lundi 5 décembre 2022

Les voix de Virginia Woolf

 

Virginia Woolf
Gabriella Roberg


Les voix de Virginia Woolf

Longtemps, je me suis tué de bonne heure - épisode 3

Yann Diener · Mis en ligne le 15 juillet 2020
Paru dans l'édition 1460 du 15 juillet 2020


Shakespeare avait une sœur aussi douée que lui. Sauf qu’elle n’a pas pu aller à l’école, elle n’a pas pu apprendre à bien écrire. Fiancée de force, elle s’est enfuie. Elle voulait devenir actrice, on s’est moqué d’elle. Un comédien l’a prise en pitié. Enceinte de lui, elle s’est jetée dans la Tamise.

Ceci n’est pas un fait historique. C’est ce qu’avait imaginé ­Virginia Woolf (1882–1941) pour ouvrir la question de l’inégalité des chances entre les hommes et les femmes, particulièrement en matière de création littéraire. C’est dans A Room of One’s Own, un essai publié en 1929, que Woolf inclut cette sœur de fiction dans une histoire de la littérature qui ne voit apparaître les femmes que très récemment. Woolf montre que, sans argent et sans une pièce préservée des tâches domestiques, on ne peut pas écrire. A Room of One’s Own a d’abord été traduit en français sous le titre Une chambre à soi. En 2016, Marie Darrieussecq a proposé une nouvelle traduction, Un lieu à soi (Éd. Denoël). Parce que le terme chambre continue de cantonner les femmes à la chambre à coucher. Le terme lieu est plus ouvert, et correspond mieux à la pionnière qu’a été Virginia Woolf : elle a permis toutes les réflexions féministes qui ont suivi.


Née au cœur de la haute société victorienne, Virginia grandit dans une famille recomposée, qui est un creuset de lectures et de culture, mais aussi un écheveau de morts, de deuils et de mélancolie : ses parents sont tous les deux veufs quand ils se rencontrent – ils ont déjà des enfants de leurs précédentes unions. Lui, Leslie Stephen, est un homme de lettres, critique influent, et elle, Julia Prinsep, a été modèle pour des peintres anglais. Ils auront quatre enfants ensemble, Vanessa, Thoby, Virginia et Adrian.

Virginia a 13 ans quand sa mère meurt d’une grippe, en 1895. (Stella, une de ses demi-soeurs, meurt deux ans après, d’une péritonite.) Quand son père, qui s’est complètement renfermé, décède à son tour, en 1904, Virginia saute par la fenêtre, mais pas de très haut – elle n’a rien de cassé, mais elle a des hallucinations : elle voit sa mère avec un autre homme.


Après la mort de leurs parents, les quatre frères et sœurs s’installent ensemble. Thoby fait venir ses amis de Cambridge. Ils organisent des soirées de lecture et de discussion. Dans leur maison du quartier Bloomsbury, ils forment une communauté et vivent une formidable émulation intellectuelle avec des artistes, des écrivains, des philosophes, et avec l’économiste J. M. Keynes. Ce sera le célèbre Bloomsbury Group. Virginia y fait la connaissance de Leonard Woolf – un écrivain, militant du Parti travailliste – et l’épouse en 1912. Elle connaît régulièrement des moments d’effondrement. En 1913, elle tente de se tuer en avalant des barbituriques, et en 1915, à la veille de la publication de son premier roman, La Traversée des apparences, elle est conduite dans une « maison de santé ».

Les époux Woolf écrivent des nouvelles ; en 1917, ils font l’acquisition d’une presse pour les imprimer et les publier : c’est la naissance de The Hogarth Press, qui publiera T. S. Eliot, Gorki et Rilke, ainsi que les œuvres complètes de Freud en anglais.


Virginia a certainement eu l’occasion de lire les idées du père de la psychanalyse sur la mélancolie et sur le suicide. En 1917, Freud écrivait que, dans la mélancolie, l’ombre de l’objet d’amour est tombée sur le moi.

Virginia a été obnubilée par la mort de sa mère jusqu’à ses 44 ans : jusqu’à écrire La Promenade au phare. « J’ai écrit le livre très rapidement. Et quand il a été écrit, j’ai cessé d’être obsédée par ma mère. Je n’entends plus sa voix. Je ne la vois pas. »

Elle a ensuite replongé régulièrement dans le gouffre mélancolique, mais elle a malgré tout réussi à écrire plusieurs grands livres, comme Orlando et Les Vagues.


Le 28 mars 1941, elle écrit une lettre à sa sœur Vanessa, et une autre à son mari, à qui elle dit : «  Je suis en train de devenir folle, j’en suis certaine. […] Et cette fois je n’en guérirai pas. Je commence à entendre des voix et je n’arrive pas à me concentrer. Alors je fais ce qui me semble la meilleure chose à faire. » Elle met des pierres dans les poches de son manteau et se jette dans la rivière en crue proche de leur maison de campagne. Elle avait 59 ans.

CHARLIE HEBDO

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