mercredi 18 avril 2018

Elena Ferrante en proie à son nouveau nom






Elena Ferrante en proie à son nouveau nom

Elena Ferrante en proie à son nouveau nom


On gagne à séparer les livres du bruit qu’ils font. Les scoops aussi. Et pourquoi pas les livres des auteurs qui les ont faits. Quelques jours après que Claudio Gatti, un journaliste italien spécialisé dans les grandes enquêtes sur les trafics d’être humains entre l’Afrique et l’Europe, les pots-de-vin versés par des multinationales en Algérie et au Nigeria, ou le soutien logistique de la CIA aux avions turcs et quataris transportant des armes en Libye et en Syrie, ait révélé urbi et orbi grâce au relais de Mediapart, d’Il Sole 24 Ore, de la Frankfurter Allgemeine Zeitung et de la New York Review of Books, rien que ça, en donnant à sa révélation la dimension de Panama papers à la sauce culturelle, la véritable identité d’Elena Ferrante qui se protège derrière un pseudonyme inviolé depuis 1992 malgré l’immense succès rencontré par sa tétralogie romanesque traduite dans une quarantaine de langues (L’Amie prodigieuse et le Nouveau nom traduits de l’italien par Elsa Damien, de même que Celle qui fuit et celle qui reste à paraître en janvier toujours chez Gallimard puis Folio, en attendant la suite Storia della bambina perdura), la question revient, lancinante, pas vraiment indispensable à notre intelligence de la marche inexorable de l’Histoire mais bien utile à notre compréhension des mécanismes de la société : était-ce bien nécessaire ?
Un mot de la méthode et des moyens de l’enquête. Dans un premier temps, le journaliste a utilisé l’armement conventionnel : malgré leur qualité de « romans d’apprentissage féministe », les textes en question ont été soumis à la brutalité d’une analyse lexicométrique à l’aide d’un logiciel apte à relever les similitudes entre plusieurs textes (thèmes, style, mots, mais aussi longueur des phrases, récurrence des verbes, combinatoire, séquences grammaticales etc), bref de quoi établir des probabilités de ressemblance. Il en est ressorti que la manière d’Elena Ferrante n’était pas sans rappeler celle de Domenico Starnone, soupçon qui avait déjà été établi par d’autres journalistes. Or celui-ci est également le mari de la traductrice Anita Raja, laquelle a notamment transporté en italien une partie de l’œuvre de l’allemande Christa Wolf, écrivain auquel ils ont été liés. Outre la possibilité d’une « coproduction » du couple, cela insinue également celle d’une influence de l’écrivain allemand.
Dans un second temps, l’enquêteur a resserré la focale sur Anita Raja, 63 ans, qui travaille chez son éditeur E/O. Et là, il a employé l’arme de destruction massive, se livrant notamment à l’épluchage de ses comptes. En examinant à la loupe son train de vie et les flux financiers de l’éditeur, il s’est rendu compte que ces quinze dernières années, elle avait réussi à acheter un appartement hors de prix à Rome ainsi qu’une maison en Toscane, ce que même son augmentation de salaire, spectaculaire mais injustifiée, ne lui permettait pas.
1959 ITALY. Rome. 1959. Image envoyÈ ‡ Fannie Escoulen (Transaction : 632563042832812500) © Henri Cartier-Bresson / Magnum Photos
C’est peu dire que ces révélations ont démoli Elena Ferrante. Elle s’est gardée de tout commentaire de même que son éditeur. Quand on pense le tome 2 de L’Amie prodigieuse(L’amica géniale ) paru cette année en français s’intitule Le Nouveau nom ( Storia del nuovo cognome)… Dans l’histoire littéraire, d’autres femmes ont avancé sous un patronyme masqué de George Sand à Virginie Despentes en passant par George Eliot, Pauline Réage, Grisélidis Real… Avec Elena Ferrante, on se trouve face à un cas d’école étant donné son immense succès international et sa volonté affichée de conserver confidentielle sinon secrète son identité. Les cyniques y verront une stratégie éditoriale, argument qui perd toute pertinence sur la durée (un quart de siècle que cela dure, tout de même). Et les complotistes observeront que l’affaire éclate opportunément à la veille de l’attribution du prix Nobel de littérature par des académiciens suédois dont quelques uns passent pour être sérieusement ferrantisés.
Par sa sincérité, l’autodéfense de l’auteur a souvent découragé les curiosités les mieux armées. Seulement voilà, son éditeur ayant eu un jour assez de refouler les innombrables demandes d’interviews venues de partout, et « pour répondre au désir sain des lecteurs de mieux la connaître », lui a conseillé de publier un essai autobiographique. Paru sous le titre  La Frantumaglia (2003) sous-titré Itinéraire d’un écrivain, on y apprenait que sa mère était couturière à Naples, ville dont elle connaissait elle-même le dialecte pour y avoir vécu avec ses trois soeurs … Or l’enquête scandaleuse établit que sa mère était en réalité une rescapée de la Shoah, que Ferrante est plus romaine que napolitaine etc Avec le recul, le moins qu’on puisse dire, c’est que cette initiative n’a pas été des plus heureuses car en multipliant les fausses pistes, elle a accru l’ambiguïté autour du cas Ferrante.
Pas sûr que l’enquêteur ait la moindre idée de la notion de mentir-vrai chère à Aragon. Son enquête est pleine de suppositions, d’insinuations, d’hypothèses. Pour sa défense, le journaliste avance que lorsqu’on devient un auteur de best-sellers internationaux, qui plus est « l’italienne la plus lue dans le monde », on est, qu’on le souhaite ou non, un personnage public soumis de fait, si l’on comprend bien, à la tyrannie de la transparence. On aimerait bien qu’un muckrackernous révèle si oui ou non Donald Trump a payé ses impôts depuis des années, histoire de l’enfoncer un peu plus (encore que, hormis l’assassinat d’un enfant, on ne voit pas ce qui pourrait dissuader ses électeurs de voter pour lui). Car il y a une certaine noblesse (mais oui, parfaitement) dans l’activité du fouille-merde dès lors qu’il fait exploser la vérité sur des scandales tels que les écoutes du Watergate, le sang contaminé etc Mais là ? Le tollé suscité par le scoop de Claudio Gatti ne dément-il pas la curiosité supposée du public pour la véritable Elena Ferrante ?
Dans leur majorité, ses lecteurs ont dénoncé l’intolérable invasion de sa vie privée, et la violence morale exercée contre celle qui ne veut rien d’autre que publier ses romans sans avoir à entrer dans le cirque de la promotion, de la peoplelarisation et de l’exploitation de son image d’auteur. Au nom de quel argument suprême irait-on violer le droit de la personne sur sa vie, lequel n’existe pas vraiment mais pourrait s’inspirer du droit de la personne sur son image qui lui existe bien et interdit à un média de publier une photo d’une personne si elle s’y oppose, celle-ci étant qualifiée de « personnalité publique » ou pas. Il n’empêche. Aucun regret du côté de Mediapart, où l’on dénonce « un concert de bien-pensance » tout en déplorant :
 « On considère trop souvent que la sphère culturelle est un ailleurs, où le journalisme d’enquête classique n’a pas sa place. »
thSes nombreux lecteurs craignent que, sous le coup de l’abattement, elle ne renonce vraiment à écrire comme elle l’a laissé entendre. D’aucuns lui conseillent de prendre un nouveau pseudonyme mais c’est trop tard désormais : qui qu’elle ait été et quel que soit son nom, son état-civil, son identité, elle demeurera à jamais Elena Ferrante. Elle qui voulait se libérer de l’angoisse qu’engendre la notoriété en s’abritant derrière un nom de plume, c’est raté même si ça a marché durant vingt-cinq ans.Elena Ferrante avait écrit, avant la publication de son premier livre :
«Je pense que les livres, une fois qu’ils sont écrits, n’ont pas besoin de leurs auteurs. S’ils ont quelque chose à dire, ils trouveront tôt ou tard des lecteurs» 
Pas sûr que, pour autant, l’affaire relance la querelle Proust/ Sainte-Beuve sur le moi intime et le moi social de l’écrivain («un  livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices”) ni le post-structuralisme des années 1968-1969 vu à travers les analyses sur la nature de l’auteur de Michel Foucault et de Roland Barthes (“la naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’auteur”). Alors, faut-il accabler Claudio Gatti ? Toujours confortable de hurler avec les loups. En l’espèce, ce serait vain. Il est plus intéressant de s’interroger sur ce que cela révèle au fond. Car si l’on en juge par l’indignation manifestée par des écrivains (Erri de Luca etc) et par la vox populi en ligne, on ne lui pardonne pas d’avoir appliqué à la romancière de l’Amie prodigieuse le même traitement qu’il réserve d’ordinaire aux fraudeurs et trafiquants, dénonciations dont ces mêmes lecteurs seraient les plus prompts à le féliciter.
Ce qui justifierait cette exception, ce n’est pas seulement le prestigieux statut d’écrivain : c’est la personnalité supposée d’Elena Ferrante, l’incontestable lien créé au gré des parutions entre elle et son public, la chaleur, l’intimité, la passion qui constitue ce fil invisible mais ténu. Car enfin, lorsqu’à l’issue d’une longue traque des plus fins limiers de la presse littéraire la véritable identité d’Emile Ajar a été percée à jour, l’orgueilleux embarras de Romain Gary n’a rien suscité de tel, plutôt un coup de chapeau à la supercherie et à la qualité du camouflet adressé au milieu qui n’y avait vu que du feu. Rien de commun avec la solidarité qui se manifeste depuis quelques jours entre les lecteurs et « leur » auteur, celle qui les accompagne depuis quelques années et les a enchantés, éblouis, émus, passionnés avec cette histoire d’amitié entre Elena aidée par son institutrice et Lila la surdouée qui doit abandonner l’école pour aider sa famille, deux filles issues de familles pauvres dans la Naples à la fin des années cinquante, de l’adolescence à l’âge adulte.
 Maintenant que l’on sait le véritable patronyme d’Elena Ferrante, il ne reste plus qu’à établir de quoi Claudio Gatti est vraiment le nom.
(Photos Sergio Larrain et Henri Cartier-Bresson)

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