lundi 16 avril 2018

Elena Ferrante / Celle qui fuit et celle qui reste / L'Amie prodigieuse III


Elena Ferrante

Celle qui fuit et celle qui reste. L'Amie prodigieuse III

Dans ce troisième volet, on suit avec passion Elena et Lila, les deux amies d'enfance, trentenaires en 1968.
Au coeur de tous leurs sentiments, de tous leurs actes : amour et haine, désir et dégoût, envie de rester et de partir, de réussir et de disparaître. Dans une langue classique et crue tout ensemble, à travers des scènes tendres ou sauvages, Elena Ferrante ne fait pas de cadeau à ses personnages, toujours tiraillés entre des pulsions contradictoires. Et dans la crasse, la pauvreté ; sous le soleil et les cris des épouses et des mères humiliées... Au début des années 1950, machos, mafieux et fascistes hantent les quartiers populaires et violents de Naples où grandissent, s'épaulent et se jalousent Lila et Elena, amies et ennemies d'enfance. La mystérieuse romancière y est née aussi, il y a soixante-treize ans, qui refuse depuis ses débuts littéraires (L'Amour harcelant, paru en 1992 et traduit en français en 1995) de révéler sa véritable identité. Celle qui excelle, avec outrance et férocité shakespeariennes, à suggérer les passions du moindre micro-personnage de sa tétralogie revendique en effet l'anonymat. Pour faire goûter sans écran son écriture, affirme-t-elle. Mais au risque d'exaspérer la presse italienne, qui n'en finit pas d'enquêter sur celle qui a, malgré tout, offert son prénom d'emprunt à sa narratrice, Elena, la féministe du duo — Elena choisit de faire des études, d'écrire, de quitter Naples pour fuir la misère et la soumission des mères. Comme Ferrante ?
Les lecteurs se moquent de ces querelles médiatiques. De par le monde, ils sont 5 millions qui ont déjà frémi aux deux premiers tomes : L'Amie prodigieuse (2011) et Le Nouveau Nom (2012) (1) . Le troisième, Celle qui fuit et celle qui reste, ne les décevra pas. Avec les mêmes violence et efficacité romanesques, on y retrouve Elena et Lila, chacune apparemment parvenue à se libérer à sa façon. Choisissant le mariage à 16 ans, Lila bosse désormais à l'usine et reste la plus fulgurante des deux, la plus destructrice aussi ; Elena assume mal le milieu intellectuel et l'exil à Florence qu'elle a pourtant ardemment désirés.
L'Italie des années 1968-1970, où toutes deux approchent de la trentaine, est déchirée entre attentats terroristes et luttes prolétariennes. C'est l'époque noire des Brigades rouges dont Elena Ferrante nous fait sentir les chaos propices à tous les débordements, sans les expliciter ni les caricaturer. Ainsi sa saga familiale et locale se fait-elle charnellement politique et sociale. Car le féminisme italien se renforce aussi dans ces années-là. Elena s'y consacre. Tout en continuant de rêver, en midinette et toute mariée qu'elle est, à son premier amour, l'inaccessible Nino qu'avait séduit Lila, qui, elle, milite maintenant con­tre les patrons et devient insaisissable. Les deux amies ne se voient plus. Se téléphonent de moins en moins. Elena rêve de voir mourir Lila : « Ce n'était pas de la haine : je l'aimais de plus en plus et n'aurais jamais été capable de la haïr. Mais je ne supportais pas le vide de sa dérobade. »
Une des forces de Celle qui fuit et celle qui reste est d'écrire, telle Elena tout au long du récit, cela même qu'elle saisit mal, qui n'est pas clair dans son esprit. Ainsi pousse-t-elle à cheminer, à penser avec elle. A « devenir » aussi : « Ce verbe m'avait toujours obsédée... Je voulais devenir sans même savoir quoi. Et j'étais devenue, ça c'était certain, mais sans objet déterminé, sans vraie passion, sans ambition précise. J'avais voulu devenir seulement parce que je craignais que Lila devienne Dieu sait quoi en me laissant sur le carreau. Pour moi, devenir, c'était devenir dans son sillage. Or je devais recommencer à devenir mais pour moi, en tant qu'adulte, en dehors d'elle. » Voulant comprendre la disparition de Lila et la fin ( ?) d'une amitié amoureuse, Elena Ferrante insinue à merveille la cruauté assassine des amitiés et des amours. Avant qu'elles ne se fassent peut-être rédemptrices ? On le découvrira, avec avidité, dans le quatrième et dernier tome. — Fabienne Pascaud

(1) Ces deux tomes sont en collection Folio.

L'Amica geniale : Storia di chi fugge e di chi resta, traduit de l'italien par Elsa Damien, éd. Gallimard, 480 p., 23 €.


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