dimanche 1 mars 2015

Emmanuel Carrère / D'autres vues que la sienne





Emmanuel Carrère: 

d'autres vues que la sienne

Par Baptiste Liger 
publié le 28/08/2014 à 08:40, mis à jour le 29/08/2014 à 11:22

Mais qui est vraiment l'auteur de L'Adversaire et de D'autres vies que la mienne? Grand cinéphile, amoureux de SF et obsédé par la religion, Emmanuel Carrère ne cesse de se battre contre ses démons, à travers ses livres et dans son quotidien. Portrait d'un homme complexe et mystérieux, vu par quelques-uns de ses proches. 

Emmanuel Carrère: d'autres vues que la sienne
En 2011, Emmanuel Carrère remporte le prix Renaudot pour son roman, Limonov.
AFP PHOTO MARTIN BUREAU

La carrière d'un écrivain tient parfois à un simple malaise. Ainsi, en 1986, Bernard Pivot avait-il invité sur le plateau d'Apostrophesplusieurs figures éminentes des lettres françaises accompagnées par leurs enfants : le professeur Jean Delay (de l'Académie française) avec sa fille Florence, le romancier Jean Dutourd avec son fils Frédéric et enfin la grande spécialiste de la Russie Hélène Carrère d'Encausse accompagnée par Emmanuel - il venait alors de signer son troisième roman, La Moustache.  

L'émission se déroule sans heurts, jusqu'à ce que le professeur Delay prenne la parole et se mette à chanter les louanges du roman d'Emmanuel Carrère. C'est alors que l'académicien s'écroule, perd connaissance, provoquant la panique sur le plateau. Heureusement, le malheureux reprend ses esprits et... continue, comme si de rien n'était, son éloge de La Moustache. Un tel phénomène n'a pu que marquer le jeune auteur, dont l'oeuvre comme la vie semblent sous le joug de l'inexpliqué, du mysticisme, de l'étrange - ce que prouve encore son dernier ouvrage, Le Royaume. Mais tout destin littéraire n'est- il pas une sorte de grande expérience paranormale ? 

Premier de la classe au lycée Janson-de-Sailly

Au fond, Emmanuel Carrère aurait très bien pu embrasser le métier d'assureur, comme son père Louis Carrère d'Encausse, qui épousa en 1952 Hélène Zourabichvili, descendante d'une grande famille aristocratique géorgienne désargentée. Ils eurent trois enfants : Nathalie, Emmanuel (né en décembre 1957) et Marina. "Nous avons grandi dans une "ambiance" intellectuelle", se souvient cette dernière, médecin et coanimatrice du Magazine de la santé, sur France 5.  




"Nous n'avions pas de télévision et l'occupation normale à la maison était la lecture. Mon frère a sûrement dans ce domaine été le plus "compliant" de nous trois." Le dimanche, toute la famille consentait au rituel de la messe, assez ennuyeux pour les enfants. "Heureusement, ces moments étaient abrégés par les malaises bienvenus de notre soeur Nathalie, qui nous permettaient de rentrer avant la fin", s'amuse Marina, qui garde toutefois quelques souvenirs émus des messes orthodoxes, à Pâques ou pour les enterrements - des instants "magiques" pour la fratrie. Si Emmanuel se passionne pour la lecture et l'écriture, ce premier de la classe au lycée Janson-de-Sailly se montre plus encore fasciné par le dessin et, surtout, le septième art. 

Le cinéma le passionne

Fin 1976, alors qu'il est étudiant à Sciences Po, il prend contact avec Michel Ciment, directeur de la revue de cinéma Positif, qui lui donne rendez-vous dans un café du Trocadéro. "Il s'était bien gardé de me dire que sa mère était Hélène Carrère d'Encausse, se souvient le critique. On s'était mis d'accord pour qu'il écrive un texte sur les combats à l'épée - c'était l'époque des Duellistes de Ridley Scott -, afin de le tester. Quand j'ai reçu son article, je l'ai immédiatement accepté. Dans ma vie, j'ai rarement croisé quelqu'un de si doué, à cet âge-là."  
C'est ainsi qu'il intégre la rédaction de Positif, où il signe près de 150 articles - critiques, analyses, interviews... Là-bas, cet amoureux de cinéma fantastique s'enthousiasme pour des cinéastes aussi variés que Wim Wenders, Michelangelo Antonioni, Martin Scorsese, Bob Rafelson, Andreï Tarkovski ou le Géorgien Otar Iosseliani... "Il s'est également passionné pour le cinéma de Jerzy Skolimowski, souligne Ciment. 
A la lecture des livres d'Emmanuel Carrère, on peut d'ailleurs trouver une proximité de style entre eux, malgré des disciplines artistiques différentes : à savoir une certaine rapidité d'écriture, une grande fluidité et un côté assez physique - n'oubliez pas qu'Emmanuel est aussi un randonneur et un grand marcheur !" 

Premiers romans

En 1982, il fait paraître une monographie de l'extravagant Werner Herzog (Aguirre, la colère de Dieu ; Nosferatu, fantôme de la nuit),lequel, lorsqu'il croise son admirateur, se montre odieux avec lui. "Ce fut une réelle douleur pour Emmanuel Carrère, mais il avait suffisamment d'humour pour pouvoir relativiser cette goujaterie", précise Michel Ciment. 
Quelques mois après la parution de son Werner Herzog, il publie en effet L'Amie du jaguar, son premier roman. "Emmanuel Carrère m'avait envoyé le manuscrit, j'avais alors tout de sui te été séduit, et je l'avais appelé", se souvient Paul Otchakovsky- Laurens, son éditeur. "Manque de chance, j'avais laissé les textes s'accumuler, et il avait signé... la veille chez Flammarion ! Sur le coup, il m'a même engueulé ! [Rires] Ce qui m'avait plu, c'était une certaine exubérance, une réelle inventivité et une grande joie d'écrire. 
Peut-être L'Amie du jaguar est-il un texte un peu trop "riche", mais j'ai une tendresse pour ce livre, fortement marqué par ses deux ans de coopération en Indonésie." Les deux hommes se rencontrent, deviennent instantanément amis. En outre, Flammarion étant alors actionnaire de P.O.L, le passage d'une maison à l'autre s'opére naturellement pour le roman suivant,Bravoure - qui reçoit le prix littéraire de la Vocation 1985. 
Mais c'est avec La Moustache que le grand public le découvre vraiment. Les pays étrangers s'emballent également : le roman est porté aux nues aux Etats-Unis par John Updike, dans les colonnes du New Yorker ! 



Pourtant, Emmanuel Carrère ne semble correspondre alors - et c'est toujours le cas aujourd'hui - à aucune case littéraire française. "Il n'appartenait pas aux auteurs expérimentaux que je publiais alors, souligne Paul Otchakovsky-Laurens. Il n'était pas non plus dans le courant post-moderniste dominant de l'époque, et n'avait pas grand-chose à voir avec des auteurs populaires des années 1980." Sa singularité enthousiasme toutefois les amateurs de science-fiction, qui le saluent pour Le Détroit de Behring, paru en 1987. 
L'année suivante, Carrère sort Hors d'atteinte - ouvrage plus classique qu'il renie un peu aujourd'hui. 

Sur le chemin de la foi

C'est à cette époque que l'ancien éditeur Olivier Rubinstein fait sa connaissance. "Nous sommes de la même génération, avons le même background culturel et le même amour pour la Russie. Il était évident qu'il allait devenir un grand écrivain. Toutefois, on sentait aussi une face sombre. Il était traversé de doutes, d'angoisses très profondes, qui révélaient une vie intérieure très violente."  
On s'en rend compte aujourd'hui à la lecture du Royaume, dans lequel il avoue - ce que certains de ses proches amis ignoraient - ces quelques années où il s'est senti, pour citer les mots qu'il utilisait alors, "touché par la grâce" : il s'est marié avec Anne à l'église, a fait baptiser ses deux fils, se confesse fréquemment, va à la messe quotidiennement, prie comme d'autres consomment une dose de drogue, commente de manière compulsive les Evangiles dans différents cahiers, etc.  
"Sur le terrain religieux, mon frère a évolué pour son propre compte, analyse Marina Carrère d'Encausse, notamment grâce à sa marraine, Jacqueline, une femme très étonnante, d'une foi impressionnante et d'un mysticisme total. Elle l'a emmené sur un chemin lors de conversations qui leur appartenaient à tous les deux. Un chemin qu'il a creusé à une époque de sa vie où il allait mal et où la religion a été son viatique." C'est aussi dans cette période tourmentée de sa vie qu'il travaille sur l'adaptation télévisuelle de Léon Morin, prêtre (le roman de Béatrix Beck) et publie Je suis vivant et vous êtes morts, biographie de l'un de ses auteurs préférés, Philip K. Dick.  
Comme Carrère, l'Américain a eu un virage chrétien très radical, et s'est posé des questions mystiques sur l'existence et la création : que signifie "croire" - aussi bien en Dieu qu'en une fiction littéraire ? La Bible ne peut-elle pas aussi être lue comme une formidable nébuleuse d'histoires fantastiques ? 
Dans ces années de trouble, il accouche d'un roman particulièrement anxiogène (sur la disparition d'enfants), La Classe de neige, salué par le prix Femina 1995 - qui sera adapté à l'écran par Claude Miller. Mais, même quelque peu atténué, le feu religieux est toujours en lui et il se trouve embrigadé dans la nouvelle traduction de la Bible, supervisée par Frédéric Boyer.  
"Dans les années 95-98, il me paraissait profondément triste et agité, remarque celui-ci. Il me touchait beaucoup. Mais je n'ai jamais su le lui dire, je n'ai jamais su lui parler. Nous avons été amis, mais il y a chez lui une inquiétante distance jusque dans sa sympathie. Nous nous donnions rendez-vous pour déjeuner ensemble et je crois que nous passions ce moment dans un quasi-silence, pas vraiment gêné, mais suspendu." 

Le tournant du procès Jean-Claude Romand

Vient alors l'épisode crucial du procès de Jean-Claude Romand, en 1996, qu'Emmanuel Carrère couvre pour Le Nouvel Observateur. L'histoire de cet homme presque ordinaire, emprisonné dans le mensonge, la réinvention de soi, et qui finit par assassiner toute sa famille, fascine Carrère. Il correspond avec le criminel et finit par en tirer le livre-tournant de sa bibliographie, passage chez lui du roman traditionnel à la non-fiction :L'Adversaire.  
"Quand il était dans l'écriture de cet ouvrage, j'ai eu peur pour lui, admet Paul Otchakovsky-Laurens. Je savais qu'il était allé au procès, qu'il avait rencontré Jean-Claude Romand, mais je n'en savais pas plus sur ce qu'il allait en tirer. Je sentais que quelque chose n'allait pas. Il m'a alors donné le manuscrit - qui était quasiment ce que vous avez pu lire, au final -, le texte a été mis en fabrication, Emmanuel a vu les représentants.  
Et, soudain, il a décidé de ne pas le publier, car L'Adversaire lui posait énormément de problèmes. On a dû en urgence le retirer du circuit de commercialisation. Quelques mois de réflexion ont passé et, finalement, il a pris la décision de le faire paraître début 2000." Carrère est alors en pleine période de trouble identitaire, de dépression. "Le travail littéraire d'Emmanuel est hanté par le désir de devenir quelqu'un d'autre", souligne son ami de longue date, le cinéaste Philippe Le Guay.  
"Dans L'Adversaire - qui a été un déclic pour lui -, il a quand même fait compagnonnage avec un imposteur ! Aussi, c'est un écrivain pour qui le travail sur lui-même fait partie de la démarche littéraire, tout comme le combat avec ses propres démons." 
Après avoir participé à un reportage pour l'émission Envoyé spécial sur un prisonnier hongrois, il contacte un jour la productrice Anne-Dominique Toussaint, qui souhaite travailler avec lui depuis longtemps. "Il me dit : "J'ai peut-être quelque chose pour vous". Il m'a alors donné rendez-vous... dans l'heure ! On s'est vus, mais son projet était flou et tenait en quelques lignes, avec cette idée de revenir sur les lieux du reportage en Russie. Il ne savait pas trop ce qu'il voulait filmer, mais j'étais enthousiaste."  
Arrivé sur place, Carrère se sent un peu bloqué, préférant rester dans sa chambre d'hôtel pour laisser l'équipe tourner ce qu'elle veut. De retour en France, l'écrivain apprend la mort d'une musicienne, Ania, dont il avait fait connaissance lors de ce séjour. Il décide alors de repartir... Retour à Kotelnitch est présenté à la Mostra de Venise en 2003, où il reçoit un accueil très chaleureux. Il propose à sa productrice de mettre en scène lui-même l'adaptation de La Moustache, passant alors du documentaire au long-métrage de fiction - tout l'inverse de ce qu'il fait, en littérature... 

Retour au réel

Le spectre familial refait alors surface lors de la rédaction d'Un roman russe, dans lequel il révèle un tabou : le passé de son grand-père, Georges Zourabichvili, interprète à Bordeaux pour le compte des Allemands qui fut arrêté, à la Libération, sans qu'on entende plus jamais parler de lui. Une occasion d'affronter, à la fois humainement et littérairement, ses origines maternelles ? "Il s'est construit en opposition à sa mère", analyse la romancière Anne Plantagenet, qui prépare un documentaire sur Emmanuel Carrère. "Pour celle-ci, c'est la défaite de l'imagination que de raconter sa vie ou celle des autres. Or, du côté d'Emmanuel, aller vers le réel constitue un moyen de s'affranchir de son éducation, de son influence." 
Le retour au réel est parfois difficile et il peut être autrement plus grave. Ainsi, à Noël 2004, Emmanuel Carrère part avec sa compagne - l'ex-journaliste de LCI Hélène Devynck, aujourd'hui à la tête de la société de media training In & Off -, dans un hôtel au Sri Lanka et assistent impuissants à une tragédie aux airs de punition divine : le fameux tsunami qui a ravagé l'Asie du Sud-Est.  
Parmi les victimes, il y a la fille d'un couple dont ils ont fait connaissance. Son prénom ? Juliette, comme la soeur d'Hélène, atteinte d'un cancer et qui s'est engagée, aux côtés d'un de ses collègues magistrats, Etienne Rigal, en faveur des familles en proie au surendettement.  
"C'est aux obsèques de Juliette que nous nous sommes croisés la première fois, se souvient le juge lyonnais. Lorsque j'ai parlé à Emmanuel, j'ai senti que mon histoire l'intéressait. Je n'imaginais pas qu'il allait en tirer un livre. Nous nous sommes revus à de nombreuses reprises et quelle ne fut pas ma surprise quand j'ai reçu le premier jet de D'autres vies que la mienne ! Je lui ai alors fait quelques remarques - notamment le fait qu'il racontait les histoires per sonnelles des protagonistes, sauf la mienne. Il m'a dit "c'est vrai", et l'a intégrée au récit." 
Si Emmanuel Carrère ne rentre pas dans les détails, Hélène Devynck a aussi sa place lors du processus de création : "C'est tout bête, mais il y a tout d'abord la vie, notre quotidien, la façon dont on fait des choses ensemble. Ensuite, Emmanuel n'hésite pas à me poser des questions, à me demander des choses, et voit comment je réagis. Parfois, il prend en compte ma réaction ; parfois, non. Enfin, il me fait lire le texte lorsqu'il considère que le résultat est arrivé à une version déjà assez aboutie. Je ne vous cache pas qu'il y a déjà eu des tensions..."  

L'apaisement

Pourtant, nombre de leurs amis pensent que la présence d'Hélène a été déterminante pour Emmanuel Carrère. "Cette rencontre a été essentielle, considère Olivier Rubinstein, et elle lui a apporté un équilibre, un apaisement." Celle-ci rebondit : "Je vais paraître prétentieuse mais, quand il écrit et qu'il se met psychologiquement en danger, il sait que je suis là. Je n'ai pas peur - et je l'ai vu dans des états vraiment très limites... Et ça ne me gêne pas de devenir l'un de ses personnages : il m'est arrivé de ne pas me reconnaître, d'être gênée, mais ça n'a aucune importance. Il a raison, puisque c'est lui qui écrit..." 
L'apaisement vient peut-être aussi de la reconnaissance institutionnelle - qui suit le succès critique et public -, avec l'attribution du prix Renaudot en 2011 pour Limonov, évocation de l'écrivain russe. Comment réussir à faire un best-seller avec un sujet pareil ? Paul Otchakovsky-Laurens l'explique très simplement : "C'est sa manière de raconter qui vous emporte, et ce quel que soit le sujet. C'est un conteur extraordinaire qui arrive à parler de choses complexes avec une grande simplicité et en captant toutes les facettes de la réalité. Quand il m'avait annoncé qu'il désirait écrire sur Limonov, j'étais dubitatif et je n'imaginais pas cette ample fresque sur la Russie et le monde contemporain. Il peut s'emparer de tout du moment que ça l'intéresse. J'ai aussi été un peu surpris par le point de départ du Royaume" - en effet, l'histoire de saint Luc et de saint Paul peut paraître réservée à un public confidentiel. Et pourtant...  
En attendant la sortie de son livre, Emmanuel Carrère est parti se ressourcer. Le romancier apprécie la vie saine d'un homme qui se lève à 7 heures, fait son yoga à moins qu'il ne fasse des folies. Enfin, on ne peut jamais savoir, selon Philippe Le Guay. La vérité d'un homme se situe toujours dans la conjonction de toutes ses facettes, dans le croisement des regards - le sien, et surtout celui des autres. D'autres vues que la sienne, en quelque sorte. 















































































































































































































































































































































L'EXPRESS


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