mercredi 19 avril 2023

Alain Veinstein / Le désir que j’ai / Arrière, toute !

Le désir que j’ai : une anthologie de poèmes d'Alain Veinstein

Alain Veinstein (2020) © Jean-Luc Bertini


Arrière, toute !

par Maurice Mourier
12 janvier 2022

En arrière, oui, en plusieurs sens. D’abord parce que ce gros livre regroupe trois recueils précédents d’Alain Veinstein, Le développement des lignes (2009), Voix seule (2011) et Scène tournante (2012), c’est-à-dire semble compléter L’introduction de la pelle (2014), compilation des premiers poèmes de l’auteur (1967-1989). Je dis « semble », car en fait le nouvel ensemble atteste plutôt d’une rupture.


Alain Veinstein, Le désir que j’ai. Points, 695 p., 10,90 €


Sur cette rupture, la très belle préface inédite du poète apporte des précisions éclairantes, pour autant que puisse éclairer une analyse qui, comme toujours dans les textes d’Alain Veinstein (y compris ses poèmes), allie la plus lucide (ou, en tout cas, limpide) des écritures à l’obscurité fondamentale de ce qui cherche à se dire. C’est d’ailleurs de ce contraste, qu’on trouve aussi chez Lautréamont ou chez Michaux (une éblouissante opacité), que résulte le charme sans pareil de tels écrits.

Rupture en effet, rendue manifeste, après des années de ressassement (de pelletage) poétique, par l’abandon provisoire – mais cru sur le moment définitif – de la forme poème après 2001 et la mort de l’ami et mentor André du Bouchet. Alors Veinstein, dont la capacité de rebond est la plus évidente aptitude physique et morale, se lance à corps gagné dans le roman et produit en 2006 cet étrange objet, Dancing, à la fois échappée romanesque étincelante et sombre enquête sur l’impossibilité d’être heureux en dehors du maintien dans un état permanent de transe dansante, état pourtant par excellence transitoire et, à vrai dire, tout mental.

Or, la course vers l’idéal du dancing, dans laquelle s’engage sur deux roues un héros par certain côté parent du Cégeste de Cocteau dans son film Orphée (1951), par certain du casse-cou d’André Pieyre de Mandiargues (La motocyclette, Gallimard, 1963), constitue un parfait exemple de pari contradictoire. Sous le prétexte fallacieux de foncer de l’avant vers l’Eldorado, tel un aventurier du monde moderne épris de vitesse, de filles faciles et d’horizons ouverts, il s’agit en réalité de retrouver, au fin fond de soi, entre les pièces démontées et poussiéreuses du théâtre de la mémoire, la scène perdue de l’enfance, qui tourne éperdument et ne s’ajuste jamais au « désir que j’ai ».

Cela, cette bizarre et inconfortable situation où se trouve coincé comme malgré lui le narrateur courageux, il serait urgent de s’en dépêtrer. Mais le motard obstiné dans sa quête n’y parvient qu’en rêve. Toujours déçu mais toujours sur la brèche, il veut croire à toute force et contre toute évidence que son désir de vaincre la mort finira par l’emporter sur l’usure absolue que c’est d’être là sans pouvoir, à grands pas mais vers l’arrière auquel on tourne pourtant le dos, et privé de toute visibilité, faire retour vers « cette femme, / quand le projecteur balaye la piste… » qui « balance les hanches / comme ma mère le faisait, le seul soir où je l’ai vue danser, / avec ce sourire / que je n’ai jamais oublié ».

« Il m’a semblé que ces trois livres n’en faisaient qu’un », dit Veinstein dans la préface où il parcourt à reculons l’espace qui sépare Dancing, roman de la révélation du désir qui permet seul la reprise magnifique du travail poétique, des trois volets du recueil d’aujourd’hui, bouleversants de faiblesse avouée et de puissance réelle. Faiblesse du vieil enfant, qui tend en vain les mains pour ressaisir ses disparus, tantôt le père, tantôt la mère, à travers un décor presque immuable de rideaux noirs, de hangars délabrés, de paravents, décor triste, froid, accablant semble-t-il mais où cependant ont existé un jour des réduits, des refuges, des chambres où échapper, ne fût-ce qu’une minute, à la terreur omniprésente de la disparition. Et puissance incroyable de la parole poétique qui rabâche, trébuche, ne parvient pas à accommoder son désir présent à la lamentable réalité, et triomphe quand même en réussissant presque à chaque page à transformer une effective tendance à la régression sans espoir en une sorte, étrange et envoûtante, de danse déglinguée où le malheur, en fin de compte, se trouve vaincu, bien que tout soit toujours à recommencer.

Ce qui est, à la lettre, un quasi inexplicable prodige dans cette poésie où ne sont employés que des mots de tous les jours et des tournures simples, cette poésie contemporaine si accessible sans jamais sacrifier à aucune mode, aucune préciosité de langage, aucune vulgarité complaisante ou argotique, c’est la façon dont elle semble ne pas se préoccuper d’un public (le je est ici omniprésent et avec lui ses effrois, ses obsessions, bref ses affects strictement individuels), alors qu’elle est si profondément « sensible au cœur ». Musique ensorcelante de la simplicité et j’ajoute de l’authenticité. Rien ici ne grince, tout est fluide parce que tout est – comment le dire autrement ? – humain.

On peut aimer la poésie pour de multiples raisons. On peut l’aimer justement parce qu’elle grince, parce qu’elle gueule, abonde en imprécations, vitupérations et même en violences de langage (à condition qu’elles soient serties « dans les anneaux nécessaires d’un beau style », comme dit Proust, à la manière d’autant de joyaux). On peut aimer le son aigre de la cornemuse et le babil soyeux du violon, Verlaine et VillonMichaux le dur (souvent) et Prévert le tendre (parfois). Il n’y a pas de règle pour émouvoir et pour mouvoir en poésie, si la frappe du vers est juste, classique ou dite (abusivement) libre.

Mais rarissimes sont les poèmes isolés et surtout les recueils qui font entendre de bout en bout, sous une apparence trompeuse de facilité d’expression, une voix aussi pure de toute sophistication abusive, aussi proche des seules choses qui comptent, la perte, la peur de vivre et de mourir, l’amour qui rédime (rarement), et aussi fraternelle en un mot que celle d’Alain Veinstein. Un vrai paradoxe : autarcique, le poète de Voix seule ne chante – le plus souvent de nuit comme le rossignol et sans plus de gaîté communicative que ce musicien ailé – que pour lui. Pour moi aussi cependant et pour vous, lecteurs, si vous écoutez chez vous, coupés de toutes parleries parasites, ce très grand poète de notre temps.


En attendant Nadeau a rendu compte de Venise, aller simple et de À n’en plus finir d’Alain Veinstein.
EN ATTENDANT NADEAU


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