont l’existence semble d’emblée une évidence.

Collection de larmes

Des putains meurtrières est un recueil à l’intérieur du recueil ; l’humeur en est sombre et grinçante, d’ailleurs le titre ne promet pas une pastorale façon Devin du village, on a droit plutôt à plusieurs théâtres de la cruauté. Bolaño le dur devenu Bolaño le tendre se permet de tenter le pathétique, parfois heureusement équilibré par un grotesque presque Grand-Guignol (« Le retour », où le mort, comme dans Sunset Boulevard, s’exprime à la première personne), par des effets d’éloignement, un humour à blanc ou une certaine froideur de style. De fait, on pleure beaucoup dans ces nouvelles : page 795, les yeux d’un fasciste « semblent s’emplir de larmes » ; page 757, le jeune homme du film Andrei Roublev pleure comme une fontaine ; dans « Le retour », le narrateur affirme avoir envie de pleurer ou de prier ; le personnage principal de la première nouvelle, surnommé L’Œil, s’effondre en sanglots à la dernière ligne : « ensuite il continua à pleurer sans arrêt ». Le motif se répète jusqu’à ce que Bolaño nous en délivre la clef : « Dans un de ses textes, Bataille dit que les larmes sont la dernière forme de communication. Je me mis à pleurer […] d’une manière sauvage ».

Le Mauricio Silvia de la première nouvelle a beau s’appeler L’Œil, Roberto Bolaño ne fait pas toujours usage de l’œil de mouche de l’amoureux ; dans « Le retour » (qui détourne habilement le sordide du sujet, le viol d’un cadavre, pour en faire un tableau mélancolique et désemparé), le narrateur écrit : « De toute ma vie jamais je n’avais été dans une maison comme celle-là. Elle semblait ancienne. Elle devait coûter une fortune. Question architecture, mes connaissances ne vont guère plus loin » (il confie aussi sa « vanité pour avoir été involontairement l’objet du désir de l’un des hommes les plus célèbres de France »).

Le lecteur jugera peut-être que Bolaño a eu raison de négliger la taille des fenêtres et a bien fait de choisir, dans un bon nombre de ses nouvelles, une écriture utilitaire, comme si elle était lasse et voulait s’effacer derrière son sujet trop amer, une écriture sans les images, les listes ou les grandes envolées qui font sa force. Dans une nouvelle consacrée au football, cette écriture entièrement au service du récit donne ceci : « Au match retour, sur notre terrain, les Italiens obtinrent le nul, zéro à zéro. Ce fut un des matchs les plus bizarres que j’aie joués au cours de ma vie. Tout sembla se dérouler au ralenti, et finalement les Italiens nous éliminèrent. Mais, de manière générale, ce fut une saison plutôt inoubliable. » Au lieu du bizarre et de l’inoubliable, le lecteur devra se contenter cette fois des mots qui les désignent. (Page 820, on trouve également : « Quand je cessai de parler je me tus » – à chacun de voir s’il s’agit d’une négligence des éditeurs ou d’un trait de génie pris de court. Philippe Ollé-Laprune a sans doute raison de parler d’un « sens du décousu », comme si « l’urgence d’écrire était plus importante que l’écriture même ».)

Roberto Bolaño, Œuvres complètes

Un de ses personnages essaie « d’échapper à la violence au risque même d’être pris pour un lâche, mais à la violence, à la véritable violence, personne ne peut échapper » ; un autre, à l’issue d’une « nuit décidément littéraire », comprend « pendant à peine une seconde le mystère de l’art, sa nature secrète » ; Roberto Bolaño est là pour présenter l’un à l’autre.

Grand-route des actes gratuits

Les déboires du vrai policier sont l’opus incertum de ce recueil, on y retrouve l’art de l’inachevé et du décousu évoqué à l’instant : la précipitation artistique de Bouvard et Pécuchet quand ils décident de tout briser, à l’imitation de René Just Haüy, le minéralogiste, pour reconstituer ensuite les morceaux et découvrir la beauté secrète du tout cachée dans ses parties. Il s’agit d’une œuvre posthume, ainsi que nous l’indique l’une des très rares et laconiques indications de l’éditeur ; c’est au lecteur de reconstituer les beaux fragments et de se contenter des restes : le lecteur étant, selon Bolaño, le policier qui cherche à mettre de l’ordre dans ses manuscrits.

Cette fois encore, Roberto Bolaño écrit pour se frotter à une certaine violence puis pour y échapper (il y parvient presque sans le vouloir : « Padilla les regarda avec un sourire qui se voulait ironique mais qui n’était que tendre », et plus loin : « La façon fine qu’avait sa fille de se montrer de mauvais poil l’enchantait ; on dirait une Brésilienne, pensa-t-il, heureux » : même la mauvaise humeur peut devenir une chanson interprétée avec la voix de Jobim). L’écriture classique avec intelligence et savoir-faire ne tarde pas à se déchirer, à se perforer pour se laisser traverser par des dialogues soudains, des images, des monologues, et encore une fois de grands jeux de listes débordant du cadre – par exemple page 1000 : « Pourquoi ai-je traduit les élisabéthains et non Isaac Babel ou Boris Pilniak ? […] Pourquoi ne me suis-je pas glissé comme la Petite Souris Maline entre les fers des Prix Lénine et des Prix Staline et des Coréennes Collectant des Signatures pour la Paix et n’ai-je pas découvert ce qu’il fallait découvrir, ce que seuls les aveugles ne voyaient pas ? Pourquoi n’ai-je pas dit les Russes les Chinois les Cubains sont en train de tout foirer lors d’une de ces réunions tellement sérieuses d’intellectuels de gauche ? […] De quoi culpabiliser alors ? De mon Gramsci, de mon situationnisme, de mon Kropotkine, qu’Oscar Wilde plaçait parmi les meilleurs hommes de la Terre ? ».

L’histoire de ce professeur d’université, veuf, séduit sur le tard par un jeune homme et puis par d’autres, débute à Barcelone et se poursuit en exil en Amérique (une sorte d’exil retour), quand l’institution découvre les peccadilles et décide de se défaire du pécheur, discrètement. Amalfitano quitte la Catalogne pour le Mexique : « le pays de Breton, d’Artaud et de Mayas » – un pays de fantasme, regardé dans un miroir tendu par quelques Français à plumes : le Mexique de fiction dont parle Ollé-Laprune.

Tant pis pour les déboires des uns et des autres (aucun personnage n’est laissé à l’abandon), il restera toujours pour Bolaño et son lecteur la littérature, ou, mieux que la littérature, d’inépuisables quantités de livres, d’inépuisables réserves de noms, de titres, de sous-titres, d’histoires, de styles et d’autres livres à l’intérieur des livres, prétextes à tous ces catalogues typiquement bolañesques qui semblent remplacer l’oxygène quand il lui fait défaut – page 1006, notamment, cette liste de poètes rangés par catégories dignes de Sei Shōnagon : « Celui que vous n’aimeriez pas avoir comme professeur de littérature / Celui qui jouerait le meilleur gangster à Hollywood / Celui avec qui vous aimeriez aller au cinéma » (réponse, pour cette catégorie : Elizabeth Bishop, Berrigan, Ted Hugues, José Emilio Pacheco). Le chapitre 20, intitulé « Ce qu’apprirent les étudiants », est un prétexte pour nous fournir sur un ton de prédicateur plusieurs définitions de ce que l’auteur perçoit être la littérature (« Un livre est un labyrinthe et un désert […] tout système d’écriture est une trahison […] près de chez elle [la véritable poésie] passe la grand-route des actes gratuits ») – définitions débarrassées de toute autorité définitive, sans doute grâce au provisoire, encore lui, dont Bolaño a su faire une force.

Ailleurs, on lit ceci, qui pourrait servir de devise ou de titre : « Heureusement que j’ai pu lire des milliers de livres. »




1. Je le remercie pour ses lumières.



EN ATTENDANT NADEAU


RIMBAUD
Roberto Bolaño / Une vie, une œuvre

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