Octavio Paz
MA VIE AVEC LA VAGUE
Lorsque je quittai cette mer, une vague, entre toutes, s'avança. Elle était svelte et légère. Malgré les cris des autres qui la retenaient par sa robe flottante, elle prit mon bras et me suivit, en sautant. Je ne lui dis tout d'abord rien, car je ne voulais pas lui faire honte devant ses compagnes. En outre, les regards furieux des plus grandes me paralysaient. Lorsque nous atteignîmes le village, je lui expliquai que ça ne pouvait pas marcher, que la vie à la ville n'était pas ce qu'elle pensait dans son ingénuité de vague qui n'avait jamais quitté la mer. Elle me regarda, très sérieuse : Non, sa décision était prise. Elle ne pouvait revenir. J'essayai la douceur, la dureté, l'ironie. Elle pleura, elle cria, elle se fit caressante, menaçante. Je dus lui demander pardon.
Elle avait des cauchemars, délirait avec le soleil, avec des plages brûlantes. Elle rêvait au pôle et à se convertir en un grand morceau de glace, naviguant sous des cieux noirs pendant des nuits longues de plusieurs mois. Elle m'insultait. Elle maudisait, elle riait, emplissant la maison d'éclats de rire et de fantasmes. Elle appelait les monstres des profondeurs, aveugles, rapides, obtus. Chargée d'électricité, elle carbonisait ce qu'elle touchait ; acide, elle corrompait ce qu'elle effleurait. Ses bras si doux devinrent des cordes rudes qui m'étranglaient. Et son corps, verdâtre et élastique, était un fouet implacable qui frappait et frappait. Je m'enfuis. Les horribles poissons rirent d'un rire féroce.
Dans les montagnes, parmi les hauts pins et les précipices, j'ai respiré l'air frais et ténu comme une pensée de liberté. Un mois s'est passé, et je suis revenu. J'étais décidé. Il avait fait si froid que je trouvai sur le marbre de la cheminée, près du feu éteint, une statue de glace. Je ne fus pas touché par sa beauté haïe. Je la jetai dans un grand sac de toile et je sortis, avec l'endormie sur mon dos. Dans un restaurant des faubourgs, je la vendis à un patron ami qui se mit incontinent à la piler en petits morceaux qu'il déposa dans le seau où il faisait rafraîchir les bouteilles. Ainsi s'acheva ma vie avec la vague.
Ma vie avec la Vague
images d’Alice Bossut sur un texte d’Octavio Paz
auto-édition, 2008
19x29cm, 42 pages couleurs
35 euros
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