samedi 14 septembre 2024

Fallingwater de Frank Lloyd Wright / Histoire d’un manifeste architectural






Fallingwater de Frank Lloyd Wright


ARCHITECTURE & DESIGN

Fallingwater de Frank Lloyd Wright

Histoire d’un manifeste architectural

6 JANVIER 2015


Construite entre 1936 et 1939, la « maison sur le cascade », ou Fallingwater, imaginée par l’Américain Frank Lloyd Wright (1867-1959), constitue l’un des symboles les plus forts du renouveau de l’architecture du 20e siècle. Outre son caractère totémique, elle représente aussi et surtout le génie de l’homme qui l’a conçue.

La maison de la maturité

Lorsque Frank Lloyd Wright commence l’élaboration des plans de la Fallingwater, il est déjà un architecte de renommée internationale. Né dans le Wisconsin d’un père pasteur, il fait des études d’architecture dans son pays mais se montre rapidement rebelle vis-à-vis des traditions. Il refuse par exemple de se rendre à l’École des Beaux-Arts de Paris, étape alors considérée comme obligatoire dans le cursus de tout architecte en devenir, parce qu’il ne voit pas l’intérêt d’étudier ce classicisme qu’il abhorre. De 1887 à 1893, il travaille sous l’égide de Louis H. Sullivan à Chicago. Bien que peu de personnes adhèrent aux idées novatrices de Sullivan, le jeune Wright s’en imprègne et développera grâce à lui sa propre conception de l’architecture. Toutefois, il ne sera pas un simple suiveur ; son travail entrera en complémentarité avec celui de son maître, jusqu’à réaliser dans la pierre les théories que Sullivan avait couchées sur papier.

Au sein de la carrière de Wright, la construction de la Fallingwater intervient après deux périodes bien définies. La première est celle des Prairies Houses, qui s’étend du début des années 1890 environ à 1909. Durant ce cycle d’activité, Wright pose les prémisces de ce qui le caractérisera jusqu’à la fin de sa vie : prédominance du plan horizontal, démantelement de la « boîte » architecturale, communion avec l’environnement du bâtiment. Outre les bâtiments résidentiels comme la Winslow House (River Forest, 1893) ou la Robie House (Chicago, 1906-1909), Wright réalise aussi le Larkin Building à New York (1904) et le fameux Unity Temple à Oak Park (1906). Il s’agit d’une période de réussite professionnelle très importante pour l’architecte. Mais en 1909, Wright quitte tout – sa famille, sa maison et son atelier – pour aller vivre en Europe avec la femme d’un client. Les théories les plus fantaisistes existent au sujet de cet exil. Dans son article, Bruno Zevi avance toutefois que celle proposée par N. K. Smith est la plus plausible : Wright en aurait eu assez de la vie suburbaine de Oak Park. Se sentant étouffer, il aurait suivi son instinct et pris la fuite. S’ouvre alors sa deuxième période de création, qui s’accompagne de nombreuses persécutions en raison de son départ précipité. Souvent qualifiée d’expressionniste, cette phase voit l’élaboration d’œuvres au travers desquelles Wright met à l’épreuve les matériaux. Preuve en est avec les murs en béton de La Miniatura à Pasadena (1923), criblés de trous pour laisser rentrer la lumière.

Falling Water, symbole du renouveau de Wright

Dans les années 1930, nombreux sont ceux qui estiment que Wright appartient au passé. C’est alors que débute à Bear Run en Pennsylvanie, la construction d’une maison qui deviendra l’icône du renouvellement architectural du 20e siècle. Fallingwater répond à une commande privée, celle de la famille Kaufmann, qui détient alors l’un des plus grands magasins de Pittsburgh, Kaufmann’s Department Store. Appréciant le calme des montagnes aux environs de la ville, ils décident de faire construire une résidence secondaire plus avant dans la forêt lorsqu’une route à forte passage est ouverte près de leur modeste chalet d’alors. Pour cela, ils se tournent vers Frank Lloyd Wright. Avec cet édifice, l’architecte alors âgé de soixante-dix ans montre à la face du monde toute l’étendue de son talent. De l’extérieur, la maison surprend par la mobilité de sa forme. Il n’y a pas de façades définies, d’élévation symétrique ou de hiérarchies perspectives. Les plans s’avancent dans l’espace dans un élan qui semble vital à l’ensemble. Les fondations ont disparu ; le bâtiment est construit à même la cascade, qui jaillit du niveau inférieur. Ce détail a d’abord gêné la famille Kaufmann, qui aurait apprécié avoir la vue sur la chute d’eau. Mais l’idée de Wright est éminemment puissante : au lieu de seulement prétendre s’intégrer à la nature, il choisit de faire totalement corps avec elle et installe la maison non pas face, mais au cœur du paysage. Ainsi, l’habitation intègre la cascade mais aussi les rochers environnants, tandis que les baies vitrées placées dans les angles font entrer la nature tout en annihilant le rectangle du bâtiment. C’est une véritable adaptation au lieu.

Architecture organique

L’intégration à la nature que Wright développe dans la maison sur la cascade révèle une conception de l’espace totalement nouvelle, qu’il explique ainsi : « La réalité d’un bâtiment ne réside pas dans les quatre murs ou le plafond mais dans l’espace qui lui est inhérent [1]. » En effet, lorsque Wright détruit la boîte architecturale, il ne balaie pas uniquement sa forme, mais aussi et surtout sa valeur. Jusqu’à présent, les constructions définissaient un dedans et un dehors et ce, malgré toute la volonté de créer un dialogue avec le paysage. Fallingwater symbolise l’abolition de toutes frontières entre l’édifice et l’environnement.

Le bâtiment se développe de l’intérieur. C’est pourquoi les plans de la maison sur la cascade se projetent dans le vide de cette manière ; issus du centre de vie (qui correspond à la pièce principale ouverte sur tout le reste), ils suivent une sorte d’instinct qui les poussent vers l’extérieur. On comprend alors que la troisième dimension n’est pas appréhendée de manière traditionnelle ici. C’est toute la particularité de l’architecture organique, qui caractérise le travail de Wright. Dans l’un de ses écrits, il définit le lien qui unit ce type d’architecture et l’espace comme tel : « L’architecture organique ne considère pas la troisième dimension comme un poids ou une simple épaisseur mais toujours comme de la profondeur […], une véritable libération de lumière et de vie entre les murs […], l’extérieur pénétrant l’intérieur [2]. » La notion de profondeur implique que l’espace doit être vécu pour que l’architecture remplisse toutes ses fonctions. Et aussi évident que cela puisse paraître, c’est un concept révolutionnaire.

Dans cette optique, l’ornementation de la maison ne souffre pas les fioritures. Architecture organique ne rime pas avec Art nouveau, bien au contraire. Comme le met en avant Edgar Kaufmann, Jr. dans son article [3], la décoration des édifices de Wright fonctionne plutôt comme une précision raffinée de l’ensemble. D’ailleurs, elle ne semble pas être là pour orner mais s’inscrit dans la continuité du bâtiment de manière complètement naturelle. Dans Falling Water, les matériaux servent eux-mêmes de décoration grâce à leurs qualités intrinsèques ; ainsi du béton qui permet un rendu lisse et homogène, ou des pierres de construction dont l’irrégularité de la surface provoque des jeux de lumière. Quant au mobilier, Wright le conçoit comme un élément inhérent de la maison. Aussi, comme le précise Edgar Kaufmann, Jr., vouloir étudier la décoration du lieu de manière isolée n’aurait pas de sens. Comme un être vivant, la maison constitue une unité qu’on ne peut pas démembrer.

Fallingwater, emblème d’une époque nouvelle

Dès le début de la construction, Fallingwater fascine. La presse est tantôt élogieuse, tantôt condescendante. La viabilité d’une telle architecture se voit régulièrement remise en question. Mais au fur et à mesure de l’avancement des travaux, les doutes se dissipent et l’évidence se fait jour : cet édifice constituera une charnière dans l’histoire de l’architecture. L’Amérique connaît alors la Grande Dépression, mais Fallingwater représente l’espoir et la liberté pour toute une génération. En 1937, Wright apparaît en couverture du célèbre magazine Time, accompagné d’un dessin original de la maison en arrière-plan. Au cours du 20e siècle, les louanges pleuvent et en 1991, Fallingwater est élue meilleure construction de tous les temps de l’architecture américaine, preuve ultime s’il en faut de son importance et du talent de son créateur.

Texte par Marine Chaudron

[1] ‘The reality of a building is not in the four walls, the roof, but inhered in the space within’. Frank Lloyd Wright, An Organic Architecture, Londres, 1939, p. 3.
[2] ‘[O]rganic architecture sees the third dimension never as weight or mere thickness but always as depth . . . a true liberation of light and life within walls . . . the outside coming in.’ Frank Lloyd Wright, “A Testament,” in Writings and Buildings, p. 236, eds. Kaufmann and Raeburn.
[3] Edgar Kaufmann, Jr., “Frank Lloyd Wright: Plasticity, Continuity and Ornament,” in Journal of the Society of Architectural Historians, Vol. 37, No. 1 (Mar., 1978), pp. 34-39.

Sources :
www.fallingwater.org
Merfyn Davies, “The Embodiment of the Concept of Organic Expression: Frank Lloyd Wright,” Architectural History, Vol. 25 (1982), pp. 120-130+166-168.
Edgar Kaufmann, Jr., “Frank Lloyd Wright: Plasticity, Continuity, and Ornament,” Journal of the Society of Architectural Historians, Vol. 37, No. 1 (Mar., 1978), pp. 34-39.
Gail Satler, “The Architecture of Frank Lloyd Wright: A Global View,” Journal of Architectural Education (1984-), Vol. 53, No. 1 (Sep., 1999), pp. 15-24.
Bruno Zevi, « Frank Lloyd Wright », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 8 décembre 2014. www.universalis-edu.com


MEER



vendredi 13 septembre 2024

En conversation / Amadeo Luciano Lorenzato



Lucas Arruda, Untitled (from the Deserto-Modelo series), 2022. Avec la courtoisie de l'artiste et de la galerie Mendes Wood DM. Photo de Everton Ballardin


En conversation

31 août — 5 oct. 2024 à Mendes Wood DM à Paris, France

24 AOÛT 2024


Mendes Wood DM est fière d’annoncer Amadeo Luciano Lorenzato En conversation, une exposition collective à Paris qui rassemble des œuvres d’Amadeo Luciano Lorenzato et d'artistes contemporains tels que Lucas Arruda, Sanam Khatibi, Patrícia Leite, Paula Siebra, Marcos Siqueira, Erika Verzutti et Castiel Vitorino Brasileiro.

Lorenzato, paint à sa guise

Amadeo Luciano Lorenzato peignait ce qu'il voyait autour de lui. Pendant plus des deux tiers de sa longue vie, il a vécu à Belo Horizonte, capitale de l'État du Minas Gerais au Brésil, près d'où il est né en 1900, de parents immigrés italiens. Il se promenait dans la périphérie de la ville, dessinant les paysages, la lumière et le monde naturel, les environnements urbains et industriels changeants, les architectures vernaculaires, la vie dans les favelas. Réalisées à partir de ses souvenirs de choses vues et esquissées, ses œuvres distillent d'une part des observations pointues d'une expérience sociale urbaine spécifique et sont d'autre part le fruit d'une expérimentation constante de la forme, de la couleur, de l'application de la peinture, du motif et de la composition. Les étoiles se confondent avec les lampadaires, les chemins empruntés par les limaces, les oiseaux, les avions forment des labyrinthes denses de lignes sinueuses, la fumée qui s'échappe des cheminées se transforme en nuages symbolistes aux couleurs vives, les natures mortes s'éparpillent sur la surface de l'image comme des compositions cubistes, paysages et feuillages virent à l'abstraction. 

Artisanal, il fabrique ses supports à la main, principalement en bois et en carton, et ses peintures à l'aide de poudres de pigment locales « Xadrez », à base de dioxyde de fer. Une technique singulière consistant à travailler la surface de la peinture avec un peigne permettait à l'artiste de créer des variations de couleur et des striations dans l'impasto, inspirées de ce qu'il avait appris dans son premier métier de peintre décorateur, en exécutant des finitions de marbre ou de grain de bois. Avec des peignes et d'autres outils, il a obtenu des textures suggérant des surfaces murales rugueuses, des effets de lumière sur des champs ou sur des flancs de montagne rocheux, des nuages de pluie s'accumulant sur un ciel blanc et plat. Lorenzato peignait constamment, avec un enthousiasme inébranlable, et était prolifique ; on estime qu'il a produit entre 3 000 et 5 000 peintures, bien que de nombreuses œuvres n'aient pas été documentées. En 1948, lorsqu'il est retourné au Brésil après avoir passé près de trente ans en Italie, il a écrit au dos d'un tableau représentant des papillons dans son jardin: « n'a pas d'école, ne suit pas les tendances, n'appartient à aucune chapelle, peint à sa guise »1.

Ne s'inscrivant jamais dans les cadres établis – « modernisme » ou « primitivisme » par exemple – Lorenzato avait une grande liberté stylistique et expérimentait constamment, ce qui fait qu'il reste inclassable. La puissance de son langage artistique est indéniable et, dans son expression picturale vibrante et dépouillée qui cherche à aller au cœur des choses, on trouve une complexité de réflexion ainsi qu'une grande richesse de références. La célébration de la couleur, la recherche de nouvelles techniques, la rupture avec les conventions artistiques — Lorenzato est de son temps, dans le sens où il absorbe ce qui l'entoure, aussi bien visuellement qu'en termes d'idées, et l'utilise ensuite de manière inédite, avec la liberté de penser et de peindre ensemble des choses qui ne sont généralement pas associées. Son travail transcende les polarités - abstraction/figuration, haut/bas, ancien/nouveau, érudit/populaire, centre/périphérie. Dans ses entretiens, il parle de la peinture de la Renaissance italienne comme d'une source importante pour son travail ; il mentionne Masaccio, Cimabue, Michel-Ange, Léonard de Vinci, mais aussi, plus largement, l'architecture et les fresques des églises. À d'autres moments, il se réfère avec admiration aux peintres de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle (Cézanne, Courbet, Van Gogh, Monet, Manet)2.

On retrouve dans son œuvre l'étude des volumes et des paysages de Cézanne, les empâtements de Van Gogh, la lumière des Impressionnistes. L'amour de la couleur de Matisse et ses motifs décoratifs sont un autre point de référence important. Il se disait autodidacte, bien qu'il ait suivi quelques cours à l'âge de 25 ans, pendant la période qu'il a passée en Europe de 1929 à 1949. Il a vécu principalement en Italie, mais a également voyagé et a travaillé pendant neuf mois à Paris pour la construction de l'Exposition coloniale internationale de 1931. Ce qui est sûr est qu'il avait une bonne connaissance de l'histoire de l'art européen, gardant à portée de main un exemplaire de Vasari très feuilleté et souligné, mais qu'il était loin du courant dominant du système artistique3. Lorenzato était vraiment contemporain dans le premier sens que le philosophe Giorgio Agamben définit dans son célèbre texte Qu'est-ce que le contemporain? (2008): « La contemporanéité est donc une relation singulière avec son propre temps, qui y adhère et, en même temps, en prend ses distances »4. C'est, selon Agamben, une déconnexion et un déphasage qui caractérisent ceux qui sont véritablement contemporains en étant capables de percevoir et de saisir leur propre temps, précisément parce qu'ils ne se sont pas adaptés à ses exigences et ne coïncident pas avec ses contours.

L'historien de l'art Rodrigo Moura souligne que l'essentiel de l'œuvre de Lorenzato, réalisée à Belo Horizonte à l'époque des changements urbains et de l'industrialisation rapides à partir des années 1950, dépeint avec des formes audacieuses et des couleurs vives cette « modernité marginale, construite sur l'injustice sociale et l'urbanisation sauvage »5. C'est également à cette époque que le modernisme s'impose comme le cadre dominant dans les institutions artistiques brésiliennes. En tant qu'artiste de la classe ouvrière, Lorenzato était considéré comme trop populaire pour les élites culturelles et économiques, ou était qualifié de peintre « primitif ». Il a commencé à peindre à plein temps après un accident de travail en 1956 et, en 1964, il a eu sa première exposition au Minas Tennis Club. Moura suppose que la scène artistique émergente de Belo Horizonte a classé son travail comme naïf afin de créer une version locale du trope des connaisseurs modernes cultivés qui découvrent et apprécient la valeur esthétique des « primitifs »6. Par la suite, il a été considéré comme trop érudit pour un artiste naïf et n'a pas été inclus dans les expositions au Brésil qui mobilisaient les catégories d'art folklorique, naïf ou primitif. Dans les années 1970, il acquiert une certaine notoriété parmi les artistes de la scène artistique contre-culturelle de Belo Horizonte, et continuera à susciter l'admiration d'un cercle toujours plus large d'artistes au cours des décennies suivantes, y compris ceux dont les œuvres ont été placées en conversation avec lui dans le cadre de cette exposition. La grande artiste contemporaine Patricia Leite (née en 1955), comme Lorenzato, joue entre la figuration et l'abstraction dans ses paysages et ses natures mortes. 

Son œuvre de l'exposition, Festa no jardim (2023), explore les qualités graphiques du feuillage sur la surface concave d'un plat. Erika Verzutti (née en 1971) est connue pour ses couleurs et textures particulières dans des œuvres sculpturales et peintes qui brouillent à nouveau les lignes entre l'abstraction et la figuration. Le bronze peint qu'elle présente dans l'exposition Rainy night (2024) entre particulièrement en résonance avec les surfaces peintes texturées de Lorenzato. C'est le rendu sublime de la lumière et des lignes d'horizon entre terre et ciel nuageux, évoluant vers l'abstraction, dans les peintures de Lucas Arruda (né en 1983) qui fait dialoguer son œuvre avec celle de Lorenzato. Marcos Siqueira (né en 1989), qui peint les paysages du Minas Gerais à l'aide de pigments naturels, joue avec les couleurs et les lignes pour évoquer des moments quotidiens sur la toile, comme Lorenzato en son temps. Une jeune génération d'artistes brésiliens de moins de trente ans, travaillant avec la peinture et d'autres médias, a également découvert son travail, notamment Castiel Vittorino Brasileiro (né en 1996) et Paula Siebra (née en 1998). En dehors du contexte brésilien, le travail de Lorenzato est également particulièrement apprécié par d'autres artistes, dont Sanam Khatibi, basée à Paris, qui aborde elle-même la nature et le paysage avec un ensemble de questions tout à fait différent.

Depuis la mort de Lorenzato en 1995, des changements significatifs sont intervenus dans le positionnement de l'art moderne et contemporain par rapport à d'autres pratiques, géographies et histoires, et l'idée de l'histoire de l'art comme une progression unique de développements conceptuels liés au modernisme européen et nord-américain a été largement dépassée. On assiste aujourd'hui à des formulations plus complexes des spécificités et des convergences entre pratiques et héritages esthétiques — des histoires de l'art au pluriel — ainsi qu'à une compréhension croissante des multiples contextes géographiques, esthétiques, psychologiques et politiques de la création artistique. Cette remise en question des catégories et des histoires esthétiques doit se poursuivre, notamment en portant un regard nouveau sur des pratiques artistiques singulières comme celle de Lorenzato.

(Texte de Kathryn Weir)

Commissaire d'exposition et historienne de l'art basée à Paris, Kathryn Weir a été codirectrice artistique de la Biennale de Lagos 2021-2024, directrice artistique du musée MADRE à Naples (2020- 23) et précédemment directrice des programmes pluridisciplinaires au Centre Pompidou (2014-20) où elle a créé « Cosmopolis », une plateforme pour les pratiques artistiques fondées sur la recherche, socialement engagées et collaboratives. De 2006 à 2014, elle a été conservatrice en chef de l'art moderne et contemporain international à la Queensland Art Gallery | Gallery of Modern Art (QAGOMA), à Brisbane, et membre du curatorium des 5e, 6e et 7e Triennales de l'Asie-Pacifique. Les projets actuels et récents comprennent Clément Cogitore: Ferdinandea (en 2025 au Mucem, Marseille), la Lagos Biennial 2024: refuge, Et si Carthage ? Nidhal Chamekh (2024), Green Snake: women-centred ecologies (2023-2024), Jimmie Durham: humanity is not a completed project(2022-2023), Bellezza e terrore: luoghi di colonialismo e fascismo (2022), Claire Tabouret: I am spacious, singing flesh (Collateral Event, 59th International Art Exhibition - La Biennale di Venezia 2022), Rethinking nature (2021-2022), Utopia distopia: il mito del progresso partendo dal sud(2021- 2022), Collective body (at Dhaka Art Summit 2020) et Cosmopolis #2: repenser l'humain (2019). Sa pratique du commissariat et de l'écriture s'inscrit dans une réflexion critique sur la technologie, la race, la classe, le genre et l'écologie politique, se concentrant sur les intersections entre la théorie, l'activisme et l'expérimentation artistique dans le cadre des géographies et des histoires élargies de l'art contemporain. 

Parmi ses publications figurent include Beauty and terror: sites of colonialism and fascism (2024), Rethinking nature (2024), Utopia dystopia: the myth of progress seen from the south (2023), Clément Cogitore: Ferdinandea (2023), Claire Tabouret: I am spacious, singing flesh (Mousse, 2022), Cosmopolis #1.5: enlarged intelligence(Centre Pompidou/ Mao Jihong Arts Fondation, 2018), Gorilla (Reaktion Books, 2013), Sculpture is everything (QAGOMA, 2012), The view from elsewhere (Sherman Contemporary Art Foundation, 2009) et Modern Ruin (QAGOMA, 2008).

Notes

1 L'inscription complète au dos du tableau Sans titre(1948) est la suivante: Amadeo Luciano Lorenzato, pintor autodidata e franco atirador, nao tem escola, nao segue tendências, nao pertence a igrejinhas, pinto conforme le da na telha. Amen. Voir Rodrigo Moura, Lorenzato, KMEC Books, New York & Ubu Editoria, São Paulo, 2023, p.15. L'auteure souhaite remercier Rodrigo Moura pour son importante étude sur l'artiste, à laquelle cet essai fait largement référence, ainsi que pour ses échanges et commentaires généreux.
2 Rodrigo Moura, Lorenzato, KMEC Books, New York & Ubu Editoria, São Paulo, 2023, p.83.
3 Georgio Vasari, Le vite de' più eccellenti pittori, scultori, e architettori, Florence, 1568.
4 Giorgio Agamben, Che cos'è il contemporaneo? nottetempo, Rome, 2008, p.9.
5 Moura (2023), p.21.
6 Moura (2023), p.27.


Amadeo Luciano Lorenzato, Untitled, 1989.Avec la courtoisie de l'artiste et de la galerie Mendes Wood DM. Photo de EstudioEmObra
Amadeo Luciano Lorenzato, Untitled (from the "Nocturnal" series), 1984. Avec la courtoisie de l'artiste et de la galerie Mendes Wood DM. Photo de EstudioEmObra
Amadeo Luciano Lorenzato, Untitled, 1950s. Avec la courtoisie de l'artiste et de la galerie Mendes Wood DM. Photo de EstudioEmObra
  1. Amadeo Luciano Lorenzato, Untitled, 1989.Avec la courtoisie de l'artiste et de la galerie Mendes Wood DM. Photo de EstudioEmObra
  2. Amadeo Luciano Lorenzato, Untitled (from the "Nocturnal" series), 1984. Avec la courtoisie de l'artiste et de la galerie Mendes Wood DM. Photo de EstudioEmObra
  3. Amadeo Luciano Lorenzato, Untitled, 1950s. Avec la courtoisie de l'artiste et de la galerie Mendes Wood DM. Photo de EstudioEmObra

jeudi 12 septembre 2024

«Je suis ton père»: James Earl Jones, géant du théâtre américain et voix de Dark Vador, s’est éteint

 

James Earl Jones


«Je suis ton père»: James Earl Jones, géant du théâtre américain et voix de Dark Vador, s’est éteint


Le grand public le connaissait, peut-être, surtout pour avoir prêté sa voix au grand méchant casqué de la trilogie originale de Star Wars. L’acteur a également connu une immense carrière sur les planches et a reçu deux Tony Awards, un Grammy et un Oscar d’honneur



«Non, je suis ton père»: acteur aux multiples talents, James Earl Jones a inspiré la peur à des millions d’amateurs de cinéma grâce à sa voix sépulcrale de Dark Vador dans la saga «Star Wars». Il s’est éteint lundi à l’âge de 93 ans, ont annoncé ses agents. Au-delà de ses rôles de doublage, notamment en tant que Mufasa dans «Le Roi lion», l’acteur afro-américain, souvent affublé d’une moustache en chevron, est reconnu pour sa longue carrière tant sur le grand écran que sur les planches.


Rien ne le prédestinait pourtant à devenir l’une des voix les plus emblématiques de l’histoire du cinéma: jusqu’à ses 8 ans, le jeune James Earl Jones ne parlait quasiment pas en raison d’un important bégaiement. «Bégayer est douloureux. Au catéchisme, j’essayais de lire les cours et les enfants derrière moi se roulaient par terre de rire», raconte-t-il en 2010 au Daily Mail.

Né en 1931 dans le Mississippi, Etat ségrégationniste du Sud, James Earl Jones déménage à 5 ans avec sa famille dans le Michigan, dans le nord des Etats-Unis. Il retrouve finalement le contrôle de son élocution grâce à la récitation de poèmes, à l’initiative de son professeur d’anglais, lui-même poète.


«Je ne pensais pas devenir acteur»

Le jeune homme n’envisage pour autant pas encore une vocation artistique, mais plutôt des études de médecine, voire de rentrer dans les ordres. «Je ne pensais pas devenir acteur. Même quand j’ai commencé des études de comédien, je m’imaginais soldat. Et l’idée d’être acteur ne m’est pas venue avant la fin quasiment de mon service militaire», explique James Earl Jones en 1998 à la chaîne publique américaine PBS.


Après avoir terminé son engagement dans l’US Army au grade de lieutenant, il déménage à New York au milieu des années 1950 pour tenter de devenir acteur, tandis que la nuit il travaille comme concierge. «J’ai nettoyé pas mal de toilettes», dit-il à la radio NPR en 2014. L’acteur fait ses débuts à Broadway en 1958 avec la pièce «Sunrise at Campobello» au théâtre Cort, renommé en 2022 théâtre James Earl Jones. Entre 1961 et 1964, il joue à New York dans «The Blacks», la pièce de Jean Genet intitulée «Les Nègres» en français, aux côtés notamment de la poétesse Maya Angelou.


La guerre comme fil rouge

Son premier rôle au cinéma intervient avec «Docteur Folamour» de Stanley Kubrick, où il incarne le lieutenant Zogg à bord d’un bombardier B-52. La thématique militaire reviendra fréquemment dans sa filmographie, notamment à travers son rôle de l’amiral Greer dans la saga de films «Jack Ryan» («A la poursuite d’Octobre Rouge», «Jeux de guerre», «Danger immédiat»), ou encore d’un sergent-major dans «Jardins de pierre» de Francis Ford Coppola en 1987.

Sa première reconnaissance par le milieu arrive en 1969 avec sa victoire aux Tony Awards, récompenses du théâtre américain, pour son rôle-titre dans la pièce «L’Insurgé». Elle raconte L’histoire vraie de Jack Johnson, premier boxeur afro-américain champion des poids lourds, et du «grand espoir blanc» attendu par le public blanc américain pour le détrôner.


Succès critique, la pièce sera adaptée en film dès l’année suivante. James Earl Jones y reprend le rôle de Jack Johnson et sa performance lui vaudra une nomination aux Oscars et une victoire aux Golden Globes. En tout, l’acteur sera nommé quatre fois aux Tony Awards entre 1969 et 2012, et en remportera deux, de même qu’un Tony spécial pour l’ensemble de sa carrière en 2017. Le cinéma le distingue également en 2011 avec un Oscar d’honneur.

«Un gars qui bégaie» pour Dark Vador

Son rôle le plus emblématique ne le verra jamais apparaître à l’écran cependant. George Lucas, le créateur de Star Wars, le choisit en effet, après avoir envisagé Orson Welles, pour interpréter la voix de celui qui deviendra le méchant le plus célèbre de l’histoire du cinéma, Dark Vador. «George voulait une voix plus sombre. Donc il a embauché un gars né au Mississippi, qui a grandi dans le Michigan, qui bégaie, et cette voix, c’est moi», raconte James Earl Jones dans une interview de 2009 à l’American Film Institute.


L’acteur ne voulait pas au départ que son nom apparaisse au générique des premiers épisodes de Star Wars, estimant que son travail s’apparentait plus à des effets spéciaux, et préférant que la reconnaissance revienne à l’acteur derrière le masque, David Prowse, selon le magazine spécialisé Far Out. Parmi ses autres rôles proéminents, figure celui du roi Jaffe Joffer dans «Un prince à New York», ou le méchant Thulsa Doom dans «Conan le barbare».


LE TEMPS

James Earl Jones




James Earl Jones


James Earl Jones
(1931 - 2924)


Greg Whitmore

The Guardian, 9 de septiembre de 2024



James Earl Jones 
Foto: Jane Bown

mardi 10 septembre 2024

Une frappe israélienne sur une zone humanitaire fait 40 morts à Gaza, Ankara dénonce «un crime de guerre»

 



En direct – Une frappe israélienne sur une zone humanitaire fait 40 morts à Gaza, Ankara dénonce «un crime de guerre»


L’Etat hébreu confirme avoir bombardé un territoire humanitaire à Khan Younès pour, selon lui, «frapper d’importants terroristes». La Turquie a dénoncé un «crime de guerre». Notre suivi


L'ESSENTIEL

  • La Défense civile de Gaza a fait état dans la nuit de lundi à mardi de la mort de 40 personnes dans une attaque israélienne sur la zone humanitaired’Al-Mawasi à Khan Younès.

  • L’armée israélienne a ordonné lundi l’évacuation de plusieurs secteurs du nord-ouest de la bande de Gaza où elle poursuit sans répit son offensive contre le mouvement islamiste palestinien.

  • La guerre a fait 41 020  morts dans la bande de Gaza, selon le Ministère de la santé du gouvernement du Hamas.


    LE TEMPS



lundi 9 septembre 2024

Wakao Ayako / Actrice d’exception et incarnation de la beauté féminine de l’après-guerre

 

Films à l’affiche

Wakao Ayako, actrice d’exception et incarnation de la beauté féminine de l’après-guerre


Wakao Ayako est l’actrice qui a peut-être symbolisé le plus parfaitement la sensualité féminine des années 50 et 60. De la maîtresse manipulatrice à la geisha en passant par la femme mariée éprise d’une autre femme, elle a incarné tout type de rôle pour certains des plus grands cinéastes japonais. Un festival en son honneur est actuellement en cours à Tokyo (au Kadokawa Cinema Yûrakuchô), où 41 bobines, des plus célèbres chefs d’œuvres, restaurés en 4K, à des perles rares exhumées pour l’occasion, permettront de faire revivre à l’écran les femmes interprétées par cette actrice d’exception.

dimanche 8 septembre 2024

Jonathan Wolstenholme

Illustration by Jonathan Wolstenholme



Jonathan Wolstenholme

Surreal Illustrated books in anthropomorphic style





Murasaki Shikibu et Fujiwara no Michinaga : entre littérature et pouvoir

 

Murasaki Shikibu et Fujiwara no Michinaga : entre littérature et pouvoir (5)

Takino Yûsaku

26 / 05 / 2024

Dans les portraits fictifs, Murasaki Shikibu, l’auteure du Dit du Genji, et l’homme d’État Fujiwara no Michinaga sont souvent dépeints comme étant très proches. Un nouvel ouvrage cherche à démêler le vrai du faux sur ces deux personnages majeurs de l’époque Heian au Japon.

vendredi 6 septembre 2024

Murasaki Shikibu / L’auteure inconnue de la plus grande œuvre littéraire japonaise (4)

 

Murasaki Shikibu, l’auteure inconnue de la plus grande œuvre littéraire japonaise (4)

Richard Medhurst

28 / 08 / 2019


Il y a près d’un millier d’années naissait la plus célèbre œuvre littéraire japonaise, Le Dit du Genji (Genji Monogatari). Si ce classique est mondialement connu, son auteure en revanche l’est beaucoup moins. Il s’agit de la dame de cour Murasaki Shikibu, qui compilait ses observations sur l’aristocratie japonaise à travers ses différents écrits.

jeudi 5 septembre 2024

Le Dit du Genji [3] / Les romances à l’époque de Heian, ou le Japon d’il y a 1 000 ans

 

Le Dit du Genji [3] : les romances à l’époque de Heian, ou le Japon d’il y a 1 000 ans

Richard Medhurst

24 / 04 / 2020


Un peu de connaissance sur les romances et les traditions de l'aristocratie de Heian est utile pour les lecteurs qui s'attaquent au plus vieux roman du monde, le classique japonais « Le Dit du Genji », datant de plus de 1 000 ans.

mercredi 4 septembre 2024

« Le Dit du Genji » [2] / Une épopée millénaire

 

« Le Dit du Genji » [2] : une épopée millénaire

Shimauchi Keiji 

30 / 09 / 2019

Né au XIe siècle, Le Dit du Genji a été réinterprété par les plus grands lettrés du Japon, à l’aune de leur temps. C’est ainsi que ce roman, grand classique de la littérature, continue d’être lu encore aujourd’hui.

mardi 3 septembre 2024

« Le Dit du Genji » [1] / Le grand classique aux fondements de la culture japonaise

 

« Le Dit du Genji » [1] : Le grand classique aux fondements de la culture japonaise

Shimauchi Keiji 

12 / 07 / 2019

Le Dit du Genji est l’essence de la culture japonaise. Bien qu’écrit à l’époque de Heian, au XIe siècle, ce roman n’a pas pris une ride jusqu’à nos jours, où il continue d’être lu.


Le Dit du Genji est tout simplement la quintessence de la littérature japonaise, et même de la culture japonaise elle-même. C’était le livre de chevet de Kawabata Yasunari, grand écrivain de l’esthétique nippone couronné par le prix Nobel de littérature en 1968. Son « disciple » Mishima Yukio, lui-même pressenti pour cette récompense prestigieuse, s’est aussi inspiré en partie de ce roman ancien.

lundi 2 septembre 2024

Tommy Lee Jones, l’extraterrestre préféré des Japonais

 

Tommy Lee Jones, l’extraterrestre préféré des Japonais


16 / 10 / 2020

Depuis 2006, Tommy Lee Jones mène une double carrière. Outre son brillant parcours d’acteur et de réalisateur de cinéma, il s’est en effet illustré dans le domaine des spots commerciaux pour la télévision japonaise. La célébrité américaine est devenue l’un des visages les plus connus de l’Archipel grâce à ses apparitions sur le petit écran en tant qu’ « Alien Jones », héros d’une série de publicités pour le café en canette Boss. Le succès de « Jones, l’extraterrestre » venu d’ailleurs pour observer la vie sur la Terre est tel qu’il dure encore, près de quinze ans plus tard. Nous avons rencontré le créateur de ce personnage, Fukusato Shin’ichi, et lui avons demandé de nous expliquer le secret d’une telle popularité après tant d’années.

dimanche 1 septembre 2024

La position « seiza » et les multiples façons de s’asseoir au Japon

 

Les règles de savoir-vivre au Japon

La position « seiza » et les multiples façons de s’asseoir au Japon

30 / 04 / 2024


Au Japon, seiza est la façon traditionnelle de s’asseoir. Elle peut s’observer dans de nombreuses occasions telles que les cérémonies de prières bouddhiques ou encore la cérémonie du thé, mais elle n’est pas pratiquée n’importe comment et obéit à un certain nombre de règles. Petit éclairage sur l’histoire de cette coutume et sa place dans le petit monde du savoir-vivre à la japonaise. Nous verrons également dans cet article d’autres façons courantes de s’asseoir.