« Le Dit du Genji » [1] : Le grand classique aux fondements de la culture japonaise
12 / 07 / 2019
Le Dit du Genji est l’essence de la culture japonaise. Bien qu’écrit à l’époque de Heian, au XIe siècle, ce roman n’a pas pris une ride jusqu’à nos jours, où il continue d’être lu.
Le Dit du Genji est tout simplement la quintessence de la littérature japonaise, et même de la culture japonaise elle-même. C’était le livre de chevet de Kawabata Yasunari, grand écrivain de l’esthétique nippone couronné par le prix Nobel de littérature en 1968. Son « disciple » Mishima Yukio, lui-même pressenti pour cette récompense prestigieuse, s’est aussi inspiré en partie de ce roman ancien.
Une saga sur 70 ans et avec 54 tomes !
Le plus ancien récit écrit de la littérature japonaise date du VIIIe siècle. Il s’agit du Kojiki (« Chronique des faits anciens », 712) ; mais le livre le plus lu jusqu’au XXIe siècle, et celui qui a façonné en profondeur la culture nippone, est Le Dit du Genji.
Il y a environ un millier d’années, en 1008, son auteure était en train de rédiger ce monument de la littérature japonaise, comme en atteste une note dans son journal intime. Nous sommes au début du XIe siècle ; Le Dit du Genji est donc quasiment contemporain de la Chanson des Nibelungen et de la Chanson de Roland qui datent de la fin du siècle, et plus vieux de 300 ans que les Contes de Canterbury (XIVe siècle).
Son auteure est une dame de cour appelée Murasaki Shikibu, fille d’un célèbre savant et poète. Cette époque où le véritable pouvoir repose entre les mains de l’entourage de l’empereur voit l’apparition de Fujiwara no Michinaga, un personnage qui marquera l’histoire de son empreinte. Shikibu est l’une des dames de compagnie de sa fille Shôshi, impératrice-consort de l’empereur Ichijô. Celle-ci compte également dans son entourage la poétesse Izumi Shikibu qui a dépeint dans son œuvre ses amours passionnées.
L’empereur Ichijô avait une autre épouse, l’impératrice-consort Teishi, nièce de Fujiwara no Michinaga, dont la dame de compagnie Sei Shônagon a relaté ses souvenirs dans un essai intitulé Notes de chevet (« Makura no sôshi »). Le Dit du Genji et Notes de chevet sont deux joyaux de la littérature en prose japonaise.
Le Dit du Genji est un roman-fleuve en 54 tomes. La première partie narre l’histoire du prince Hikaru Genji, tandis que la seconde s’intéresse à ses descendants. À elle deux, elles couvrent une période d’environ 70 ans. Dans la première partie, Genji tente de trouver le bonheur dans l’amour. La seconde, qui décrit des hommes et des femmes échouant dans cette même quête, dépeint un univers teinté d’absurde proche de la littérature d’aujourd’hui.
Hikaru Genji, une vie d’amours tumultueux
Sa langue étincelante, son histoire mouvementée, ses personnages au caractère bien trempé, ses scènes célèbres, ses fines analyses psychologiques et son thème émouvant ont fait du Dit du Genji un monument de la littérature japonaise.
Ce roman est en effet, avant tout, un chef-d’œuvre de poésie. Par exemple, le tome 54, le dernier, est intitulé « Le pont flottant des songes », une superbe expression maintes fois reprise dans la poésie ancienne comme dans les titres de certains romans de littérature moderne et contemporaine. Le Dit du Genji joue ainsi, dans la littérature japonaise, un rôle comparable à celui de la Bible ou des œuvres de Shakespeare en Europe.
L’histoire qu’il relate est riche en rebondissements. Le héros, Hikaru Genji, est un homme d’une grande beauté. Fils de l’empereur mais éloigné de la cour, il est doté d’un charisme incroyable. Ses amours multiples couvrent sans doute toutes les possibilités recelées dans les romans d’amour du monde entier. Rien ne l’arrête, ni l’adultère ni les tabous religieux, pas plus que l’âge de ses partenaires. De la même façon que la lune croît et décroît à intervalles réguliers, la vie de Hikaru Genji connaît des périodes régulières de lumière, illuminées par le bonheur, et d’ombre, quand le malheur s’abat sur lui.
Hikaru Genji est aussi un voyageur : tombé en disgrâce, il quitte la capitale pour voyager à travers les provinces. Il passe ainsi une année dans le pays de Suma (vers Kobe), puis un an et demi à Akashi où il est assigné à résidence dans un logement fruste. Ce lieu est évoqué dans un poème de Fujiwara no Teika(*1) qui jouera plus tard un rôle important dans l’établissement de la voie du thé par le maître Sen no Rikyû.
De retour à la capitale à l’issue de son voyage, Hikaru Genji se fait construire une immense demeure baptisée Rokujô-in, où il installe ses épouses et ses filles. Partagée en quatre carrés de 120 mètres de côté qui représentent chacun le printemps, l’été, l’automne et l’hiver, la résidence incarne la beauté des quatre saisons. C’est là que notre héros vit ses plus beaux moments, à contempler les beautés de la nature entouré de ceux qu’il aime.
Matsuo Basho, poète de l’époque d’Edo, est aujourd’hui connu dans le monde entier pour ses haïkus. Ce type de poème s’appuie toujours sur des expressions évoquant la saison, regroupées dans un ouvrage intitulé Saijiki. Cette éphéméride a été compilée à partir des descriptions du Rokujô-in contenues dans Le Dit du Genji, véritable concentré de l’esthétique japonaise.
Murakami Haruki inspiré par Le Dit du Genji
Les personnages qui entourent le charismatique héros sont, eux aussi, originaux. Prenons l’exemple de Suetsumu Hana, petite-fille de l’empereur ; malgré sa haute naissance, elle vit dans la pauvreté et a toujours le nez rouge. Suetsumu Hana est, à l’origine, le nom d’une plante aux fleurs rouges. Mais en japonais, « fleur » et « nez » sont des homophones, qui se disent tous deux « hana ». Dans Le Dit du Genji, où les scènes dramatiques comme les adultères et la naissance d’enfants bâtards ne sont pas rares, la princesse au nez rouge qu’est Suetsumu Hana campe un personnage comique qui fait sourire le lecteur. Et ce sont des dizaines de protagonistes de ce genre, tout aussi originaux, qui peuplent les pages de ce roman.
On y trouve également de nombreuses scènes inoubliables, comme celle où la jeune épouse de Hikaru Genji décide de le tromper. Elle cache sous un coussin une lettre de son amant, mais Hikaru Genji la découvre. La scène de la « découverte de la lettre d’amour mal cachée » est devenue un classique de la littérature japonaise, souvent repris.
Il arrive ainsi, à la lecture d’un roman postérieur, de deviner qu’un passage s’inspire de telle ou telle scène du Dit du Genji. En ce sens, on peut affirmer que ce roman fondateur constitue une sorte d’encyclopédie de la littérature japonaise. Parmi les romans contemporains, citons Kafka sur le rivage (2002) de Murakami Haruki, où l’on retrouve des échos du Dit du Genji.
Notons de même que ce grand classique propose aussi, à travers les dialogues des personnages, un regard critique sur la civilisation et la société de son temps. Il arrive ainsi que les personnages débattent de « la femme idéale du point de vue masculin ». Par ailleurs, dans le tome qui dépeint la vie heureuse de Hikaru Genji au Rokujô-in, les personnages de fiction que sont Hikaru Genji et ses compagnons discutent de « l’utilité d’une œuvre de fiction ».
Si Le Dit du Genji, rédigé au début du XIe siècle, est en mesure de proposer des débats de civilisation, c’est parce que la culture japonaise avait alors atteint une certaine plénitude. C’était une culture de l’élégance (miyabi), au sein de laquelle aristocrates entourant l’empereur et dames de cour lettrées alliaient noblesse d’esprit et observation acerbe de leurs contemporains, cultivant une forme d’esprit critique. La lecture du Dit du Genji pousse naturellement à l’introspection, à se demander ce que signifie vivre, ou ce que signifie être un humain.
Des œuvres artistiques basées sur les scènes célèbres
Le Dit du Genji a sans doute pour thème central l’ironie du destin qui transforme la joie de vivre en tristesse et en désespoir de ne pas avoir su aimer correctement. Mais ce thème n’est-il pas commun aux romans du monde entier, à toutes les époques ? Si, assurément. Néanmoins, le personnage de Hikaru Genji qui, malgré sa beauté sans pareille et tous ses dons, ne parvient pas à rendre heureuse la femme qu’il aime et souffre lui-même, émeut profondément le lecteur, et lui laisse une impression durable. La profondeur et la pureté de cette émotion sont précisément le plus grand attrait de ce roman.
D’ailleurs, Le Dit du Genji, roman lu depuis plus de mille ans, a influencé de nombreux domaines artistiques, en dehors de la littérature. Son impact sur la peinture, en particulier, est incommensurable. Nombre de grandes œuvres dépeignant des scènes du roman ont vu le jour, sous la forme de rouleaux peints ou de paravents. Les personnages, leurs occupations, la saison et le paysage sont autant d’indices qui se rapportent à la scène du Dit du Genji ainsi mise en images. Devant ces œuvres, on se sent transporté dans ce récit du XIe siècle et l’on partage la destinée à la fois gracieuse et triste des personnages.
Si vous ne l’avez pas encore lu, ces représentations picturales attirantes vous donneront certainement envie de le découvrir plus en profondeur.
Entrez dans l’univers du Dit du Genji. Ici, toutes les facettes de la culture du Japon sont à portée de main, comme dans une encyclopédie ou sur les rayonnages d’un grand magasin. Elles n’attendent que vous pour vous accompagner dans le monde d’aujourd’hui, où leur charme continue de briller.
(*1) ^ « À perte de vue/ni fleurs de cerisier/ni feuillages rougis/une hutte au bord de l’eau/crépuscule d’automne » : ce poème de la « Nouvelle anthologie des poèmes anciens et modernes » (Shin-Kokinshû) reprend une phrase du Dit du Genji, dans le chapitre sur Akashi : « Plus que l’époque à laquelle foisonnent fleurs de printemps ou feuillages d’automne, celle où la verdure fournit de l’ombre me semble belle. »
Spécialiste de la culture nippone, critique culturel et professeur à l’Université d’électro-communication UEC. Né en 1955 à Nagasaki, c’est sous la houlette du grand professeur de littérature japonaise Akiyama Ken, à l’université de Tokyo, qu’il étudie le « Dit du Genji » (Genji monogatari), une œuvre qu’il considère consacrée à la recherche du bonheur par l’entremise des liens interpersonnels. Diplômé de l’université de Tokyo en 1984, il est docteur en littérature. Il est l’auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels « Histoire du Dit du Genji » (Genji monogatari monogatari, 2008, Shinchôsha), « Une goutte dans la Mer de la fertilité de Mishima Yukio » (Mishima Yukio hôjô no umi e sosogu, 2009, Minerva Shobô) et « Histoire spirituelle de l’âme de Yamato, de Motoori Norinaga à Mishima Yukio » (Yamato damashii no seishinshi Motoori Norinaga kara Mishima Yukio e, 2015, Wedge).
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