David Cronenberg |
Cronenberg, maître en son genre
Par Jean-François Rauger
Au volant de sa Porsche, (sa réputation d'amateur de voitures rapides n'est pas usurpée) David Cronenberg traverse les paysages suburbains et industriels qui entourent Toronto. Il se rend aux laboratoires De Luxe pour mettre la dernière main à A History of Violence, son nouveau film. Après Crash en 1996 et Spider en 2002, A History of Violence est son troisième long-métrage à être sélectionné pour la compétition officielle du Festival de Cannes.
Le paysage urbain du Canada fait partie de l'oeuvre de Cronenberg. "Quelqu'un m'a dit un jour que mes films étaient très dérangeants pour un Américain. Les rues paraissent semblables à celles des villes américaines mais pas tout à fait, les gens ressemblent à des Américains mais pas tout à fait." Ce décalage troublant, cette sensation d'étrangeté et de familiarité mêlées, est sans doute une grande qualité de son cinéma. Le cinéaste n'a jamais tourné un plan aux Etats-Unis. A History of Violence qui est censé se dérouler dans une bourgade de l'Indiana et à Philadelphie a été tourné dans l'Ontario. "Le coeur de mes films, c'est Toronto ou Montréal pour les premiers. Mes films sont physiquement et psychiquement canadiens."
David Cronenberg travaillait sur un autre scénario lorsqu'on lui a proposé de tourner A History of Violence. "Spider a été difficile à financer. Je n'ai pas été payé. Mais je ne pouvais me permettre de faire mon film suivant de la même façon. J'étais donc à la recherche d'un projet avec un budget confortable et un bon distributeur. J'ai lu beaucoup de scénarios. Peu ont attiré mon attention, à l'exception de celui-là. New Line -studio jadis indépendant, aujourd'hui filiale du groupe Warner- qui produit le film a par ailleurs une excellente réputation et notamment celle de laisser leur entière liberté aux cinéastes."
Longtemps, David Cronenberg a ignoré que l'origine du scénario était une bande dessinée de John Wagner. "Ce qui m'intéressait c'est que cela parlait de choses importantes pour moi, comme l'identité et la réalité. Des choses finalement que l'on voyait déjà dans Spider. Par ailleurs, j'ai aimé la simplicité du récit, son côté américain épique. C'est comme un western de John Ford. C'est au départ le récit d'un homme qui protège sa famille. A partir de là, les possibilités sont infinies d'y mêler une réflexion sur l'identité et le fantasme. J'ai changé énormément de choses par rapport au scénario original."
Le spectateur d'A History of Violence devra s'attendre à vivre une étrange expérience. Le sentiment de se trouver face à un film de genre, à un récit linéaire, se transformera progressivement en tout autre chose, l'impression d'être le témoin d'un rêve, d'être propulsé au coeur d'une réalité mentale. Car très vite, on s'aperçoit que le scénario d'origine contenait en germe tout ce qui définit, depuis toujours, le cinéma de l'auteur de Faux-semblants : la contamination, la paranoïa, la force du fantasme, la puissance terrifiante de la simple réalité, la défiguration.
Le cinéaste a appris la nouvelle de sa sélection à Cannes avec une relative surprise. "Je pensais que le film était trop classique, trop commercial pour être choisi. Mais on ne peut jamais savoir." La première fois que David Cronenberg mit les pieds au Festival de Cannes, c'était au début des années 1970. Il habitait à Tourette-sur-Loup, un village des Alpes-Maritimes, chez des amis, et poussé par la curiosité il y descendit une journée puis repartit immédiatement, effrayé par ce qui ressemblait à une grande kermesse publicitaire. "J'avais déjà réalisé Crime of the Future et Stereo, deux premiers moyens-métrages underground, et je me suis dit : si je veux vraiment devenir réalisateur, il faut y aller et me confronter à la réalité du cinéma comme commerce. J'y suis donc retourné et finalement j'ai aimé cela. C'était un endroit où les films se vendaient sur un coin de trottoir et on pouvait rencontrer énormément de gens intéressants."
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David Cronenberg hante régulièrement désormais le Festival. "Il m'est arrivé de dormir par terre ou sur un canapé, dans les bureaux de la Canadian Film Development Corporation, l'organisme gouvernemental chargé de l'aide et de la promotion du cinéma canadien. Ils m'avaient donné une subvention pour Crime of the Future et leurs bureaux étaient installés dans une suite au Carlton. C'était sympa de leur part." Cronenberg est un habitué du Marché du film où il a montré ses premiers films de terreur, Frissons ou Rage, au milieu des années 1970. "Je mettais des autocollants publicitaires de mes films sur les palmiers. Tout cela était encore loin du Festival officiel."
Ce n'est qu'en 1996, après Crash, son douzième long-métrage commercial, adaptation du roman de J.G. Ballard, qu'il est sélectionné en compétition officielle. Le cinéaste se souvient du scandale provoqué par le film : "Gilles Jacob savait qu'il y aurait des réactions violentes. Il m'a dit qu'il mettrait le film au milieu du festival et qu'il exploserait comme une bombe. Tout cela était assez excitant, cela signifie que le cinéma a encore le pouvoir de faire réagir violemment. Mais je suis toujours inquiet à l'idée que des gens peuvent véritablement détester mes films. C'est comme s'ils me détestaient, moi."
Il est président du jury en 1999, l'année où Rosetta des frères Dardenne obtint la Palme d'or. Ce choix lui fut reproché. "Cette polémique était incompréhensible. Tout s'était passé simplement. Les délibérations ont été complètement démocratiques. Les choix ont été rapides et sont apparus évidents pour le jury. J'ai été accusé des choses les plus absurdes. Todd McCarthy, de Variety, a dit que j'avais moi-même choisi Jeff Goldblum et Holly Hunter -les deux acteurs ont chacun joué dans un film de Cronenberg- pour contrôler le jury. C'était un mensonge. J'avais été surpris de les trouver au jury. Et puis penser que l'on peut contrôler Jeff et surtout Holly, c'est ne pas les connaître. Cette expérience m'a fait comprendre que la perception des choses est totalement différente entre les membres du jury et la presse. On ne peut jamais prévoir les réactions des individus. Ce qui fait que les palmarès relèvent souvent du jeu de hasard. Comprendre cela m'a rendu très serein lorsque je suis revenu en 2002 pour présenter Spider. Il faut jouer le jeu. Quoi qu'il arrive, c'est bon pour les films."
David Cronenberg s'est imposé comme un des cinéastes contemporains les plus personnels, susceptibles de plier des projets très différents à sa propre conception du monde. L'invention graphique y trouve son origine dans la série B d'horreur. Son univers de référence est moins cinématographique (contrairement à de nombreux réalisateurs de sa génération) que littéraire. Franz Kafka, Samuel Beckett, Vladimir Nabokov et surtout William Burroughs, qu'il adaptera en 1992 avec Le Festin nu comptent parmi les sources de son inspiration : "Je n'ai jamais été un dévoreur de pellicule. J'ai longtemps pensé que je serais écrivain." Il se garde bien, en tout cas, de définir son cinéma. "Il faut faire ce que l'on doit faire. Lorsque l'on travaille on n'a pas le temps de s'interroger de façon abstraite sur ce que l'on fait. Je ne peux pas revoir mes films. Pour moi, ce sont des documentaires sur le moment où je les ai faits."
Grâce aux premiers films de David Cronenberg, on comprend aujourd'hui à quel point le cinéma d'horreur et d'épouvante des années 1970 fut une source de renouvellement, de liberté et d'invention. "On peut faire des films à l'intérieur des genres que l'on ne pourrait pas faire en dehors. La Mouche raconte une histoire d'amour passionnée entre un homme et une femme. L'homme tombe malade et la femme le voit progressivement dépérir avant de l'aider à se suicider. Comment voulez-vous vendre une telle histoire à un studio ? On peut en revanche en faire un film d'épouvante tout en conservant l'émotion que l'on veut obtenir. Le genre est protecteur. Il permet de faire des choses interdites et subversives." Contrairement à la plupart des confrères de sa génération qui ne s'éloignèrent guère du genre, David Cronenberg en est sorti tout en exportant ailleurs des inventions visuelles et des thèmes qu'il avait expérimentés dans l'horreur de série B. C'est en ce sens que l'on peut dire qu'il s'est servi du genre plutôt qu'il ne l'a servi.
Car Cronenberg s'intéresse d'abord à la réalité et à la capacité d'effroi qu'elle contient. "On m'envoie beaucoup de scénarios écrits par des gens qui pensent connaître mon travail. Ce sont des histoires de diable, de fantômes, d'anges. Le surnaturel ne m'intéresse pas. Je me considère comme un cinéaste existentialiste." Dans ces circonstances, que pense-t-il de l'éclosion des effets spéciaux numériques ? "Faire évoluer des comédiens devant des murs verts, des acteurs qui ne se touchent pas, qui parfois ne sont même pas là en même temps, est trop désincarné. On perd le plaisir de sentir la texture des choses. Dans ExistenZ, Jennifer Jason Leigh adorait tenir le pod -une espèce de télécommande organique- dans ses mains. Elle l'emmenait chez elle, dormait avec lui, comme si c'était un animal domestique. Son interprétation n'aurait pas été la même sans cela. Je préfère les effets spéciaux mécaniques, que l'on voit et que l'on filme. Mais j'aime toutefois le numérique lorsqu'il permet un meilleur contrôle. Pour A History of Violence, j'ai utilisé un élément intermédiaire numérique, ce qui a permis de corriger l'image lorsqu'il le fallait, notamment la lumière."
Plusieurs de ses films ont été produits par des studios hollywoodiens. "Quand j'ai commencé à faire du cinéma, je me suis dit qu'il faudrait que je m'installe à Los Angeles. Certains de mes amis, comme Ivan Reitman, l'on fait. Mais finalement, après avoir réussi à trouver le financement de mon premier film, je n'ai plus eu de véritable raison de le faire. Finalement, on peut avoir une carrière internationale en restant chez soi. Même s'il y a des inconvénients. En étant à Los Angeles, on rencontre plus facilement des gens avec qui l'on peut travailler."Serge Grünberg, dans l'indispensable livre d'entretiens qu'il a conduit avec l'auteur de La Mouche (David Cronenberg, Editions des Cahiers du cinéma), écrit fort justement que, dès ses débuts, David Cronenberg a voulu définir un public nouveau, différent de celui dont le cinéma de studio veut satisfaire la demande. "Certes, je cherche à provoquer des réactions chez le spectateur, mais celui-ci pour moi n'est jamais prédéfini. Chaque film a son propre public et, quand il ne marche pas, c'est qu'il ne l'a pas trouvé."
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