Gustave Flaubert : Biographie
Gustave Flaubert est né le 12 décembre 1821, dans l’appartement de fonction de son père, chirurgien-chef à l’Hôtel-Dieu de Rouen, Achille-Cléophas Flaubert, dont la renommée parvient jusqu’à Paris. Il entre en 1832 au collège royal de Rouen où il rencontre Louis Bouilhet qui, contrairement à lui, est un élève appliqué. Gustave est un enfant du siècle, traînant la mélancolie romantique d’un René, le héros de Chateaubriand. Au lycée, entre 1837 et 1839, Flaubert publie dans la revue littéraire rouennaise Colibri de nombreux textes, dont un court récit, Bibliomanie. Le titre de cette œuvre de jeunesse en dit long sur les centres d’intérêt du lycéen exalté, qui écrit des contes fantastiques, des confidences autobiographiques et un roman « métaphysique et à apparitions », Smarth. En 1840, il obtient tout juste le baccalauréat qu’il a passé seul, après avoir été renvoyé l’année précédente pour indiscipline. C’est sans conviction qu’il débute des études de droit à Paris. Il est reçu à l’examen de première année en 1842, mais échoue à celui de deuxième année. Le droit ne le passionne guère. Il préfère fréquenter les milieux littéraires et artistiques. Visiteur assidu de l’atelier du sculpteur James Pradier, il y rencontre Victor Hugo. En mars 1843, il fait la connaissance de Maxime Du Camp, qui se destine à une carrière d’homme de lettres. La même année, Flaubert entreprend la rédaction de L’Éducation sentimentale, une première version qui dormira dans ses tiroirs.
Victime en janvier 1844 d’une crise nerveuse d’une extrême violence, la première d’une longue série, Flaubert raconte s’être « senti emporté par un torrent de flammes ». Toujours à la merci d’une rechute, il abandonne ses études de droit et s’installe définitivement à Canteleu, au hameau de Croisset, près de Rouen. Ses parents y ont acheté une vaste demeure, au bord de la Seine. Là, il se consacre au « culte fanatique de l’art », l’unique consolation à « la triste plaisanterie de l’existence ». Caroline, sa petite sœur chérie, vient d’épouser Émile Hamard. Il accompagne les jeunes mariés lors de leur voyage de noces, qui les mène en Italie. En 1846, la mort lui arrache son père, puis sa sœur qui venait de donner la vie à une petite fille. Il recueille sa mère et sa jeune nièce à Croisset, qu’il ne quitte que très rarement. La même année, à l’occasion d’un de ses séjours à Paris, il rencontre dans l’atelier de son ami Pradier une dénommée Louise Colet, femme de lettres en vogue qui a épousé un musicien sans grand génie, Hyppolite Colet. Elle tient un salon fréquenté par des écrivains en vue, dont elle goûte particulièrement les attraits. Victor Cousin, Alfred de Vigny, Alfred de Musset et Abel Villemain seront ses amants, si bien que d’aucuns attribueront plus à ses charmes qu’à son mérite le prix de l’Académie française qu’elle obtiendra à quatre reprises. Sa liaison avec Flaubert sera orageuse. Après une première rupture en 1848, ils se réconcilient trois ans plus tard pour se séparer définitivement en 1855. Durant tout ce temps, ils ne cesseront de correspondre. Plus qu’une maîtresse, Louise Colet a été pour Flaubert une muse à laquelle il s’est ouvert de ses affres de créateur. Dans les centaines de lettres qu’ils se sont écrites, des poèmes entiers sont décortiqués ligne à ligne, des théories littéraires sont exposées et défendues. Enfin, Flaubert y évoque longuement ses œuvres en gestation, notamment Madame Bovary.
Madame Bovary
En avril 1856, après cinquante-quatre mois de travail acharné, Gustave Flaubert met un point final au manuscrit de Madame Bovary. Il a noirci plus de 3 800 feuillets, sans compter les brouillons : dix pages en moyenne pour une page utile. Le texte est transmis à la Revue de Parisdans laquelle il doit paraître en six livraisons, d’octobre à décembre 1856. Dès sa sortie, l’histoire de cette fille de paysans – qui pour tromper son ennui trompe son mari puis contracte des dettes – fait scandale.
Gustave Flaubert a presque trente ans lorsqu’il se met à la rédaction du roman, en septembre 1851. Il n’a encore rien publié. Pire ! Deux ans auparavant, il a essuyé un cuisant échec auprès de ses deux meilleurs amis, Louis Bouilhet et Maxime Du Camp avec La Tentation de saint Antoine. Flaubert les avait conviés à Croisset pour une lecture de ce court drame philosophique dans lequel il exposait ses conceptions de la vie. Après avoir psalmodié son texte, sans qu’on ne l’interrompe une seule fois, quatre longs jours durant, le verdict était tombé, sans appel : « Il faut jeter cela au feu et ne jamais en reparler. » Flaubert l’a vécu comme une remise en cause de sa vocation d’écrivain, qui plus qu’un rêve répondait à un choix de vie.
C’est Bouilhet qui aurait soufflé à l’oreille de Flaubert l’histoire du ménage Delamare, qui défraie la chronique. Dans le village de Ry, près de Rouen, se raconte qu’Eugène, officier de santé, n’aurait pas survécu au fiasco de son second mariage. Marié en premières noces à une femme plus âgée que lui, il aurait épousé, une fois veuf, une certaine Delphine Couturier. Pour le meilleur et surtout pour le pire ! Éconduite par ses amants successifs, ruinée par les dettes contractées afin d’assouvir ses rêves de luxe, la jeune femme serait morte précocement, laissant un mari brisé et une enfant en bas âge. L’idée de cette tragédie bourgeoise n’est-elle pas l’occasion pour Flaubert de retrouver le droit chemin du réalisme, du moins en apparence, et d’en finir avec la tentation romantique ?
Avec Madame Bovary, Gustave Flaubert devient l’écrivain dont il a toujours rêvé.
Le scandale et le procès
En mai 1856, il envoie le manuscrit à Maxime Du Camp, l’un des fondateurs de la Revue de Parisavec Théophile Gautier et Arsène Houssaye. Après lecture du manuscrit, Maxime félicite Gustave. Mais trois mois plus tard, il lui fait comprendre, dans lettre embarrassée, que l’œuvre, trop touffue, gagnerait à être allégée de certains passages superflus. Il est nécessaire, entre autres, de supprimer le chapitre de la noce, d’écourter les comices, de sacrifier une bonne partie du pied-bot. C’est le codirecteur de la revue qui se chargera de décider des coupures à faire, déléguant à une arpette la tâche de rendre l’œuvre parfaite. Mis devant le fait accompli, Flaubert négocie, tempête, hurle. Rien n’y fait. Il est impuissant face à la détermination des dirigeants de la revue qui, de plus, ont peur d’être condamnés par la censure. Tout au plus obtient-il l’insertion d’un texte de protestation dans la revue. Celui-là même qui éveillera les soupçons des autorités. Les craintes de la Revue de Paris n’étaient pas infondées : la publication de Madame Bovary est interrompue. Flaubert est poursuivi, ainsi que Léon Laurent-Pichat et Auguste-Alexis Pillet, le gérant et l’imprimeur. Le fils du docteur Flaubert en correctionnelle ! Là même où sont traduits les escrocs, les souteneurs et les prostituées ! Le choc est rude pour celui qui toute sa vie a été déchiré entre deux postulats contraires, l’art pour l’art et la vie bourgeoise.
Lorsqu’il se présente à 11 heures à l’audience du 29 janvier 1857 de la 6e chambre criminelle du tribunal correctionnel de Paris, Gustave Flaubert a trente-quatre ans. Fatigué, il en paraît dix de plus. Il y a là ses amis, des écrivains, des critiques, et les deux co-inculpés. L’écrivain est inquiet. « Je m’attends à une condamnation, écrit-il à son frère Achille, cinq jours plus tôt. Car je ne la mérite pas. » La loi du 17 mai 1819, à laquelle les juges auront si souvent recours, permet de traduire devant les tribunaux « tout outrage à la morale publique et religieuse ou aux bonnes mœurs ».
Napoléon III exerce le pouvoir absolu. Le plébiscite du 21 décembre 1851 lui a donné l’approbation du pays. Il ne se contente pas de limiter l’opposition parlementaire : il muselle les gens de plume. Le fidèle Persigny, qui lui a permis d’étendre son influence dans les journaux et d’accroître ainsi sa côte de popularité, devient « le maître censeur » du xixe siècle, tout au long duquel de nombreux écrivains feront les frais du rigorisme d’État. C’est ainsi qu’en 1853 les frères Goncourt sont poursuivis pour un article qui leur vaut d’être blâmés. D’autres, comme Hugo, ont été contraints à l’exil. En 1857, outre Flaubert, Baudelaire est condamné à retirer six poèmes des Fleurs du Mal et Eugène Sue ne survit pas à la saisie des 60 000 exemplaires de ses Mystères du peuple.
Flaubert sera confronté à la mauvaise foi du terrible, redoutable et ambitieux procureur Ernest Pinard, qui ira jusqu’à incriminer des passages non visés par l’assignation, faisant référence à des extraits de la Tentation de saint Antoine, publiés au même moment dans la revue l’Artiste, sortant du contexte des phrases qui automatiquement prenaient une tout autre allure que celle voulue par l’écrivain. « La couleur générale de l’auteur, c’est la couleur lascive », s’indignera-t-il. Il y sera question d’« images voluptueuses mêlées aux choses sacrées », de l’art sans règle ou encore de la morale bafouée…
L’avocat de la défense démontera les arguments l’un après l’autre, analysant le livre chapitre par chapitre, démontrant l’utilité de l’œuvre et sa moralité dès lors qu’Emma Bovary est punie de ses actes. Le 7 février à 15 heures, Flaubert est acquitté. Mais aussi blâmé pour « le réalisme vulgaire et souvent choquant de la peinture des caractères ». Le jugement lui rappelle d’ailleurs que la littérature a pour mission « d’orner et de récréer l’esprit en élevant l’intelligence et en épurant les mœurs » ! Le Parquet ne fera pas appel, de peur d’un acquittement encore plus retentissant.
La critique mitigée
Finalement, qu’est-ce que le procès de Madame Bovary, si ce n’est celui de la lecture ? D’avoir mis en scène une femme qui trompe son mari ? Non. D’avoir mis en scène une femme qui lit trop et ne se contente plus de sa vie, de son gentil petit mari et de sa belle situation de notable de province, de tout ce qui est réputé à l’époque devoir contenter une femme ? Non. C’est le procès d’un provocateur, en particulier, et de la lecture, en général, qui pervertit notamment les femmes, et vient troubler l’ordre établi. De même, car c’est dans l’air du temps, La Fille Élisa(1877) d’Edmond de Goncourt met en scène une jeune prostituée qui, depuis qu’elle à découvert le plaisir très solitaire de la lecture, met beaucoup moins de cœur à l’ouvrage, au risque de faire fuir la clientèle.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, Flaubert trainera cette victoire comme un boulet. Dans un premier temps, il est soulagé, mais meurtri. Dans un second temps, il supporte mal l’idée que son roman se vende sur fond de scandale. En effet, publié en deux volumes au mois d’avril, ce sont déjà 7 000 exemplaires qui seront vendus en juin, et près de 30 000 en cinq ans. Un vrai succès. Mais qui fera de Flaubert, pour le restant de sa vie, et au-delà, l’auteur deMadame Bovary, l’homme d’un seul livre : « La Bovary m’embête. On me scie avec ce livre-là. Car tout ce que j’ai fait depuis n’existe pas. Je vous assure que, si je n’étais besoigneux, je m’arrangerais pour qu’on n’en fît plus de tirage », écrit-il le 16 février 1879 à son éditeur Georges Charpentier qui veut réimprimer.
À sa parution, Madame Bovary est diversement accueilli par les critiques, mais connaît un succès retentissant auprès des lecteurs qui vaut à Flaubert une grande notoriété. Seuls deux écrivains lui rendent grâce, Victor Hugo et Charles Baudelaire. Il convient de souligner qu’à cette époque, le champ littéraire s’est beaucoup modifié : certains sujets deviennent dignes d’intérêt, les progrès de la science ne sont plus réservés aux manuels et aux essais savants, l’individu s’affirme, en réaction à une évolution économique et sociale qui le dépasse ou l’écrase. Le « culte du moi » est de tous les genres littéraires. Le pessimisme se lit dans les œuvres des écrivains qui refusent de se conformer à l’ordre établi. Ils ont le sentiment d’être incompris et se sentent coupés du monde, malgré l’espoir suscité par les progrès collectifs. Ce mal de vivre ou « mal du siècle », chanté par Chateaubriand et les romantiques comme Musset et Nerval, se prolonge avec le spleen de Baudelaire. Les romans réalistes n’y échappent pas. Le mot est couramment utilisé par la critique artistique. En 1855, le peintre Gustave Courbet, dont l’œuvre suscite le scandale, en fait une marque de fabrique. C’est ce même mot-repoussoir qui est prononcé lors des procès de Flaubert et de Baudelaire pour discréditer la probité de leurs œuvres. De son côté, en publiant un recueil d’articles intitulé Le Réalisme, le critique Champfleury s’est fait le héraut officiel de ce nouveau courant, « qui sera ni classique ni romantique ». La voie de l’observation méthodique et objective est ouverte. Émile Zola s’y engouffre. Jusqu’à Madame Bovary, Flaubert, très influencé par Honoré de Balzac, se sent atteint de schizophrénie littéraire : « Il y a en moi, écrit-il en 1852 à Louise Colet, littérairement parlant, deux bonshommes distincts : un qui est épris de gueulades, de lyrisme, de grands vols d’aigle, de toutes les sonorités de la phrase et des sommets de l’idée ; un autre qui creuse et qui fouille le vrai tant qu’il peut, qui aime à accuser le petit fait aussi puissamment que le grand, qui voudrait vous faire ressentir presque matériellement les choses qu’il reproduit. »
Romantique défroqué, Flaubert a oscillé toute sa vie entre deux tentations en apparence contradictoires : s’il éprouve la nécessité de « peindre le bourgeois » dans L’Éducation sentimentale, Madame Bovary ou Bouvard et Pécuchet, il lâche la bride de son imagination avec Salammbô et les Trois Contes.
Une redéfinition du roman
Avec Madame Bovary, Flaubert, stakhanoviste du style, vivant l’écriture comme un culte, casse la structure du roman traditionnel.
Emma Bovary, lectrice passionnée de bluettes sentimentales, est victime de ses illusions et des aspirations qui excèdent sa condition de petite bourgeoise de province. Si le roman est une satire du romantisme féminin, il dénonce également un travers de la condition humaine. En poursuivant des rêves de bonheur tout aussi illusoires qu’inaccessibles, Emma incarne un type psychologique universel auquel elle donnera son nom, le bovarysme. D’autre part, il faut au romancier être objectif à tout prix, s’il veut faire valoir la vérité de ses écrits. Ses sentiments personnels ne doivent pas se montrer, comme s’il était absent de son œuvre. Ainsi, le roman ne saurait obéir à une thèse moralisatrice, même si tout art est moral et toute œuvre vraie porte en elle un enseignement qui dépasse les intentions de l’auteur. Il s’en explique à George Sand le 6 février 1876 : « Si le lecteur ne tire pas d’un livre la morale qui doit s’y trouver, c’est que le lecteur est un imbécile ou que le livre est faux au point de vue de l’exactitude. » Le mot de « morale » doit être entendu ici selon l’acception de « leçon », souvent bien éloignée des diktats d’une époque conservatrice.
Pour Flaubert, l’artiste n’a pas d’autre mission que le Beau : « Le but de l’art, c’est le beau avant tout. » Il résulte d’un accord parfait entre le sens et la forme choisie pour l’exprimer. L’esthétisme a préoccupé Flaubert toute sa vie, rejoignant en cela certains de ses contemporains, comme Théophile Gautier et Charles Baudelaire : « C’est pour cela qu’il n’y a ni beaux ni vilains sujets, explique-t-il à Louise Colet le 16 janvier 1852, et qu’on pourrait presque établir comme axiome, en se plaçant au point de vue de l’art pur, qu’il n’y en a aucun, le style étant à lui seul une manière absolue de voir les choses. » Travailleur infatigable de la phrase, Flaubert pouvait reprendre des dizaines de fois l’écriture d’un même paragraphe, passant une matinée à mettre une virgule, et une après-midi à l’ôter, avant de le soumettre à l’épreuve du « gueuloir » où il en faisait la lecture.
Écrivain réaliste ?
Alors, Flaubert, écrivain réaliste ? Il estimait que l’auteur est tout entier dans sa production, tous les personnages à la fois et chacun d’eux en particulier, refusant de fait l’identification comme dans la littérature de l’époque. Mais, paradoxalement, en se documentant de façon abondante, voire démesurée, en développant un appareil descriptif luxuriant, en multipliant les symboles récurrents et les personnages secondaires, donc les points de vue, en donnant plus à voir que nécessaire, Flaubert s’est retrouvé à tort classé parmi les écrivains réalistes. Certes, il a été influencé par le modèle balzacien, mais il le dépasse pour imposer quelque chose de nouveau. Dans le roman réaliste, une histoire s’élabore sous la coordination de l’auteur, qui ne propose qu’un point de vue unificateur. Flaubert, en noyant son récit de descriptions minutieuses et précises, accumulant les détails apparemment anodins, évacue son sujet et se retire du roman. Il relègue l’action au second plan sans pour autant verser dans l’analyse psychologique. Chaque personnage donne à voir ce qu’il voit : c’est Emma à travers les yeux de Charles, Léon à travers ceux d’Emma. Et parce que la réalité est différente d’un individu à l’autre, ce sont les apparences qui comptent, dans leur multiplicité : ainsi Berthe est gracieuse vue par son père, laide vue par sa mère. Dans cette distanciation entre l’écrit et le vécu, ce n’est plus l’auteur qui parle, c’est la vie qui passe dans toute la complexité de sa banalité. Là où les « réalistes » proposaient des héros, des aventures sortant du commun, une dynamique, de l’action, Flaubert oppose des personnages communs, voire médiocres, prisonniers du temps qui s’écoule lentement – l’ennui – et de l’espace qui se rétrécit inexorablement jusqu’au dénouement final – la tragédie.
Et c’est en cela qu’il a révolutionné la structure traditionnelle du roman, ouvrant des voies aujourd’hui encore exploitées.
Quelques semaines après le procès, Flaubert commence un roman historique, Salammbô, qui traite de la révolte de Carthage, trois siècles avant J.-C. En 1858, il part se documenter en Tunisie. Ce n’est qu’après une longue maturation de cinq ans que le roman paraît. C’est un succès en terme de ventes, même si les critiques élogieuses sont peu nombreuses. Depuis 1855, Flaubert partage son temps entre Croisset et Paris, où il s’est installé 42 boulevard du Temple. Il fréquente les milieux littéraires, où il côtoie Sainte-Beuve, les frères Goncourt, Baudelaire, Théophile Gautier. C’est le début d’une vie mondaine, rythmée par les soirées parisiennes et les collaborations fructueuses. En 1862, il rencontre dans un dîner George Sand, avec laquelle il se lie d’une profonde amitié. L’année suivante, il fait la connaissance de Tourgueniev et la Princesse Mathilde. En 1864, il prépare avec son ami Bouilhet le plan de la seconde version deL’Éducation sentimentale, à laquelle il va travailler jusqu’en 1869 : une belle et triste histoire, dans une France de la seconde moitié du XIXe siècle en pleine mutation, une galerie de portraits, de la demi-mondaine entretenue à l’ouvrier idéaliste… qui deviendra le livre de chevet de nombreux écrivains du XXe siècle, de Marcel Proust à Michel Butor en passant par Roger Nimier.
Débute également sa correspondance avec George Sand. Les « grands » de ce monde ne sont pas en reste. Flaubert est invité à Compiègne par l’Empereur Napoléon III. Trois ans plus tard, il assiste à la réception donnée aux Tuileries en l’honneur du tsar Alexandre II, la rosette de la Légion d’honneur épinglée au revers du veston.
Les années terribles
1869 sera une année en demi-teinte. S’il achève L’Éducation sentimentale et entreprend une nouvelle version de La Tentation de saint Antoine, il a le chagrin de perdre son ami Louis Bouilhet, dont il est l’exécuteur testamentaire. Ce deuil est le premier d’une longue série qui le marque profondément. En un an, il perd ses amis Sainte-Beuve, Jules de Goncourt et Théophile Gautier. C’est la fin d’une époque. À sa parution en novembre 1869, L’Éducation sentimentaleest très mal vue par les critiques. Rares sont les écrivains à défendre l’œuvre, au rang desquels se comptent Théodore de Banville, Émile Zola et la fidèle George Sand. Le roman ne se vend pas. Quatre ans après sa parution, le tirage initial de 3 000 exemplaires n’est toujours pas écoulé. Durant l’hiver 1870-1871, les Prussiens occupent la Normandie. Flaubert se réfugie alors chez sa nièce à Rouen, avec sa mère, qui meurt l’année suivante. La publication de La Tentation de Saint-Antoine en 1874, auquel Flaubert a travaillé inlassablement pendant des années, est un échec. Cette pièce inclassable ne séduit pas davantage les critiques queL’Éducation sentimentale. L’année suivante, amer et pessimiste, Flaubert commence la rédaction de Bouvard et Pécuchet, pour laquelle il s’astreint à des recherches tout aussi érudites qu’écrasantes. Très seul, il est accablé par les dettes : son neveu par alliance, le mari de sa nièce Caroline, auquel il avait confié sa fortune, vient de faire faillite. Il vend ses fermes et quitte son appartement parisien, par mesure d’économie. En outre, sa santé est fragilisée par le retour de crises d’épilepsie qui l’épuisent. Sur les conseils de George Sand, il se met à l’écriture de nouvelles. La « bonne dame de Nohant » meurt en 1876, alors que Flaubert n’a achevé que deux des trois textes qu’il destine au recueil des Trois contes.
À la parution de « La légende de Saint Julien l’Hospitalier », « Un cœur simple » et « Hérodias », en 1877, Flaubert renoue avec le succès et se réconcilie avec les critiques, qui chantent ses louanges. Il se remet à la rédaction de Bouvard et Pécuchet, malgré ses difficultés financières. En 1879, dix mois avant sa mort, il accepte un poste fictif de bibliothécaire assorti d’une rente, à la condition que cela reste secret.
Épuisé par la vie, harcelé par les traites à payer, Flaubert commence le chapitre X quand il est foudroyé le 8 mai 1880 à sa table de travail par une hémorragie cérébrale. Il laisse inachevéBouvard et Pécuchet, satire féroce de la bêtise humaine. Son enterrement, au cimetière de Rouen, trois jours plus tard, se déroule en présence de nombreux écrivains de renom. Émile Zola, Alphonse Daudet, Edmond de Goncourt, Théodore de Banville ou son filleul Guy de Maupassant, dont il avait encouragé la carrière en 1873, le saluent comme leur maître.
Flaubert savait-il écrire ?
Flaubert disparu, il n’en sera pas quitte pour autant. Fin duXIXe siècle, début du XXe, la critique littéraire considère que le style d’un auteur s’apprécie au bon usage qu’il fait de la langue. C’est ainsi qu’en 1919, Louis de Robert déclenche la polémique inattendue avec un article paru dans la Rose rouge, intitulé « Flaubert écrivait mal ». En effet, au début des années 1910, Madame Bovary était aux dires du quotidien l’Excelsior, qui avait enquêté auprès d’un public lettré, le « plus beau roman de la langue française ». Cela n’empêchait pas, depuis trente ans – l’ermite de Croisset était encore vivant –, le nom de Flaubert de s’afficher dans les bêtisiers occupés à traquer ses « fautes » de langue, grammaticales en particulier. Ce que Louis de Robert dénonçait était donc connu… L’anecdote est savoureuse : Louis de Robert avait demandé à un professeur d’université de relire Madame Bovary et d’en relever les fautes. Il n’en trouva aucune. Robert lui soumet alors une série de phrases de Flaubert sorties de leur contexte et attribuées faussement à un inconnu : le professeur avait conseillé à l’écrivaillon de se remettre illico à la grammaire et d’ingérer un traité de style. Conclusion : on peut être un grand écrivain et pécher par la forme.
La querelle aurait pu être vaine. Mais la polémique sur le style de Flaubert prit en quelques mois une ampleur inattendue : des fautes de Flaubert, elle glissa vers des considérations grammaticales et stylistiques, puis idéologiques et politiques. Celle-ci allait contribuer à changer la face de la République des lettres et l’analyse littéraire en France. Des mois durant,Paul Souday, Jacques Boulenger, Henry Céard, Albert Thibaudet, André Suarès croisent le fer par revues interposées. Thibaudet expliqua dans la Nouvelle Revue française que la grammaire n’était qu’un ensemble de règles non ouvert au jeu littéraire. Il affina sa pensée dans son fameux Flaubert : « À l’origine du style de Flaubert, on voit une oreille extraordinairement ouverte aux nuances et aux mouvements de la langue parlée. Et la langue parlée que cette oreille a recueillie, celle dans laquelle Flaubert a été élevé, diffère de la langue correcte et pure à laquelle étaient habitués les enfants de l’ancienne noblesse et de la bourgeoisie parisienne, et à laquelle veillent encore aujourd’hui les parents dans les bonnes familles de Paris. C’est une langue de province, parlée par des gens soucieux seulement de se faire entendre, par des Rouennais qui ne font pas figurer la correction dans leur table des valeurs. Son oreille écoute cette langue comme son œil observe ce milieu, et à la base de Madame Bovary, il y a des “mœurs de province” exposées en une langue de province. »
C’est finalement Marcel Proust
, en 1920, qui mettra fin au débat. Dans un texte qu’il livre à la Nouvelle Revue française, il propose une réflexion d’un ordre tout autre : la relation de Flaubert à la grammaire doit être envisagée sous l’angle esthétique et non plus à la loupe de la norme. Le bonheur littéraire est dans l’écart, le génie de Flaubert dans le style.
Joseph Vebret
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