dimanche 16 juin 2019

Tchékhov / Sommeil




Anton Tchékhov 

 Sommeil







C’est la nuit. Varka*, petite bonne d’enfants d’à peine treize ans, balance le berceau du bébé, en chantonnant tout doucement :
Dodo, fais dodo,
C’est la chanson du dodo...

Une veilleuse verte brûle devant l’icône; à une corde tendue en travers de la pièce pendent des couches et de grands pantalons noirs. La veilleuse projette au plafond une grande tache verte, les ombres des langes et des culottes s’allongent sur le poêle, sur le berceau, sur Varka...Quand la veilleuse se met à trembloter, ombres et tache s’éveillent, comme agitées par le vent. L’air est étouffant, empli d’un remugle de soupe aux choux et de cuir de chaussures. 
Il pleure, le bébé. A force de pleurer, il s’est enroué, malgré son épuisement, il continue de crier, et jusqu’à quand ? Et Varka voudrait dormir. Ses yeux se ferment d’eux-mêmes, sa tête tombe en avant, elle en a mal au cou. Elle ne peut plus remuer ni paupières ni lèvres, elle se sent le visage sec et figé comme une tête de bois, une tête qui rapetisse, devient comme une tête d’épingle.
- Fais dodo, petit, - chantonne-t-elle - je te ferai de la bouillie...
Dans le poêle, on entend un grillon. Derrière la porte, dans l’autre pièce, le ronflement du patron et de son apprenti, Afanassi...Le grincement plaintif du berceau, la chanson murmurée par Varka, voilà que tout se fond en une berceuse nocturne, si douce à l’oreille au moment du coucher. Mais maintenant, elle ne ressent qu’un accablement irrité, car la somnolence la gagne, or elle n’a pas le droit de dormir : si Varka s’endort - à Dieu ne plaise ! - elle sera battue.
La veilleuse vacille. La tache verte et les ombres se mettent à bouger, s’infiltrent sous les paupières mi-closes et immobiles de Varka, et distillent dans son cerveau à moitié endormi des rêves embrumés. De sombres nuages se font la chasse dans le ciel, ils crient comme le bébé. Mais le vent s’est levé, chassant les nuages, et Varka distingue une grande route boueuse; dans cette boue liquide s’étirent des convois, se traînent des gens, besace sur le dos, vont et viennent des ombres; de part et d’autre de la route, des forêts, à moitié cachées par un brouillard froid et hostile. Soudain, les porteurs de besaces et les ombres tombent par terre, dans le flot de boue. « Que voulez-vous ? » - demande Varka. « Dormir, dormir ! » - entend-elle. Et les voilà qui dorment à poings fermés, d’un doux sommeil, tandis que, perchées sur des fils télégraphiques, les pies et les corneilles crient comme le bébé, crient pour les réveiller.
- Dodo, fais dodo, c’est la chanson du dodo...- chantonne Varka, et voici qu’apparaît à présent une isba enténébrée, à l’air irrespirable.
Sur le sol de l’isba, se tourne et se retourne son défunt père, Efim Stepanov. Sans le distinguer, elle l’entend se rouler par terre en gémissant. Son hernie lui joue un sale tour, suivant son expression. Il a tellement mal qu’il ne plus parler, il ne fait qu’aspirer de l’air et claquer des dents, un vrai roulement de tambour.
- Bou-bou-bou-bou...
Pélagie, la mère de Varka, a couru dire aux maîtres que son homme se mourait. Un bout de temps, déjà, qu’elle est partie, elle ne rentre toujours pas. Couchée sur le poêle, Varka ne dort pas, elle écoute son père faire « bou-bou-bou ». Voici tout de même quelqu’un, cela s’entend. Les maîtres ont envoyé un jeune médecin, venu de la ville chez eux en visite. Dans l’obscurité, on en le voit pas entrer dans l’isba, on l’entend juste tousser et faire claquer la porte. 
- Eclairez-moi, demande-t-il.
- Bou-bou-bou...- répond Efim.
Pélagie court au poêle et farfouille à la recherche de la tasse ébréchée où sont les allumettes. En silence. une minute plus tard, le médecin , ayant cherché dans ses poches, allume lui-même une allumette.
- Voilà, mon petit père**, voilà - dit Pélagie, se ruant hors de l’isba pour revenir peu après, munie d’un bout de chandelle.
Efim a les joues roses, les yeux brillants et le regard étrangement perçant, comme s’il voyait à travers tout, le médecin comme l’isba. 
- Alors, c’est quoi, cette idée ? - dit le docteur, se penchant sur le malade - Dis donc ! Tu as ça depuis longtemps ?
- Hein ? Je meurs, Votre Noblesse, mon heure est venue...Je vais quitter ce monde...
- Arrête, avec tes bêtises; on va te soigner !
- Je vous remercie humblement, Votre Noblesse, faites comme il vous plaira, mais je crois bien...Si la mort est déjà là, que voulez-vous...
Le médecin s’affaire un quart d’heure autour de lui, puis se relève et déclare :
- Je ne peux rien faire...Il faut que tu ailles à l’hôpital, pour subir une opération. Tout de suite... Tu m’entends, tout de suite ! Il est tard, ils dorment tous, à l’hôpital, je vais te faire un mot. Tu as compris ?
- Comment va-t-il y aller, petit père ? - s’inquiète Pélagie - nous n’avons pas de cheval.
- Ce n’est rien, je vais demander à tes maîtres de te prêter un cheval.
Le docteur parti, la chandelle s’éteint, et de nouveau : « bou-bou-bou »...Une demi-heure plus tard, envoyée par les maîtres, une charrette s’approche de l’isba. Efim se prépare un peu, et s’en va.
Et c’est le matin, le clair et beau matin. Pélagie a quitté l’isba, elle est allée à l’hôpital prendre des nouvelles d’Efim. On entend un bébé pleurer, et la voix de Varka qui chantonne :
- Dodo, fais dodo, c’est la chanson du dodo...
Voilà Pélagie de retour; Elle se signe et dit dans un murmure :
- Cette nuit, ils l’ont arrangé, mais il a rendu l’âme ce matin...Qu’il repose en paix, à lui le Royaume des cieux...A ce qu’ils disent, c’était déjà trop tard, il aurait fallu venir les voir plus tôt...
Varka s’en va pleurer dans la forêt, mais soudain, elle reçoit un tel coup sur la nuque qu’elle se cogne le front contre le tronc d’un bouleau. Levant les yeux, elle voit devant elle son patron, le cordonnier.
- Dis donc, sale teigne, - entend-elle - le bébé pleure, et toi tu roupilles ?
Il lui tire l’oreille, elle a mal et secoue la tête, se remet à bercer le bébé en chantonnant. La  tache verte et les ombres des couches et des pantalons se balancent, lui font des clins d’oeil et bientôt s’emparent d’elle à nouveau. Voici que réapparaît la grande route boueuse, sur laquelle dorment, vautrés, les gens avec leur besace  sur le dos. En les voyant, Varka a terriblement sommeil, quelle volupté ce serait de s’allonger, mais Pélagie, sa mère, marche à ses côtés et la presse : il faut se dépêcher d’aller en ville, se placer.
- Une petite pièce, au nom du Christ ! - implore la mère - Soyez charitables, bonnes gens ! - dit-elle aux passants.
- Donne-moi le petit ! - lui répond une voix bien connue - Donne-moi le petit ! - répète la voix, brusque et courroucée. - Tu dors, vermine ?
Se relevant brusquement, Varka jette un coup d’oeil autour d’elle et comprend en un éclair de quoi il retourne : la route, Pélagie et les passants se sont évanouis, il ne reste, plantée au milieu de la pièce et voulant nourrir son marmot, que sa patronne. Tandis que celle-ci, forte, d’une belle carrure, allaite et apaise le bébé, Varka, restée debout, la regarde, attendant qu’elle ait fini. Du bleu apparaît derrière les vitres, la tache verte et les ombres au plafond se font plus pâles. C’est presque le matin.
- Reprends-le ! - dit la patronne, reboutonnant sa blouse - Il pleure encore. On lui a jeté un sort, à croire.
Varka prend le bébé dans ses bras, le replace dans son berceau et se remet à le bercer. La tache verte et les ombres s’effacent peu à peu, il n’y a plus personne pour se faufiler dans sa tête et l’embrumer. Mais cela ne change rien, elle a terriblement sommeil ! Elle pose la tête sur le rebord du berceau, qu’elle se met à bercer de tout son corps balancé : elle s’efforce de vaincre le sommeil, mais ses yeux se ferment, et sa tête se fait lourde.
- Varka, allume le poêle ! - crie le patron, derrière la porte.
Ce qui veut dire que c’est déjà ’heure de se lever et de se mettre au travail. Varka laisse le berceau, et court chercher du bois dans le bûcher. Ce qui lui plaît : en courant, en marchant, on a moins sommeil qu’en étant assis. Elle apporte le bois, allume le poêle et sent se visage se réveiller, le sang y circule à nouveau, elle a les idées plus claires.
- Varka, mets en route le samovar ! - c’est la patronne, cette fois.
Varka casse du petit bois, elle a juste le temps de l’enflammer et de le disposer dans le samovar que retentit un nouvel ordre :
- Varka, nettoie les caoutchoucs du patron !
Assise par terre, elle se met à nettoyer les caoutchoucs, et l’idée lui vient qu’il serait bien agréable de fourrer sa tête dans un bon gros et bien profond caoutchouc, et d’y sommeiller un petit peu...Et voilà que le caoutchouc grandit, grossit, il occupe toute la pièce à présent, Varka en laisse tomber la brosse, mais elle secoue la tête et concentre son regard pour que les objets devant elle cessent de grandir et de se promener à leur guise.
- Varka, lave l’escalier du dehors, ça fait honte pour les clients !
Elle lave l’escalier, range les chambres, ensuite elle allume l’autre poêle et file faire les courses. Le travail ne manque pas, on n’est pas tranquille une minute.
Mais le pire, c’est de se tenir debout sans bouger, devant la table de la cuisine, à éplucher les pommes de terre. Sa tête penche vers la table, elle voit trouble, le couteau lui échappe des mains, le tout juste à côté de sa patronne, forte, colérique, qui, les manches retroussées, parle d’une voix si forte que les oreilles de Varka en résonnent. C’est également une torture que de servir à table, laver le linge et le recoudre. A certains instants, on aurait envie de ne plus rien voir, et de tomber par terre pour dormir.
Ainsi passe le jour. Derrière les carreaux, il fait plus sombre, et Varka presse de ses mains ses tempes engourdies et se prend à sourire sans savoir pourquoi. La pénombre du soir caresse ses yeux collés de sommeil, lui promettant pour bientôt ce sommeil profond.
Le soir, les patrons ont des invités.
- Varka, mets en route le samovar ! 
Le samovar des patrons est trop petit, il faut le faire repartir plusieurs fois pour étancher la soif des invités. Après quoi, Varia reste debout une heure de rang au même endroit, à regarder les invités en attendant les ordres.
- Varka, va vite acheter trois bouteilles de bière ! 
Elle se précipite, courant le plus vite possible, pour chasser le sommeil.
- Varka, va vite chercher de la vodka ! Varka, où est le tire-bouchon ? Varka, prépare du hareng !
Les invités sont tout de même partis; on laisse les feux s’éteindre, les patrons vont se coucher.
Un dernier ordre :
- Varka, berce le petit !
Dans le poêle, on entend le grillon; la tache verte au plafond et les ombres des couches et des pantalons s’infiltrent à nouveau sous les paupières entr’ouvertes de Varka, lui adressent des clins d’oeil et c’est de nouveau le brouillard dans sa tête.
- Dodo, fais dodo, c’est la chanson du dodo...
Mais le bébé crie à s’époumoner. Varka se retrouve de nouveau sur la grande route boueuse, réapparaissent ces gens avec leurs besaces, et ses parents, Pélagie, Efim. C’est clair, elle les reconnaît tous, il n’y a qu’une chose que, dans son demi-sommeil, elle n’arrive pas à comprendre, quelle est cette force qui lui entrave bras et jambes, l’écrase et l’empêche de vivre ? Regardant tout autour d’elle, elle la cherche, cette force, pour s’en défaire, mais sans la trouver. Enfin, épuisée, elle concentre ce qui lui reste de force, de vue et d'ouïe pour regarder la tache verte qui vacille au plafond et prêter l’oreille au cri, et découvre l’ennemi, celui qui lui gâche la vie.
Le bébé, le voilà, l’ennemi.
Elle en rit. C’est étonnant. Comment n’a-t-elle pas compris plus tôt une chose aussi simple ? La tache verte, les ombres et le grillon se mettent aussi à rire et à s’étonner, lui semble-t-il.
Cette vision déformée s’empare de tout son être. Varka se lève de son tabouret et , un grand sourire aux lèvres, sans ciller le moins du monde, fait le tour de la chambre. C’est un chatouillement agréable, cette idée qu’elle va se défaire séance tenante du bébé, de celui à qui elle est enchaînée bras et jambes...Tuer le bébé, après quoi dormir, dormir, dormir...
Elle rit, fait des clins d’oeil à la tache verte qu’elle menace du doigt, s’approche du berceau et se penche sur le bébé. Une fois celui-ci étouffé, elle se couche vite par terre, en riant de plaisir à l’idée de pouvoir enfin dormir, et, une minute après, la voici qui dort d’un sommeil profond, comme morte...
 * Varka est la contraction populaire de l’un des diminutifs du prénom Varvara, c’est-à-dire, pour nous, Barbara..)
** Appellation affectueuse-respectueuse.


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