Graham Greene, portrait par Anthony Pallister en 1981, photo Alamy |
Graham Greene, clap de fin posthume
S’en souvient-on ? Ce serait étonnant, néanmoins le grand Graham Greene s’est découvert de plus d’un fil en avril, puisqu’il est mort le 4 avril 1991. Or, en 1968, le romancier britannique d’origine indienne, V.S. Naipaul, né à Trinidad, Booker Prize en 1971 et prix Nobel de littérature en 2001, décida de faire quelque chose dont il rêvait depuis longtemps, rencontrer l’immense et prestigieux Graham Greene. Ce fut chose faite à Antibes, dans l’un des deux appartements que ce dernier possédait en France, l’autre était à Paris. Car Graham Greene était très francophile, et, à cette époque, résidait de façon permanente en France depuis deux ans. Sa francophilie était bien évidemment fondée sur sa passion pour le climat du sud, la gastronomie et les vins, mais avait également une motivation plus bassement matérielle (qu’il partageait, pour les mêmes raisons, avec les Rolling Stones, qui, eux, avaient choisi la maison d’Anita Pallenberg, Nellcôte à Villefranche-sur-mer) à savoir échapper au fisc de sa gracieuse majesté, situation que George Harrison avait dénoncée avec un humour décapant, dans la chansonTaxman des Beatles (1966) : Let me tell you how it will be, There’s one for you, nineteen for me. (Je vais t’expliquer comment ça va se passer, une livre sterling pour toi, dix-neuf pour moi, — dit l’inspecteur des impôts —).
C’est donc une sorte de monument que le jeune et timide Naipaul rencontre dans la magnifique ville d’Antibes, que l’inoubliable trompettiste de jazz Sidney Bechet n’avait pas choisie par hasard. Et grâce soit rendue au quotidien britannique The Telegraph d’avoir ressorti de ses archives ce compte rendu fait par Naipaul, en cette occasion.
L’Afrique ? the blank unexplored continent the shape of the human heart, le continent vierge inexploré qui a la forme du cœur humain, conclusion du jeune Graham à dix-neuf ans (en 1923) ancrée dans la romance victorienne. La seconde guerre mondiale ? C’est à partir de là que Greene a senti que l’Angleterre était décidément trop petite et que la politique traditionnelle et le snobisme le déprimaient. Puis considérations plus personnelles, Graham Greene déplore la disparition, dix ans plus tôt, de sa gouvernante qui le protégeait du monde extérieur en quelque sorte. Étrange confidence de la part d’un homme qui n’a guère accordé d’attention à ceux qui l’entouraient, son épouse, ses enfants et toutes les femmes qui ont rempli sa vie, ne déclarait-il pas à ce sujet, quelque temps avant sa mort, avec une froide désinvolture I think my books are my children, je pense que mes livres sont mes enfants, ce qui implique que les deux qu’il a eus avec Vivien ne font pas partie du paysage.
Au printemps 1968, V.S. Naipaul est déjà romancier mais il n’a pas encore atteint l’aura internationale dont il jouira après son Booker Prize et son Nobel ensuite. A cette époque il est surtout connu comme présentateur de l’émission de la BBC, Caribbean Voices, puis comme chroniqueur de l’hebdomadaire de gauche New Statesman. Au moment de sa rencontre avec V.S. Naipaul, Graham Greene est au sommet de sa gloire, romancier au succès confirmé qui a fait partie de la short list du Nobel en 1967, sans l’obtenir, et qui a déjà publié plus de vingt romans, dont plusieurs adaptés au cinéma. Succès fondé non seulement sur son talent mais aussi sur la curiosité croissante d’un lectorat qui commençait à savoir ce qui se murmurait un peu partout, à savoir que Greene était un ex-espion au service du MI6. Le plus pittoresque est qu’il fut recruté par sa sœur, Elizabeth qui était aussi une espionne, et que son supérieur hiérarchique, en Sierra Leone, où il fut affecté, était Kim Philby, un des célèbres agents britanniques passé à l’est pendant la guerre froide. Sa double vie de romancier et d’espion était un secret de polichinelle, puisqu’en 1949, il écrivit le scénario du film d’Orson Welles, Le Troisième Homme, dont il tira un roman ensuite.
C’est donc une sorte de monument que le jeune et timide Naipaul rencontre dans la magnifique ville d’Antibes, que l’inoubliable trompettiste de jazz Sidney Bechet n’avait pas choisie par hasard. Et grâce soit rendue au quotidien britannique The Telegraph d’avoir ressorti de ses archives ce compte rendu fait par Naipaul, en cette occasion.
Les quatre étages avalés avec le trac, la vue sur le port d’Antibes et Saint-Jean Cap-Ferrat, l’accueil chaleureux par le « maître » en veste de tweed bien évidemment, un verre d’apéritif avant le dîner pour lequel Naipaul avait été invité, l’évocation humble des difficultés à rédiger le roman en cours (il s’agissait deTravels With My Aunt, publié en 1969), l’angoisse engendrée par la situation politique internationale, puis la discussion à bâtons rompus et les confidences nombreuses et inattendues, dont certaines seraient, un quart de siècle plus tard, considérées comme politiquement incorrectes dans un monde assoiffé d’asepsie. Humour acerbe, auto-dérision, mélancolie, irritation sans oublier la difficulté passagère à déplacer la haute et longiligne carcasse (64 ans à l’époque), Naipaul n’oublie rien dans la description de son hôte d’un soir.
La décoration intrigue le jeune invité par son indigence, peu de tableaux ou de photos, l’essentiel est à Paris, dit Greene, trois tableaux seulement dont un floral offert par Fidel Castro. Le mobilier est sans âme particulière selon le visiteur, et, sans les innombrables livres qui le peuplent, serait d’une apparence internationale passe-partout. Les livres justement, il y en a deux murs complets, dont l’édition originale de The Lost Childhood (1951) en Penguin(une pépite incontournable). De nombreux manuscrits sur la table qui surplombe le port d’Antibes. Et tous les livres qui vont ouvrir la conversation.
L’Afrique ? the blank unexplored continent the shape of the human heart, le continent vierge inexploré qui a la forme du cœur humain, conclusion du jeune Graham à dix-neuf ans (en 1923) ancrée dans la romance victorienne. La seconde guerre mondiale ? C’est à partir de là que Greene a senti que l’Angleterre était décidément trop petite et que la politique traditionnelle et le snobisme le déprimaient. Puis considérations plus personnelles, Graham Greene déplore la disparition, dix ans plus tôt, de sa gouvernante qui le protégeait du monde extérieur en quelque sorte. Étrange confidence de la part d’un homme qui n’a guère accordé d’attention à ceux qui l’entouraient, son épouse, ses enfants et toutes les femmes qui ont rempli sa vie, ne déclarait-il pas à ce sujet, quelque temps avant sa mort, avec une froide désinvolture I think my books are my children, je pense que mes livres sont mes enfants, ce qui implique que les deux qu’il a eus avec Vivien ne font pas partie du paysage.
Il observe le monde sans espoir, lit les journaux, aime bienNice-Matin (c’est dire l’étendue de son désespoir), pense que l’Afrique aurait dû avoir un siècle supplémentaire de colonisation ! Mais une colonisation ouverte sur les droits des peuples à s’auto-gouverner, dit-il à un Naipaul alors soulagé. Et de déplorer la politique néo-colonialiste des États-Unis dans le sud-est asiatique et en Amérique du Sud. Le pouvoir c’est l’alliance d’une action positive et de l’idéalisme, « vous voyez ça chez Wilson ou Heath, vous ? » lance-t-il à son invité interloqué. Puis la conversation roule sur les Mexicains qu’il dit détester sans autre explication. Suit une phrase qui, aujourd’hui, ferait beaucoup de bruit :I went to Morocco in 1948. I hated it. I hate all those Arab countries. (Je suis allé au Maroc en 1948, j’ai détesté. Je déteste tous ces pays arabes.)
Après ce missile Graham Greene confie à son visiteur qu’il a écritBrighton Rock (1938) en six semaines grâce à la benzédrine, forme commercialisée d’amphétamine et avoue trente ans plus tard se souvenir davantage des circonstances pénibles de la rédaction que du contenu. Ces « circonstances pénibles » c’est le cœur même de la vie de l’écrivain, the long despair of doing nothing well(l’interminable désespoir de ne rien faire de bien).
Et, à ce moment de la conversation, V.S. Naipaul ose la question délicate : Are you satisfied with what you have written? Êtes-vous satisfait de ce que vous avez écrit ? La réponse est sévère, dans la première période il garderaitThe Man Within (L’Homme et lui-même, 1929), peut-être The Heart of the Matter (Le Fond du problème, 1948).
En conclusion, deux phrases lourdes et prémonitoires, avec près de cinquante ans d’avance :
I am hoping, when the present spy vogue is over, to write a book in which the villain is MI5, not the Russians or the Chinese (j’espère qu’on en a fini avec l’engouement pour les histoires d’espionnage actuelles, pour que je puisse écrire un livre dans lequel les méchants seraient le MI5 et non pas les Russes ou les Chinois.) ;
A writer like J.G. Ballard in The Disaster Area is writing of a horror that could be at our doors. (Un écrivain tel que J.G. Ballard décrit une horreur, dans La Région du désastre, qui pourrait arriver à nos portes).
I am hoping, when the present spy vogue is over, to write a book in which the villain is MI5, not the Russians or the Chinese (j’espère qu’on en a fini avec l’engouement pour les histoires d’espionnage actuelles, pour que je puisse écrire un livre dans lequel les méchants seraient le MI5 et non pas les Russes ou les Chinois.) ;
A writer like J.G. Ballard in The Disaster Area is writing of a horror that could be at our doors. (Un écrivain tel que J.G. Ballard décrit une horreur, dans La Région du désastre, qui pourrait arriver à nos portes).
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