samedi 14 avril 2018

Elena Ferrante / L'enfant perdue


L'enfant perdue


L’hypnotisante saga napolitaine touche hélas à sa fin. Ecriture volcanique et souffle shakespearien. Un dernier volume qui tient toutes ses promesses.
Est-ce la fin de cette saga prodigieuse ? Prodigieuse, comme l’amitié folle liant, soixante ans durant, deux Napolitaines nées en 1944, dans les quartiers pauvres soumis à la Mafia. La blonde Lena (narratrice de la tétralogie) a fait des études, un brillant mariage, est devenue écrivain. La brune Lila, autodidacte diaboli­quement intelligente, est restée convulsivement attachée à sa cité, a réussi à y faire régner sa loi et son sens des affaires. On ne veut croire que ce soit l’ultime épisode de leurs destinées. Même si Elena Ferrante paraît ici perversement boucler la boucle des quelque deux mille pages qu’elle aura écrites avec le génie du coup de théâtre, du suspense, du rebondissement. Pour­quoi pas la même histoire vue à travers Lila ? D’autant que Lena l’imagine avec jalousie et terreur à la fin du livre…
Si les quatre volumes de L’Amie prodigieuse ensorcellent (et celui-ci particulièrement), c’est qu’y règne l’ambiguïté. On peut s’adorer et s’y détester à la fois, être mère et irresponsable avec ses enfants, fidèle et infidèle à soi-même, aux autres, dire la vérité et mentir. Le récit époustoufle parce qu’il porte, sans jugement aucun, toutes les contradictions de l’humaine condition. Shakespearien dans son mélange de styles, de tons, du grotesque au tragique, du sensuel au sanglant. Naples et sa politique corrompue, sa splendeur, sa misère et ses catastrophes naturelles (ici , le tremblement de terre de 1980) en reste la principale héroïne, sur fond d’Italie en proie aux violences, de l’après-guerre à aujourd’hui. Elena Ferrante — dont on ignore toujours la réelle identité (1) — brasse admirablement l’historique et l’intime, le politique et le conte, au rythme d’un feuilleton-mélodrame qu’on ne peut abandonner, découpé qu’il est en courts chapitres faciles à dévorer. Sans l’entrave de vaines descriptions ou de besogneux commentaires. Tout y est incarné à travers l’action-réaction permanente des deux fusionnelles amies, qui se construisent et se détruisent, s’aiment et se haïssent, partagent amants, familles et enfants…
Une manière d’écrire électrique, tout en muscles, sensations et images, qui sensibilise à merveille à la langue et aux mots, telles Lena et Lila, qui passent du dialecte napolitain à l’italien selon les désirs et les rages. Elena Ferrante nous fait goûter ainsi aux charmes de l’écriture bien au-delà des milles péripéties qui menacent sans fin ces existences volcaniques et absurdes, d’où le sens peu à peu s’efface. Chez elle, la manière de le raconter magnifie le pire.
(1) Lire Télérama no 3547, p. 27.

Storia della bambina perduta, traduit de l’italien par Elsa Damien, éd. Gallimard, 560 p., 23,50 €.

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