Fiodor
Dostoïevski
Le joueur
Traduit du russe par Ely
Halpérine-Kaminsky
I
Je suis enfin
revenu de mon absence de deux semaines. Les nôtres étaient depuis trois jours à
Roulettenbourg. Je pensais qu’ils m’attendaient avec Dieu sait quelle
impatience, mais je me trompais. Le général me regarda d’un air très indépendant,
me parla avec hauteur et me renvoya à sa soeur. Il était clair qu’ils avaient
gagné quelque part de l’argent. Il me semblait même que le général avait un peu
honte de me regarder.
Maria Felipovna
était très affairée et me parla à la hâte. Elle prit pourtant l’argent, le
compta et écouta tout mon rapport. On attendait pour le dîner Mézentsov, le
petit Français et un Anglais. Comme ils ne manquaient pas de le faire quand ils
avaient de l’argent, en vrais Moscovites qu’ils sont, mes maîtres avaient
organisé un dîner d’apparat. En me voyant, Paulina Alexandrovna me demanda
pourquoi j’étais resté si longtemps, et disparut sans attendre ma réponse.
Évidemment elle agissait ainsi à dessein. Il faut pourtant nous expliquer ;
j’ai beaucoup de choses à lui dire.
On m’assigna une
petite chambre au quatrième étage de l’hôtel. – On sait ici que j’appartiens à
la suite du général. – Le général passe pour un très riche seigneur. Avant
le dîner, il me donna entre autres commissions celle de changer des billets de
mille francs. J’ai fait de la monnaie dans le bureau de l’hôtel ; nous
voilà, aux yeux des gens, millionnaires au moins durant toute une semaine.
Je voulus d’abord
prendre Nicha et Nadia pour me promener avec eux. Mais de l’escalier on m’appela
chez le général : il désirait savoir où je les menais. Décidément, cet
homme ne peut me regarder en face. Il s’y efforce ; mais chaque fois je
lui réponds par un regard si fixe, si calme qu’il perd aussitôt contenance. En
un discours très pompeux, par phrases étagées solennellement, il m’expliqua que
je devais me promener avec les enfants dans le parc. Enfin, il se fâcha tout à
coup, et ajouta avec roideur :
– Car vous
pourriez bien, si je vous laissais faire, les mener à la gare, à la roulette.
Vous en êtes bien capable, vous avez la tête légère. Quoique je ne sois pas
votre mentor, – et c’est un rôle que je n’ambitionne point, – j’ai le droit de
désirer que... en un mot... que vous ne me compromettiez pas...
– Mais pour
perdre de l’argent il faut en avoir, répondis-je tranquillement, et je n’en ai
point.
– Vous allez
en avoir, dit-il un peu confus.
Il ouvrit son
bureau, chercha dans son livre de comptes et constata qu’il me devait encore
cent vingt roubles.
– Comment
faire ce compte ? Il faut l’établir en thalers... Eh bien, voici cent
thalers en somme ronde ; le reste ne sera pas perdu.
Je pris l’argent
en silence.
– Ne vous
offensez pas de ce que je vous ai dit. Vous êtes si susceptible !... Si je
vous ai fait cette observation, c’est... pour ainsi dire... pour vous prévenir,
et j’en ai bien le droit...
En rentrant,
avant le dîner, je rencontrai toute une cavalcade.
Les nôtres
allaient visiter quelques ruines célèbres dans les environs : mademoiselle
Blanche dans une belle voiture avec Maria Felipovna et Paulina ; le petit
Français, l’Anglais et notre général à cheval. Les passants s’arrêtaient et
regardaient : l’effet était obtenu. Seulement, le général n’a qu’à se bien
tenir. J’ai calculé que, des cinquante-quatre mille francs que j’ai apportés, –
en y ajoutant même ce qu’il a pu se procurer ici, – il ne doit plus avoir que sept
ou huit mille francs ; c’est très peu pour mademoiselle Blanche.
Elle habite aussi
dans notre hôtel, avec sa mère. Quelque part encore, dans la même maison, loge
le petit Français, que les domestiques appellent « Monsieur le comte ».
La mère de mademoiselle Blanche est une « Madame la comtesse ». Et
pourquoi ne seraient-ils pas comte et comtesse ?
À table, M. le
comte ne me reconnut pas. Certes, le général ne songeait pas à nous présenter l’un
à l’autre ; et quant à M. le comte, il a vécu en Russie et sait bien qu’un
outchitel[1] n’est pas un
oiseau de haut vol. – Il va sans dire qu’il m’a réellement très bien reconnu. –
Je crois d’ailleurs qu’on ne s’attendait même pas à me voir au dîner. Le
général a sans doute oublié de donner des ordres à cet effet, mais son
intention était certainement de m’envoyer dîner à la table d’hôte. Je compris
cela au regard mécontent dont il m’honora. La bonne Maria Felipovna m’indiqua
aussitôt ma place. Mais M. Astley m’aida à sortir de cette situation
désagréable, et, malgré le général, M. le comte et madame la comtesse, je
parvins à être de leur société. J’avais fait la connaissance de cet Anglais en
Prusse, dans un wagon où nous étions assis l’un près de l’autre. Je l’avais
revu depuis en France et en Suisse. Je ne vis jamais d’homme aussi timide ;
timide jusqu’à la bêtise, mais seulement apparente, car il s’en faut de
beaucoup qu’il soit sot. Il est d’un commerce doux et agréable. Il était allé
durant l’été au cap Nord et désirait assister à la foire de Nijni-Novgorod. Je
ne sais comment il a fait la connaissance du général. Il me semble éperdument
amoureux de Paulina. Il était très content que je fusse à table auprès de lui
et me traitait comme son meilleur ami.
Le petit Français
dirigeait la conversation. Hautain avec tout le monde, il parlait finances et
politique russes et ne se laissait contredire que par le général, qui le
faisait d’ailleurs avec une sorte de déférence.
J’étais dans une très
étrange disposition d’esprit. Dès avant le milieu du dîner, je me posai ma question
ordinaire : « Pourquoi me traîner encore à la suite de ce général et
ne l’avoir pas depuis longtemps quitté ? » Je regardai Paulina
Alexandrovna ; mais elle ne faisait pas la moindre attention à moi. Je
finis par me fâcher et me décidai à être grossier.
De but en blanc
je me mêlai à la conversation ; j’avais la démangeaison de chercher
querelle au petit Français. Je m’adressai au général et, tout à coup, lui
coupant la parole, je lui fis observer que les Russes ne savent pas dîner à une
table d’hôte. Le général me regarda avec étonnement.
– Par
exemple, dis-je, un homme considérable ne manque pas dans ces occasions de s’attirer
une affaire. À Paris, sur le Rhin, en Suisse, les tables d’hôte sont pleines de
petits Polonais et de petits Français qui ne cessent de parler et ne tolèrent
pas qu’un Russe place un seul mot.
Je dis cela en
français.
Le général me
regardait toujours avec étonnement, ne sachant s’il devait se fâcher.
– Cela
signifie qu’on vous aura donné une leçon quelque part, dit le petit Français
avec un nonchalant mépris.
– À Paris,
je me suis querellé avec un Polonais, répondis-je, puis avec un officier
français qui soutenait le Polonais ; une partie des Français passa de mon
côté quand je leur racontai que j’avais voulu cracher dans le café d’un « Monseigneur ».
– Cracher !
s’exclama le général avec un étonnement plein d’importance.
Le petit Français
me jeta un regard méfiant.
– Précisément,
répondis-je. Comme j’étais convaincu que, deux jours après, je serais obligé d’aller
à Rome pour nos affaires, je m’étais rendu à l’ambassade du Saint-Père pour
faire viser mon passeport. Là, je rencontrai un petit abbé d’une cinquantaine d’années,
sec, à la figure compassée. Il m’écouta avec politesse, mais me pria très sèchement
d’attendre. J’étais pressé ; je m’assis pourtant et me mis à lire L’Opinion
nationale. Je tombai sur une terrible attaque contre la Russie. Pourtant j’entendis
de la chambre voisine quelqu’un entrer chez le Monsignore. J’avise mon abbé et
je lui demande si ce ne sera pas bientôt mon tour. Encore plus sèchement il me
prie d’attendre. Survient un Autrichien, on l’écoute et on l’introduit
aussitôt. Alors je me mets en colère, je me lève, et, m’approchant de l’abbé,
je lui dis avec fermeté : « Puisque Monseigneur reçoit,
introduisez-moi ! » L’abbé fait un geste d’extraordinaire étonnement.
Qu’un simple Russe prétendît être traité comme les autres, cela dépassait la
jugeote du frocard. Il me regarda des pieds à la tête et me dit d’un ton
provocant, comme s’il se réjouissait de m’offenser : « C’est cela !
Monseigneur va laisser refroidir son café pour vous ! » C’est alors
que je me mis à crier d’une voix de tonnerre : « Je crache dans le
café de Monseigneur, et si vous n’en finissez pas tout de suite avec mon
passeport, j’entrerai malgré vous ! – Comment ! mais il y a un
cardinal chez Monseigneur ! » s’écria le petit abbé en frémissant d’horreur,
et, se jetant sur la porte, il se tourna le dos contre elle, les bras en croix,
me montrant ainsi qu’il mourrait plutôt que de me laisser passer. Alors je
répondis que j’étais hérétique et barbare, et que je me moquais des archevêques
et des cardinaux. L’abbé me regarda avec le plus singulier des sourires, un
sourire qui exprimait une rancune et une colère infinies, puis arracha de mes
mains le passeport. Un instant après il était visé.
– Pourtant
vous... commença le général.
– Ce qui
vous a sauvé, remarqua le petit Français en souriant, c’est le mot « hérétique ».
Hé, hé ! ce n’était pas si bête.
– Vaut-il
mieux imiter nos Russes ? Ils ne se remuent jamais, n’osent proférer un
mot et sont tout prêts à renier leur nationalité. On me traita avec plus d’égards
quand on connut ma prouesse avec l’abbé. Un gros pane[2],
mon plus grand ennemi à la table d’hôte, me marqua dès lors de la
considération. Les Français mêmes ne m’interrompirent pas quand je racontai que
deux ans auparavant, en 1812, j’avais vu un homme contre lequel un soldat
français avait tiré, uniquement pour décharger son fusil. Cet homme n’était
alors qu’un enfant de dix ans.
– Cela ne se
peut ! s’écria le petit Français. Un soldat français ne tire pas sur un
enfant.
– Pourtant
cela est, répondis-je froidement.
Le Français se
mit à parler beaucoup et vivement. Le général essaya d’abord de le soutenir,
mais je lui recommandai de lire les notes du général Perovsky, qui était en
1812 prisonnier des Français. Enfin, Maria Felipovna se mit à parler d’autre
chose pour interrompre cette conversation. Le général était très mécontent de
moi, et, de fait, le Français et moi, nous ne parlions plus, nous criions, je
crois. Cette querelle avec le Français parut plaire beaucoup à M. Astley.
Le soir, j’eus un
quart d’heure pour parler à Paulina, pendant la promenade. Tous les nôtres
étaient à la gare. Paulina s’assit sur un banc en face de la fontaine. Les
enfants jouaient à quelques pas, nous étions seuls. Nous parlâmes d’abord d’affaires.
Paulina se fâcha net, quand je lui remis sept cents gulden[3].
Elle comptait qu’on m’en eût donné deux mille comme prêt sur ses diamants..
– Il me faut
de l’argent coûte que coûte ou je suis perdue.
Je lui demandai
ce qui s’était passé durant mon absence.
– Rien, sauf
qu’on a reçu de Pétersbourg deux nouvelles ; d’abord que la grand’mère
était au plus mal, puis, deux jours après, qu’elle était morte. Cette dernière
nouvelle émanait de Timothée Petrovitch, un homme très sûr.
– Ainsi tout
le monde est dans l’attente.
– Depuis six
mois on n’attendait que cela.
– Avez-vous
des espérances personnelles ?
– Je ne suis
pas parente, je ne suis que la belle-fille du général. Pourtant, je suis sûre
qu’elle ne m’a pas oubliée dans son testament.
– Je crois
même qu’elle vous aura beaucoup avantagée, répondis-je affirmativement.
– Oui, elle
m’aimait. Mais pourquoi avez-vous cette idée ?
Je lui répondis
par une question :
– Notre
marquis n’est-il pas dans ce secret de famille ?
– En quoi
cela vous intéresse-t-il ?
– Mais, si
je ne me trompe, dans le temps, le général a dû lui emprunter de l’argent.
– En effet.
– Eh bien !
aurait-il donné de l’argent s’il n’avait pu compter sur la babouschka ?
Avez-vous remarqué qu’à table, à trois reprises, en parlant de la grand’mère il
l’a appelée la babouschka ? Quelles relations intimes et familières !
– Oui, vous
avez raison. Mais dès qu’il apprendra que j’ai une part dans le testament, il
me demandera en mariage. C’est cela, n’est-ce pas, que vous voulez savoir ?
– Seulement
alors ? Je croyais que c’était déjà fait.
– Vous savez
bien que non ! dit avec impatience Paulina... Où avez-vous rencontré cet
Anglais ? reprit-elle après un silence.
– Je me
doutais bien que vous m’interrogeriez à son sujet.
Je lui racontai
ma rencontre avec M. Astley.
– Il est
amoureux de vous, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Et il est
dix fois plus riche que le Français ? Qui sait même si le Français a de la
fortune !
– Pas sûr.
Un château quelque part.
– À votre
place, j’épouserais l’Anglais.
– Pourquoi ?
– Le
Français est mieux, mais plus vil ; l’Anglais est honnête et dix fois plus
riche ! dis-je d’un ton tranchant.
– Le
Français est marquis et plus intelligent.
– Qu’en
savez-vous ?
Mes questions
déplaisaient à Paulina. Je voyais qu’elle voulait m’irriter par l’impertinence
de ses réponses. Je lui exprimai aussitôt cette pensée.
– Je m’amuse
en effet de vos colères, répliqua-t-elle. Il faut que vous me payiez l’impertinence
de vos questions.
– J’estime,
en effet, que j’ai le droit de vous poser toute sorte de questions, répondis-je
très tranquillement, puisque je suis prêt à payer mes impertinences et à vous
donner ma vie pour rien.
Paulina se mit à
rire à gorge déployée.
– Dernièrement,
à Schlagenberg, vous étiez prêt, sur une parole de moi, à vous jeter, tête
baissée, dans le précipice ; et il avait, je crois, mille coudées. Je la
dirai quelque jour, cette parole que vous attendiez, et nous verrons comment
vous vous exécuterez. Je vous hais pour toutes les libertés de langage que je
vous ai laissé prendre avec moi, et davantage encore parce que j’ai besoin de
vous. D’ailleurs, soyez tranquille, je vous ménagerai tant que vous me serez
nécessaire.
Elle se leva ;
elle parlait avec irritation ; depuis quelque temps, nos conversations
finissaient toujours ainsi.
– Permettez-moi
de vous demander quelle personne est mademoiselle Blanche ?
– Vous le
savez bien. Rien n’est survenu depuis votre départ. Mademoiselle Blanche sera
certainement « madame la générale », si le bruit de la mort de la
babouschka se confirme ; car mademoiselle Blanche, sa mère et le marquis
(son cousin au troisième degré) savent très bien que nous sommes ruinés.
– Et le
général est amoureux fou ?
– Il ne s’agit
pas de cela. Tenez, voici sept cents florins, allez à la roulette et gagnez
pour moi le plus possible. Il me faut de l’argent.
Elle me quitta et
rejoignit à la gare toute notre société. Moi, je pris un sentier et me promenai
en réfléchissant. L’ordre d’aller jouer à la roulette me laissait abasourdi. J’avais
bien des choses en tête, et pourtant je perdais mon temps à analyser mes
sentiments pour Paulina. Parole, je regrettais mes quinze jours d’absence. Je m’ennuyais
alors, j’étais agité comme quelqu’un qui manque d’air, mais j’avais des
souvenirs et une espérance.
Un jour, cela se
passait en Suisse, dormant dans un wagon, je me surpris à parler haut à
Paulina. Ce furent, je crois, les rires de mes voisins qui m’éveillèrent.
Et une fois de
plus, je me demandai : « L’aimé-je ? » et, pour la centième
fois, je me répondis : « Je la hais. » Parfois, surtout à la fin
de nos conversations, j’aurais donné, pour pouvoir l’étrangler, toutes les
années qu’il me reste à vivre. Oh ! si j’avais pu enfoncer lentement dans
sa poitrine mon couteau bien aiguisé ! Il me semble que je l’aurais fait
avec plaisir. Et pourtant, je puis jurer aussi que si, là-haut, sur le
Schlagenberg, la montagne à la mode, elle m’avait dit : « Jetez-vous
en bas ! », je l’aurais fait avec bonheur. D’une ou d’autre façon, il
faut que cela finisse. Elle se rend très bien compte de tout ce qui se passe en
moi. Elle sait que j’ai conscience de l’absolue impossibilité de réaliser le
rêve dont elle est le terme, et je suis sûr que cette pensée lui procure une
joie extrême. Et c’est pourquoi elle est avec moi si franche, si familière. C’est
un peu l’impératrice antique qui se déshabillait devant un esclave. Un outchitel
n’est pas un homme...
Pourtant, j’avais
mission de gagner à la roulette. Dans quel but ? Il était évident que
durant les quinze jours de mon absence, une foule d’événements étaient survenus
dont je n’avais pas connaissance. Il fallait tout deviner, et je n’avais pas
seulement le temps de réfléchir. Je devais aller à la roulette.
II
Cela m’était très
désagréable. J’étais décidé à jouer, mais non pas pour le compte des autres.
Même cela dérangeait mes plans. J’eus, en entrant dans le salon de jeu, une
sensation de dépit, et, du premier regard, tout me déplut. Je ne puis supporter
cet esprit de laquais qui dicte tous les feuilletons dans le monde entier,
surtout chez nous, et qui, chaque printemps, impose au feuilletoniste ces deux
thèmes : « La magnificence des salons de jeu dans les villes à
roulette des bords du Rhin, et les tas d’or amoncelés sur les tables... »
Les feuilletonistes ne sont pourtant pas payés pour dire cela. C’est pure
servilité. En réalité, ces salons sont dégoûtants, et, pour des tas d’or, on n’en
voit guère. Je sais bien que, parfois, un riche étranger, Anglais, Asiatique,
Turc, s’arrête deux jours dans la ville, couche au salon et y perd ou gagne des
sommes énormes ; mais quant au mouvement normal, il se compose de quelques
florins, et il n’y a que très peu d’argent sur les tables.
Une fois entré, –
c’était ma première soirée de jeu, – je fus quelque temps sans oser me mettre à
jouer. Il y avait beaucoup de monde ; mais eussé-je été seul, je crois que
je n’aurais pas été plus courageux. Mon coeur battait fort, et je n’avais pas
de sang-froid.
J’étais sûr
depuis longtemps que je ne quitterais pas Roulettenbourg sans qu’il m’y fût
arrivé quelque chose de décisif. Il le faut et ce sera. Ce sera peut-être du
ridicule ? Qu’est-ce que ça me fait ? En tout cas, l’argent n’est
jamais ridicule. Il n’y en a qu’un sur cent qui gagne, mais il y en a un. Je
résolus toutefois de bien examiner et de ne rien commencer de sérieux ce
soir-là. Dût-il m’arriver ce soir même quelque chose d’important, j’étais
résolu à le considérer comme négligeable.
J’avais décidé
cela. De plus, ne fallait-il pas étudier le jeu lui-même ? Car, malgré les
traités de roulette que j’avais lus avec avidité, je ne compris les
combinaisons du jeu qu’en les pratiquant moi-même. Mais d’abord tout me parut
sale, repoussant. Je ne parle pas des visages inquiets qui se pressaient autour
des tables par dizaines, par centaines, attendu que je ne vois rien de
repoussant dans le désir de gagner par le plus court moyen la plus grosse somme
possible. Cette pensée d’un moraliste bien repu qui disait à un joueur, arguant
de ce qu’il n’exposait que peu de chose : « C’est donc une cupidité
médiocre », m’a toujours paru stupide. N’est-ce pas ? C’est une
affaire d’appréciation : une cupidité médiocre et une grande cupidité ;
un zéro pour Rothschild, un million pour moi ! Qu’y a-t-il de mauvais dans
le système équilibré des gains et des pertes ?
Ce qui me parut,
à moi, réellement laid et vil, – surtout au premier abord, – dans toute cette
canaille qui compose le public de la roulette, c’est l’intolérable gravité des
gens assis autour des tables. Il y a deux jeux : celui des gentlemen et
celui de la crapule. On les distingue très sévèrement, et pourtant, à vrai
dire, quelle sottise que cette distinction ! Un gentleman risque cinq ou
dix louis, rarement plus, quoiqu’il puisse, s’il est très riche, jouer mille francs,
mais pour l’amour du jeu seulement, pour s’amuser, pour étudier le processus
du gain et de la perte. Quant au gain lui-même, c’est chose indifférente.
En ramassant son gain, il convient que le gentleman fasse à quelqu’un de ses
voisins une plaisanterie. Il peut rejouer son gain, le doubler même, mais
uniquement par curiosité, pour voir les chances, pour faire des combinaisons,
jamais pour le désir plébéien de réaliser un profit. Il ne doit voir, dans le
salon de jeu, qu’un amusement. Et ne devrait-ce pas être la pensée aussi de
toute cette canaille qui l’entoure ? Elle aussi, ne devrait-elle pas jouer
pour le plaisir ? Ce dédain des questions d’intérêt serait, de sa part, très
aristocratique... Je vis des mamans donner des pièces d’or à de gracieuses jeunes
filles de quinze à seize ans et leur apprendre à jouer.
Notre général s’approcha
solennellement de la table. Les laquais se précipitèrent pour lui donner une
chaise ; mais il négligea de les voir. Il prit trois cents francs en or
dans sa bourse, les posa sur le noir et gagna. Il fit paroli ; le noir
sortit de nouveau. Mais, au troisième coup, le rouge sortit, et il perdit douze
cents francs d’un coup. Il s’en alla avec un sourire et tint bon. – Je dois
dire que, devant moi, un Français gagna et perdit gaiement trente mille francs.
Un gentleman doit tout perdre sans agitation ; l’argent lui est si inférieur
qu’il ne peut s’en apercevoir. De plus, il est très aristocratique de ne
pas remarquer combien tout cet entourage est vulgaire et crapuleux. Il serait
pourtant tout aussi aristocratique de le remarquer et de l’examiner avec une
lorgnette ; le tout à titre de distraction. La vie est-elle autre chose
que l’amusement des gentlemen ? Le gentleman ne vit que pour observer la
foule. La trop regarder pourtant ne convient pas. C’est un spectacle qui ne
mérite pas une grande attention. Eh ! quel spectacle mérite l’attention
des gentlemen ? Seulement, je parle pour les gentlemen, car,
personnellement, j’estime que tout cela vaut un examen attentif, non seulement
pour l’observateur, mais aussi pour les acteurs de ce petit drame, pour ceux
qui, franchement et simplement, se mêlent à toute cette canaille. Mais mes
convictions personnelles n’ont que faire ici. J’ai dit par conscience ce qu’il
en était ; voilà l’important. Depuis quelque temps, il m’est très désagréable
de conformer mes actions et mes pensées aux règles de morale. Je suis une autre
direction...
La canaille jouait
en canaille. Je ne suis pas loin de croire que ce prétendu jeu cache de simples
vols. Les croupiers, au bout des tables, vérifient les mises et font les
comptes. Voilà encore de la canaille ! des Français pour la plupart. Si je
note ces observations, ce n’est pas pour décrire la roulette, c’est pour
moi-même, pour me tracer une ligne de conduite. Il n’est pas rare, il est très commun,
veux-je dire, qu’une main s’étende à travers la table et prenne ce que vous
avez gagné. Une discussion s’élève, on crie, et, je vous prie, le moyen de
prouver à qui appartient la mise ?
D’abord, tout
cela était pour moi de l’hébreu. Je comprenais seulement qu’on pontait sur des
chiffres, sur pair et impair et sur des couleurs. Je me décidai à
ne risquer ce soir-là que deux cents des florins de Paulina.
La pensée que je
débutais par jouer pour un autre me troublait. C’était une sensation très désagréable.
Je voulais en finir tout de suite. Il me semblait qu’en jouant pour Paulina je
ruinais mes propres chances. Il suffit donc de toucher à une table de jeu pour
devenir superstitieux ! Je déposai cinquante florins sur pair. La
roue tourna et le chiffre treize sortit. Maladivement, pour en finir plus vite,
je mis encore cinquante florins sur le rouge. Le rouge sortit. Je laissai les
cent florins sur le rouge, qui sortit encore. Je laissai le tout et je gagnai
derechef. Je mis deux cents florins sur la douzaine du milieu, sans savoir ce
que cela pourrait me donner. On me paya deux fois ma mise. Je gagnai donc sept
cents florins. J’étais en proie à d’étranges sentiments. Plus je gagnais, plus
j’avais hâte de m’en aller. Il me semblait que je n’aurais pas joué ainsi pour
moi. Je mis pourtant les huit cents florins sur pair.
– Quatre, dit le croupier.
On me donna
encore huit cents florins ; et, prenant le tout, je m’en allai trouver
Paulina.
Ils se
promenaient tous dans le parc, et je ne pus la voir qu’au souper. Le Français n’était
pas là, et le général put profiter de cette absence pour me dire tout ce qu’il
avait sur le coeur. Entre autres choses, il me fit observer qu’il ne désirait
pas me voir à la table de jeu. D’après lui, il était très dangereux pour moi
que j’y parusse.
– Et en tout
cas, moi, je serais compromis, répéta-t-il avec importance. Je n’ai pas le
droit de régler votre conduite. Mais, comprenez vous-même...
Ici, selon son
habitude, il ne finit pas. Je lui répondis très sèchement que j’avais fort peu
d’argent et que je ne risquais pas d’en perdre beaucoup. En rentrant chez moi,
j’eus le temps d’apprendre son gain à Paulina, et je lui déclarai que désormais
je ne jouerais plus pour elle.
– Pourquoi
donc ? demanda-t-elle avec inquiétude.
– Cela me
dérange... je veux jouer pour moi.
– Vous avez
raison. La roulette est votre salut ! dit-elle avec un sourire moqueur.
– Pré-ci-sé-ment.
Quant à l’espoir
de gagner toujours, c’est peut-être ridicule, j’en conviens. Et puis ?...
Je demande seulement qu’on me laisse tranquille.
Paulina
Alexandrovna m’offrit de partager le gain du jour, en me proposant de continuer
à jouer dans ces conditions. Je refusai ; je déclarai qu’il était
impossible de jouer pour les autres, que je sentais que je perdrais, que je
perdrais sûrement.
– Et
pourtant, tout sot que cela soit, moi aussi je n’ai d’espoir que dans la
roulette. Il faut donc absolument jouer pour moi. Et je veux que vous
partagiez. Vous le ferez.
Elle sortit sans
écouter davantage mes observations.
III
Hier, de toute la
journée, elle ne me dit pas un mot à propos du jeu. Elle évitait d’ailleurs de
me parler. Ses manières étaient changées. Elle me traitait négligemment, me
marquant à peine son mépris. Je compris qu’elle se trouvait offensée. Mais,
comme elle m’en a averti, elle me ménage encore parce que je lui suis encore
nécessaire. Étranges relations, incompréhensibles souvent pour moi, eu égard
surtout à son orgueil ordinaire. Elle sait que je l’aime à la folie. Elle me
permet même de lui parler de mon amour. Quelle plus profonde marque de mépris
que celle-là !
« Tes
sentiments me sont si indifférents, que tu peux me les dire ou les taire, cela
m’est égal ! »
N’est-ce pas ?
Elle m’entretient
souvent de ses propres affaires, mais jamais avec une entière franchise. C’est
encore un raffinement de dédain. Elle me sait au courant de certaines
circonstances de sa vie, de celles qui l’inquiètent le plus. Elle-même m’a
donné certains détails, juste assez pour pouvoir m’utiliser, m’employer comme
commissionnaire. Quant à l’enchaînement des événements, je l’ignorerai
toujours. Pourtant, si elle me voit inquiet de ses propres inquiétudes, elle
daigne me tranquilliser par des demi-franchises, voire par des trois quarts de
franchises. Comme si elle ne devait pas, m’employant à des commissions très dangereuses,
être avec moi d’une sincérité absolue !
Je connaissais
depuis trois semaines son intention de me faire jouer à la roulette, car il n’était
pas convenable qu’elle jouât elle-même. À sa physionomie je compris qu’il ne s’agissait
pas d’un désir vague, mais d’un besoin très sérieux de gagner de l’argent.
Pourtant, à quoi peut donc lui servir l’argent ? Elle doit avoir un but,
quelque projet qui m’échappe, c’est-à-dire que j’entrevois, mais dont je ne
suis pas sûr. Certes, l’humiliant esclavage qu’elle m’impose me donne le droit
de la questionner catégoriquement. Puisque je suis pour elle si peu de chose,
elle ne peut s’offenser de ma grossière curiosité. Mais elle me permet bien de
la questionner ; seulement, elle ne me répond pas. Quelquefois, elle ne
paraît même pas s’apercevoir que je l’interroge.
Hier, nous avons
beaucoup parlé du télégramme envoyé, il y a quatre jours, à Pétersbourg et qui
est resté jusqu’ici sans réponse. Le général était visiblement inquiet et
pensif ; il s’agit évidemment de la babouschka. Le Français s’inquiète
aussi. Hier soir, après le dîner, il s’est entretenu longuement et sérieusement
avec le général. Avec nous tous il a un ton extraordinairement hautain et
méprisant. Vous connaissez le proverbe : « Quand on te permet de t’asseoir
à table, tu y mets les pieds. » Même avec Paulina, il montre un sans-gêne
qui va jusqu’à la grossièreté. Pourtant, il prend part avec plaisir aux
promenades communes, aux cavalcades, aux excursions hors de la ville. Il est
lié depuis longtemps avec le général. En Russie, ils avaient le projet d’exploiter
ensemble une fabrique. Je ne sais si ce projet est tombé dans l’eau ou s’ils y
songent encore. De plus, et c’est un secret de famille que j’ai surpris par
hasard, le Français a tiré le général d’embarras, l’an dernier, en lui prêtant
trente mille roubles qui lui manquaient. Certes, le général était alors entre
ses mains ; il lui fallait une certaine somme pour obtenir le droit d’abandonner
son emploi, et sans de Grillet... Mais, maintenant, c’est mademoiselle Blanche
qui tient le rôle principal.
Qui est cette
mademoiselle Blanche ? Une Française du très grand monde, dit-on ; sa
mère et elle posséderaient une fortune colossale. On la dit aussi parente de
notre marquis, mais parente très éloignée, quelque chose comme... soeur au
troisième degré. On dit qu’avant mon voyage à Paris, mademoiselle Blanche et le
Français avaient des rapports plus cérémonieux. Enfin, leurs relations étaient
délicates. Tandis que, maintenant, leur connaissance, ou leur amitié, ou leur
parenté, est plus libre et, par conséquent, plus intime. Est-ce le mauvais état
de nos affaires qui leur fait juger inutile de dissimuler davantage ?
Il y a trois
jours, j’ai remarqué que M. Astley examinait attentivement mademoiselle Blanche
et sa mère. Il semble les connaître. Il me semble aussi que l’Anglais et le
Français ne sont pas inconnus l’un à l’autre. Du reste, M. Astley est un homme
si discret qu’il attire les confidences ; on devine qu’il garde les
secrets par tempérament. C’est à peine si le Français l’a salué. Il ne le
craint donc pas. Cela se comprend encore. Mais pourquoi mademoiselle Blanche
affecte-t-elle aussi de ne pas le regarder, d’autant plus que le marquis s’est
trahi hier soir ? Pendant la conversation générale, je ne sais à quel
propos, il a dit que M. Astley est immensément riche, « qu’il le sait ».
Ce serait donc pour mademoiselle Blanche le moment de regarder M. Astley... Le
général ne cache plus son inquiétude. Il attend le télégramme de
Saint-Pétersbourg.
Paulina m’évite
comme avec préméditation. Moi-même j’affecte l’indifférence. Je pensais toujours qu’elle
finirait par se rapprocher de moi. En revanche, hier et aujourd’hui, j’ai porté
toute mon attention sur mademoiselle Blanche. Pauvre général ! Il est tout à fait perdu.
Devenir amoureux
à cinquante-cinq ans et si éperdument, lui, veuf, père de trois enfants,
accablé de dettes, complètement ruiné, et amoureux d’une telle femme, c’est bien
le pire des malheurs. Mademoiselle Blanche est jolie, mais me comprendra-t-on
si je dis qu’elle a un de ces visages dont on peut avoir peur ? J’ai du
moins toujours eu peur de ce genre de beauté. Elle peut avoir vingt-cinq ans ;
haute de taille, large d’épaules, la gorge opulente, le teint doré, des cheveux
très noirs et très abondants, de quoi coiffer deux têtes ; la sclérotique
des yeux jaunâtre et la prunelle noire, le regard insolent ; des dents très
blanches, les lèvres toujours peintes. Le musc est son odeur favorite ; elle
s’habille avec beaucoup de richesse et de goût ; elle a des mains et des
pieds ravissants ; sa voix est un contralto un peu enroué. Quelquefois
elle éclate de rire en montrant toutes ses dents, mais elle est plus souvent
silencieuse, surtout devant
Paulina. Elle est sans instruction, sans esprit peut-être, mais très rusée ;
je crois qu’elle a dû avoir beaucoup d’aventures. Le marquis n’est pas son
parent, et quant à sa mère !... Pourtant, il est certain qu’à Berlin elle
frayait avec le vrai monde. Quant au marquis, quoique je doute de sa noblesse,
il est certainement du monde, comme on dit à Moscou. Je ne sais ce qu’il est en France. On prétend qu’il y
possède un château. Avant quinze jours bien des événements se seront passés ;
mais je ne crois pas que rien de décisif ait été conclu jusqu’ici entre
mademoiselle Blanche et le général. Que, par exemple, on apprenne que la
babouschka est morte, mademoiselle Blanche... Comme tout cela me dégoûte ! Comme je les planterais là
volontiers, tous ! Mais puis-je laisser Paulina ? Puis-je cesser d’espionner
autour d’elle pour essayer de la sauver ? L’espionnage, certes, est vil :
qu’est-ce que ça me fait ?
M. Astley m’a
paru aussi très anxieux. Il est certainement amoureux de Paulina. Que de choses
parfois peut dire le regard d’un homme timide quand l’amour l’a touché ! C’est
curieux et risible. Assurément, cet homme préférerait se cacher sous terre que
de laisser entendre par un mot ce que son regard dit si clairement. M. Astley
nous rencontre souvent à la promenade, il se découvre et passe, bien qu’il
meure, cela va sans dire, du désir de se joindre à nous. L’invite-t-on, il
refuse aussitôt. À la gare, à la musique, il s’arrête à quelque distance de
nous, et si on lève les yeux pour regarder autour de soi, on est sûr de
découvrir, dans le sentier le plus voisin ou derrière quelque bouquet d’arbres,
un morceau de M. Astley.
Jusqu’ici, je
pensais qu’il cherchait depuis longtemps l’occasion de me parler. Ce matin,
nous nous sommes rencontrés et nous avons échangé quelques mots. Sans même m’avoir
dit bonjour, il a commencé par cette phrase :
– J’ai vu
beaucoup de femmes comme mademoiselle Blanche.
Il se tut et me
regarda significativement. Que voulait-il dire ? Je ne sais ! Car à
ma question : Qu’entendez-vous par là ? il hocha la tête d’un air fin
et répondit :
– C’est
comme ça... Mademoiselle Paulina aime beaucoup les fleurs ?
– Je n’en
sais rien.
– Comment !
vous ne savez même pas cela ?
– Mon Dieu,
non !
– Hum !
cela me donne à penser.
Puis il me salua
de la tête et s’éloigna.
IV
Une journée
absurde. Il est onze heures du soir. Je reste dans ma chambre. Je repasse mes
souvenirs.
Ce matin, il a
fallu aller jouer à la roulette pour Paulina. J’ai pris ses seize cents
florins, mais à deux conditions : que je ne consens pas à partager le
gain, et qu’elle m’expliquera ce soir même pourquoi elle veut de l’argent et
combien elle en veut, car c’est évidemment dans un but particulier. Elle m’a
promis des explications, et je suis parti.
Il y avait foule
au salon de jeu. Oh ! les avides et insolentes créatures ! Je me suis
faufilé jusqu’auprès du croupier, puis j’ai commencé timidement, en risquant
deux ou trois pièces. Cependant je faisais des observations. À proprement
parler, il n’y a pas de calcul dans ce jeu. Du moins, le calcul n’y a pas l’importance
que lui attribuent les joueurs de profession, qui ne manquent pas de noter les
coups sur un petit papier, de faire d’interminables calculs de probabilités et
de perdre comme les simples mortels qui jouent au hasard. M. Astley m’a donné
beaucoup d’explications sur les sortes de rythmes qu’affecte le hasard, en s’obstinant
à préférer tantôt le rouge au noir, tantôt le noir au rouge, pendant des suites
incroyables de coups. Chaque matin, M. Astley s’assied à une table de jeu, mais
sans jamais rien risquer lui-même.
J’ai perdu toute
la somme et assez vite. D’abord j’ai joué sur le pair deux cents
florins, et j’ai gagné, puis rejoué et regagné trois fois.
C’était le moment
de m’en aller. Mais un étrange désir s’empara de moi. J’avais comme un besoin
de provoquer la destinée, de lui donner une chiquenaude, de lui tirer la
langue. J’ai risqué la plus grosse somme permise, quatre mille florins, et j’ai
perdu. Alors j’ai mis tout ce qui me restait sur pair et j’ai quitté la
table comme étourdi. Je ne pus apprendre à Paulina cette perte qu’un instant
avant le dîner, ayant jusque-là erré tout le temps dans le parc.
À dîner j’étais très
surexcité. Le Français et mademoiselle Blanche étaient là. On connaissait mon
aventure. Mademoiselle Blanche se trouvait le matin dans le salon de jeu. Elle
me marqua cette fois plus d’attention. Le Français vint droit à moi et me
demanda tout simplement si c’était mon propre argent que j’avais perdu. Il me
semble qu’il soupçonne Paulina. J’ai répondu affirmativement.
Le général fut très
étonné. Où avais-je pu trouver tant d’argent ? J’expliquai que j’avais
commencé par cent florins. Que six ou sept coups de suite en doublant m’avaient
amené à cinq ou six mille et que j’avais perdu le tout en deux coups. Tout cela
était assez vraisemblable. En donnant ces explications je regardai Paulina,
mais je ne pus rien lire sur son visage. Pourtant, elle ne m’interrompit pas,
et j’en conclus que je devais cacher nos conventions. En tout cas, pensais-je,
elle me doit une explication, elle me l’a promise. Le général ne me fit pas d’autres
observations. Je soupçonne qu’il venait d’avoir avec le Français une chaude
discussion. Ils s’étaient enfermés dans une pièce voisine d’où on les entendait
parler avec beaucoup d’animation. Le Français en était sorti, laissant voir une
grande irritation.
Il me dit, dans
le courant de la soirée, qu’il fallait être plus sage, et ajouta :
– D’ailleurs,
la plupart des Russes sont incapables de jouer.
– Je crois,
au contraire, que les Russes seuls savent jouer ! répondis-je.
Il me jeta un
regard de mépris.
– Remarquez,
ajoutai-je, que la vérité doit être de mon côté, car, en vantant les Russes
comme joueurs, je les maltraite plus que je ne les loue.
– Mais sur
quoi fondez-vous votre opinion ? demanda-t-il.
– Sur ce
fait, que le catéchisme des vertus de l’homme occidental a pour premier
commandement qu’il faut savoir acquérir des capitaux. Or le Russe non seulement
est incapable d’acquérir des capitaux, mais il les dissipe sans système et d’une
manière révoltante. Pourtant, il a besoin d’argent comme tout le monde, et les
moyens, comme celui de la roulette, de s’enrichir en deux heures le séduisent.
Mais il joue tout à fait au hasard et il perd.
– C’est
juste ! dit le Français.
– Non, ce n’est
pas juste, et vous devriez être honteux d’avoir une telle opinion de vos
compatriotes ! observa sévèrement le général.
– Mais, de
grâce, lui répondis-je, la négligence des Russes n’est-elle pas plus noble que
la sueur honnête des Allemands ?
– Quelle
absurde pensée ! s’écria le général.
– Quelle
pensée russe ! ajouta le Français.
J’étais très content,
je voulais les exaspérer tous deux. Je repris :
– Pour moi,
j’aimerais mieux errer toute ma vie et coucher sous la tente des Khirghiz que
de m’agenouiller devant l’idole des Allemands.
– Quelle
idole ? demanda le général, qui commençait à se fâcher pour de bon.
– L’enrichissement !
Il n’y a pas longtemps que je suis né ; mais ce que j’ai vu chez ces
gens-là révolte ma nature tartare. Par Dieu ! je ne veux pas de telles vertus !
J’ai eu le temps de faire dans les environs un bout de promenade vertueux. Eh
bien, c’est tout à fait comme dans les petits livres de morale, vous savez, ces
petits livres allemands, avec des images ? Ils ont dans chaque maison un vater
très vertueux et extraordinairement honnête, si honnête et si vertueux qu’on
ne l’approche qu’avec effroi ; le soir, on lit en commun des livres de
morale. Autour de la maison, on entend le bruit du vent dans les châtaigniers ;
le soleil couchant enflamme le toit et tout est extraordinairement poétique et
familial... Ne vous fâchez pas, général. Permettez-moi de prendre le ton le
plus touchant possible. Je me souviens moi-même que feu mon père, sous les
tilleuls, dans son jardinet, pendant les beaux soirs, nous lisait aussi, à ma
mère et à moi, de pareils livres... Eh bien ! chaque famille ici est
réduite par son vater à l’esclavage absolu. Tous travaillent comme des boeufs,
tous épargnent comme des Juifs. Le vater a déjà amassé un certain nombre
de florins qu’il compte transmettre à son fils aîné avec sa terre ; pour
ne rien détourner du magot, il ne donne pas de dot à sa fille, à sa pauvre
fille qui vieillit vierge. De plus, le fils cadet est vendu comme domestique ou
comme soldat, et c’est autant d’argent qu’on ajoute au capital. Ma parole !
c’est ainsi ; je me suis informé. Tout cela se fait par honnêteté, par
triple et quadruple honnêteté ; le fils cadet raconte lui-même que c’est
par honnêteté qu’on l’a vendu. Quoi de plus beau ? La victime se réjouit d’être
menée à l’abattoir ! D’ailleurs, le fils aîné n’est pas plus heureux. Il a
quelque part une Amalchen avec laquelle il est uni par le coeur, mais il
ne peut pas l’épouser parce qu’il n’a pas assez de florins. Et ils attendent
tous deux sincèrement et vertueusement. Ils vont à l’abattoir avec le sourire
sur les lèvres ; les joues de l’Amalchen commencent à se creuser ;
elle sèche sur pied. Encore un peu de patience ; dans vingt ans la fortune
sera faite, les florins seront honnêtement et vertueusement amassés. Alors, le vater
bénira son fils, un jeune homme de quarante ans, et l’Amalchen, une
jeunesse de trente-cinq, à la poitrine plate et au nez rouge. À ce propos, il
pleurera, il lira de la morale et puis... il mourra. L’aîné deviendra à son
tour un vater vertueux, et la même histoire recommencera. Dans cinquante
ou soixante-dix ans, le petit-fils du premier vater continuera l’oeuvre,
amassera un gros capital et alors... le transmettra à son fils ; celui-ci
au sien, et, après cinq ou six générations, naît enfin le baron de Rothschild,
ou Hoppe et Cie, ou le diable sait qui. Quel spectacle grandiose ! Voilà
le résultat de deux siècles de patience, d’intelligence, d’honnêteté, de
caractère, de fermeté... et la cigogne sur le toit ! Que voulez-vous de
plus ? Ces gens vertueux sont dans leur droit quand ils disent : ces
scélérats ! en parlant de tous ceux qui n’amassent pas, à leur exemple. Eh
bien ! j’aime mieux faire la fête à la russe ; je ne veux pas être
Hoppe et Cie dans cinq générations ; j’ai besoin d’argent tout de suite ;
je me préfère à mon capital... Après ça, j’ai peut-être tort, mais telles sont
mes convictions.
– Cela m’est
égal, remarqua pensivement le général. Ce qu’il y a de sûr, c’est que vous
posez horriblement. Pour peu qu’on vous laisse vous oublier...
Comme d’ordinaire,
il n’acheva pas. Le Français l’écoutait négligemment ; il ne m’avait
certainement pas compris. Paulina me regardait avec une indifférence hautaine,
elle n’écoutait ni moi ni personne.
V
Elle était très absorbée ;
dès qu’on se leva de table, elle m’ordonna de sortir avec elle. Nous prîmes les
enfants et nous allâmes dans le parc. J’étais très énervé ; je ne pus me
retenir de faire à Paulina cette sotte question :
– Pourquoi
votre marquis de Grillet, le petit Français, ne vous accompagne-t-il plus quand
vous sortez et passe-t-il des jours sans vous adresser la parole ?
– C’est un
misérable ! dit-elle d’une voix étrange.
Je ne l’avais
jamais entendue s’exprimer sur le marquis ; je n’insistai pas, je
craignais de trop comprendre.
– Et avez-vous
remarqué qu’il est en bons termes aujourd’hui avec le général ?
– Vous
voulez tout savoir ? Le général est entre ses mains ; tout est au
Français, et si la babouschka ne se dépêche pas de mourir, le Français
deviendra propriétaire de toutes les valeurs que le général lui a engagées.
– Je l’avais
entendu dire, je ne croyais pourtant pas qu’il s’agissait de choses si graves.
Mais, alors, adieu, mademoiselle Blanche ; elle ne sera pas « madame
la générale » ; elle abandonnera le général, et il se tuera.
– Possible !
– Comme c’est
bien ! Quelle franchise ! Au moins elle n’aura pas dissimulé qu’elle
ne l’eût épousé que pour son argent. Pas de cérémonies. Et la babouschka !
« Es-tu 1morte ? » Télégramme sur
télégramme. Qu’en pensez-vous ?
– Vous êtes
bien gai ! Est-ce votre perte d’argent qui vous rend si gai ?
– Ne me l’aviez-vous
pas donné pour le perdre ? Je ne puis jouer pour les autres, moins pour
vous que pour personne. Je vous avais prévenue que nous ne réussirions pas.
Dites-moi, vous êtes très en peine d’avoir tout perdu ? Et pourquoi
voulez-vous tant d’argent ?
– Et
pourquoi ces questions ?
– Mais vous
avez promis de m’expliquer... Écoutez ! je suis absolument convaincu que
si je joue pour moi je gagnerai. J’ai cent vingt florins. Et alors vous prendrez
tout ce que vous voudrez...
Elle fit une moue
dédaigneuse.
– Que mon
offre ne vous offense pas. Je suis pour vous si peu de chose que vraiment vous
pouvez accepter de moi même de l’argent ! Un présent de moi est sans
conséquence. D’ailleurs, j’ai perdu votre argent.
Elle me jeta un
rapide coup d’oeil. Mon ton sarcastique l’irritait ; elle interrompit la
conversation.
– Mes
affaires ne vous regardent pas. Si vous exigez des renseignements, j’ai des
dettes, voilà tout. J’ai emprunté, il faut que je rende. J’avais la folle
pensée qu’en jouant je gagnerais à coup sûr. Pourquoi ? Je ne le sais pas
moi-même, mais je le croyais. Qui sait ? c’était peut-être ma dernière
chance, je n’avais peut-être pas le choix.
– Peut-être
vous fallait-il gagner comme il faut qu’un noyé se raccroche à une paille
flottante. Mais ce n’est qu’au moment de se noyer qu’on prend les pailles pour
des poutres.
– Pourquoi
donc y comptez-vous vous-même ? Il y a quinze jours, vous me répétiez sur
tous les tons que vous gagneriez « nécessairement », qu’il ne fallait
pas vous prendre pour un fou, que c’était très sérieux. Et, en effet, vous
parliez sérieusement et on ne pouvait rien trouver de plaisant dans vos
paroles.
– C’est
vrai, répondis-je, absorbé. Je suis sûr de gagner quand je jouerai pour moi.
– Pourquoi
cette certitude ?
– Peut-être
parce qu’il faut que je gagne ! C’est peut-être aussi ma seule issue.
– Il vous
faut donc aussi beaucoup d’argent ? Mais quelle croyance superstitieuse !
– N’est-ce
pas ? Que puis-je faire de beaucoup d’argent, moi ?
– Cela m’est
égal ! Mais si vous voulez, eh bien ! oui. Quel motif sérieux
pouvez-vous avoir de désirer une fortune ? Qu’en feriez-vous ? Vous
êtes un homme sans ordre, instable ; je ne vous ai jamais vu sérieux.
– À propos !
interrompis-je, vous avez une dette, et une jolie dette ! Au Français, n’est-ce
pas ?...
– Vous êtes
particulièrement insupportable aujourd’hui ! N’êtes-vous pas ivre ?
– Vous savez
qu’il m’est permis de vous parler très franchement et même de vous interrompre.
Je vous le répète, je suis votre esclave, et on ne rougit pas devant un
esclave.
– Quelle
sottise ! Je n’admets pas du tout votre théorie.
– Je ne vous
ai pas dit, remarquez-le, que je suis heureux d’être votre esclave. J’en parle
comme d’un fait indépendant de ma volonté.
– Soyez
franc ! Pourquoi avez-vous besoin d’argent ?
– Pourquoi
avez-vous besoin de le savoir ?
– Comme vous
voudrez !
Elle releva la
tête avec une inexprimable fierté.
– Vous n’acceptez
pas ma théorie de l’esclavage, mais vous la pratiquez : « Réponds et
ne raisonne pas ! » Soit ! Vous me demandez pourquoi j’ai besoin
d’argent ? Parce que l’argent est la seule puissance irrésistible.
– Je
comprends. Mais, prenez garde ! Vous allez devenir fou. Vous allez jusqu’au
fatalisme. Il y a d’ailleurs certainement un but plus particulier. Parlez sans
ambages, je le veux.
Elle paraissait
près de se fâcher et cela me plaisait infiniment ; j’étais ravi qu’elle me
questionnât avec tant d’insistance.
– Oui, j’ai
un but, dis-je, mais je ne puis vous dire lequel. Ou plutôt... c’est tout
simplement parce que, avec de l’argent, je deviendrai, même pour vous, un homme !
– Bah !
Comment cela ?
– Comment ?
Vous ne comprenez pas comment je pourrais parvenir à être pour vous autre chose
qu’un esclave ?
– Ne me
disiez-vous pas que cet esclavage faisait votre bonheur ? Moi-même je le
pensais.
– Ah !
vous le pensiez ? m’écriai-je avec une joie étrange. Qu’une telle naïveté
me plaît de votre part ! Eh bien, oui, cet esclavage fait ma joie. Il
existe, il est réel, ce délice de descendre au dernier degré de l’avilissement.
Je pense souvent que le knout doit receler de mystérieuses jouissances. Mais je
veux essayer d’autres plaisirs. Tout à l’heure, à table, devant vous, le
général me faisait des remontrances. Les sept cents roubles par an, qu’il ne me
payera peut-être pas, lui en donnent le droit. Le marquis de Grillet lève très haut
les sourcils quand il me voit, tout en faisant semblant de ne pas me remarquer.
Mais savez-vous que j’ai une envie folle de le tirer un jour par le nez ?
– Quelle
gaminerie ! Il n’y a pas de situation où l’on ne puisse se tenir avec
dignité. La douleur doit nous relever au lieu de nous avilir.
– Le beau
cliché ! Mais êtes-vous bien sûre que je puisse me tenir avec dignité ?
Je suis peut-être un homme digne ; mais me tenir avec dignité, c’est autre
chose. Tous les Russes sont ainsi, parce qu’ils sont trop richement et trop
universellement doués pour trouver aussitôt l’attitude exigée par les
circonstances. C’est une question de place publique. Il nous faut du génie pour
concentrer nos facultés et les fixer dans l’attitude qu’il faut. Et le génie
est rare. Il n’y a peut-être que les Français qui sachent paraître dignes sans
l’être. C’est pourquoi, chez eux, la place publique a tant d’importance. Un
Français laisse passer une offense réelle, une offense de coeur, sans la
relever, pourvu qu’elle soit secrète ; mais une pichenette sur le nez,
voilà ce qu’il ne tolère jamais, car cela constitue une dérogation aux lois des
convenances. C’est pourquoi nos jeunes filles aiment tant les Français, c’est à
cause de leur jolie attitude. Le coq gaulois ! Pour moi, vous savez, cette
attitude-là... Du reste, je ne suis pas une femme, et peut-être le coq a-t-il
du bon. Mais est-ce que je ne vais pas trop loin ? Aussi, vous ne m’arrêtez
pas ! Quand je vous parle, je voudrais vous dire tout, tout, tout, et je
perds un peu le respect. Je n’ai pas d’attitude, moi, je vous le confesse ;
je n’ai même aucune qualité. Tout est arrêté en moi ; tout est mort, vous
savez pourquoi. Je n’ai aucune pensée humaine dans la tête ; je ne sais
plus ce qu’on fait sur la terre, ni en Russie, ni ici. Je viens de Dresde, n’est-ce
pas ? Eh bien ! je n’ai pas vu cette ville ; vous savez ce qui m’occupe.
Comme je n’ai aucune espérance, comme je suis à vos yeux un zéro, je ne crains
pas de vous parler franchement. Je ne vois que vous partout, et le reste m’est
égal. Sans que je sache pourquoi, je vous aime ; il se peut très bien que
vous ne soyez pas jolie du tout. Imaginez-vous que je ne sais vraiment pas si
vous êtes jolie ou laide. Pour le coeur, il est certainement mauvais, et pour l’intelligence
elle est sans noblesse.
– C’est sans
doute pour cela que vous comptez m’acheter.
– Vous
acheter ! m’écriai-je ; que dites-vous ?
– Vous vous
êtes oublié. Si ce n’est pas moi que vous voulez acheter avec les grosses
sommes que vous gagnerez à la roulette, c’est au moins ma considération.
– Ce n’est
pas tout à fait cela. Je vous ai déjà dit qu’il m’est difficile de m’expliquer.
Ne vous fâchez pas de mon bavardage ; vous savez bien qu’on ne se fâche
pas avec moi, je ne suis qu’un fou ; et puis... fâchez-vous s’il vous
plaît. Chaque soir, là-haut, dans ma chambre, il me suffit de me rappeler le
frôlement de votre robe pour être près de me ronger les poings. Cela vous fâche
encore ? Bon ! je suis votre esclave. Profitez-en, profitez... Il est
probable que je vous tuerai un jour. Je vous tuerai, non pas parce que j’aurai
cessé de vous aimer, ou parce que je serai jaloux, mais simplement parce que j’ai
parfois envie de vous manger. Vous riez !
– Je ne ris
pas du tout, dit-elle avec indignation, et je vous ordonne de vous taire.
Elle s’arrêta,
suffoquée par la colère. Ô Dieu ! je ne sais pas si elle est jolie ;
mais que j’aime à la voir, droite, immobile ainsi devant moi, tout irritée !
Et c’est pourquoi je me plais souvent à provoquer sa colère. Peut-être l’avait-elle
remarqué et peut-être se fâchait-elle par complaisance. Je lui soumis aussitôt
cette observation :
– Vous êtes
un être de boue ! s’écria-t-elle avec dégoût.
– Ça m’est
égal ! Mais savez-vous qu’il est dangereux pour vous de vous promener
seule avec moi ? Je suis souvent tenté de vous battre, de vous estropier,
de vous étrangler. Croyez-vous que j’en viendrai là ? Ou bien j’aurai un
accès de fièvre chaude. Que peut me faire votre colère ? J’aime sans
espoir, et, si je vous tue, il faudra que je me tue aussi. Je me tuerais alors
le plus lentement possible, pour avoir à moi, je veux dire pour ne pas partager
avec vous, au moins, cette douleur. Après cela, comment ne serais-je pas
fataliste ? Vous vous rappelez que, sur le Schlagenberg, je vous ai dit :
Un mot de vous et je me jette en bas. Croyez-vous que je m’y serais jeté ?
– Quel
bavardage stupide !
– Stupide ou
spirituel, c’est tout un, pourvu que je parle. Car auprès de vous il faut que
je parle, que je parle... Quand vous êtes là, je perds tout orgueil.
– Pourquoi
vous aurais-je forcé à vous précipiter du Schlagenberg ? C’était tout à
fait inutile.
– Oh !
quelle superbe intonation ! comme vous avez bien dit cela ! Que d’offense
dans ce magnifique « inutile » ! Je vous comprends très bien. Inutile,
dites-vous ? Mais le plaisir est toujours utile. Et n’est-ce pas un
plaisir que l’abus du pouvoir ? On écrase une mouche, on jette un homme du
haut du Schlagenberg, voilà des plaisirs. L’homme est despote par nature et la
femme bourreau. Vous, particulièrement, vous aimez beaucoup à torturer.
Elle m’observait
avec une attention profonde. Ma physionomie exprimait sans doute toutes les
sensations absurdes qui me possédaient. Je sentais mes yeux se gonfler de sang et l’écume mouiller mes lèvres. Certes, je me
serais jeté du Schlagenberg ! Certes ! Certes ! Si ses lèvres avaient prononcé le
mot « faites », sans que sa conscience s’en fût doutée, eh ! je
me serais jeté... Je me rappelle mot pour mot cette conversation.
– Pourquoi
vous croirais-je ? dit-elle sur un ton où il y avait tant de mépris, de
ruse et de vanité que, mon Dieu ! mon Dieu ! je l’aurais tuée sans
peine, en ce moment. Je l’aurais très volontiers assassinée.
– N’êtes-vous
pas très lâche ? reprit-elle tout à coup.
– Peut-être
bien. Je ne me suis jamais demandé cela.
– Si je vous
disais : « Tuez cet homme ! » le tueriez-vous ?
– Qui ?
– Qui je
voudrais.
– Hum !
le petit Français, n’est-ce pas ?
– Ne m’interrogez
pas, répondez ! Tueriez-vous celui que je vous désignerais ? Je veux
savoir si vous parliez sérieusement tout à l’heure.
Elle attendait si
sérieusement, avec tant d’impatience, ma réponse que je me sentis troublé.
– Me
direz-vous enfin ce qui se passe ici ! m’écriai-je. Avez-vous peur de moi !
Je vois très bien qu’une catastrophe est imminente. Vous êtes la belle-fille d’un
homme ruiné, fou et avili par une passion irrésistible ; et vous voilà
sous l’influence mystérieuse de ce misérable Français ! Et maintenant vous
me posez sérieusement une pareille question... Encore faut-il que je sache...
Ne pouvez-vous me parler une fois avec franchise ?
– Il ne s’agit
pas de cela ; Je vous pose une question, répondez-moi.
– Eh bien !
oui, oui, oui ; certainement oui, je tuerais... mais... l’ordonnez-vous
aujourd’hui ?
– Qu’en
pensez-vous ? Croyez-vous que j’aurais pitié de vous ? Non, je
donnerai l’ordre, et je resterai cachée. Acceptez-vous ? Pourrez-vous
supporter cela ? Ah ! pas vous, pas un être comme vous !... Vous
tuerez peut-être si je vous l’ordonne, mais ensuite vous perdrez la tête. Une
si faible tête ! Et puis vous me tuerez pour avoir osé vous envoyer...
Quelque chose
comme un coup me frappa au cerveau. Certes, même alors, je considérais sa
question comme une plaisanterie, comme une provocation. Et pourtant, elle avait
parlé trop sérieusement. J’étais tout de même stupéfait qu’elle en fût venue à
s’avouer à ce point son pouvoir sur moi, à oser me dire : « Cours à
ta perte ! Moi, je resterai dans l’ombre. » Il y avait dans ces
paroles un cynisme vraiment inouï. Mais comment se comporterait-elle ensuite
avec moi ? Une telle complicité élève l’esclave jusqu’au maître et,
quoique notre conversation me parût chimérique, mon coeur tressaillait.
Tout à coup elle
éclata de rire. Nous étions assis sur un banc, les enfants jouaient auprès de
nous, non loin des équipages qui stationnaient. La foule circulait devant nous.
– Voyez-vous
cette grosse femme, reprit Paulina. C’est la baronne Wourmergelm ; il n’y
a que trois jours qu’elle est arrivée. Voyez-vous son mari, ce Prussien long et
sec, armé d’une canne ? Vous rappelez-vous comme il nous toisait
avant-hier ? Allez tout de suite aborder cette baronne, ôtez votre chapeau
et dites-lui quelque chose en français.
– Pour quoi
faire ?
– Vous
juriez de vous jeter du Schlagenberg ! Vous juriez que vous étiez prêt à
tuer qui je voudrais ! Au lieu de toutes ces tragédies, je ne vous demande
qu’une comédie. Allez, sans aucun prétexte, je veux voir le baron vous donner
des coups de canne.
– Vous me
défiez, vous pensez que je ne le ferai pas ?
– Oui !
je vous défie. Allez ! je le veux.
– C’est une
fantaisie ridicule, mais j’y vais. Pourvu que cela ne cause pas des
désagréments au général et que le général ne vous ennuie pas à cause de cela !
Ma parole, j’y vais. Mais quelle fantaisie ! Aller offenser une femme !
– Je vois
bien que vous n’êtes qu’un bavard ! dit-elle avec mépris. Vous avez les
yeux gonflés de sang, et c’est tout. Peut-être avez-vous trop bu à dîner.
Croyez-vous donc que je ne comprenne pas combien c’est bête et que le général
se fâchera ? Mais je veux rire, voilà tout. Vous faire offenser une femme,
oui ; et vous faire battre, oui, je le veux.
Lentement, j’allai
accomplir ma mission. Certes, c’était très bête, mais pouvais-je ne pas me
soumettre ?
En m’approchant
de la baronne, un souvenir me revint. Et puis j’étais comme ivre... un écolier
ivre, comprenez-vous.
VI
Voilà deux jours
de passés depuis cette fameuse sottise. Que de bruit ! que de cris !
Et je suis la cause de tout cela ! Mais j’y ai trouvé mon profit. Que j’ai
ri ! Je ne puis pourtant m’expliquer comment tout cela est arrivé. Suis-je
fou ? Je le crois. Et puis, je ne suis pas encore bien loin des bancs de l’école,
et j’ai pris plaisir, je suppose, à cette grossière espièglerie.
Cette Paulina !
toujours elle !
Peut-être ai-je
agi par désespoir. En somme, qu’est-ce que j’aime en elle ? Elle me semble
jolie. Elle est svelte, un peu trop mince peut-être ; on pourrait la
ployer en deux et la nouer comme un ruban ; elle a tout ce qui fait
souffrir, précisément tout ce qui fait souffrir ! Ses cheveux sont d’un
blond roux. Ses yeux sont de véritables yeux de chat ; mais quelle fierté
dans son regard !
Il y a quatre
mois, quand je suis entré dans la famille, un soir, elle causait seule dans le
salon avec de Grillet, et elle le regardait avec un tel air que... quand je
suis rentré chez moi pour me coucher, je me suis imaginé qu’elle venait de le
souffleter. C’est depuis ce soir-là que je l’aime.
Mais, arrivons au
fait. Je descends donc dans le sentier, je m’arrête au beau milieu, attendant
la baronne et le baron. À cinq pas, j’ôte mon chapeau et je salue.
Je me rappelle
que la baronne portait une robe de soie gris perle d’une ampleur
extraordinaire, avec des volants, une crinoline et une traîne. Toute petite,
cette baronne, très grosse, avec un menton si prodigieux qu’il couvrait toute
sa gorge. Le visage rouge, les yeux petits, méchants, insolents. Elle marchait
comme si elle faisait honneur à la terre en la touchant du pied. Le baron a un
visage composé de mille petites rides, des lunettes, quarante-cinq ans ;
ses jambes commencent à sa poitrine, signe de race. Orgueilleux comme un paon
et maladroit. Type de mouton.
Je vis tout cela
en trois secondes ; mon salut et mon coup de chapeau arrêtèrent à peine
leur attention. Le baron fronça légèrement le sourcil, la baronne venait droit
à moi sans me voir.
– Madame la
baronne, dis-je très distinctement, très haut et en détachant chaque mot, j’ai
l’honneur d’être votre esclave.
Puis je saluai,
je remis mon chapeau sur ma tête, et, en passant auprès du baron, je tournai
poliment mon visage vers lui et lui adressai un sourire significatif.
Paulina m’avait
ordonné d’ôter mon chapeau, mais l’espièglerie était de mon initiative. Le
diable sait qui me poussait. Je me sentais comme précipité d’une montagne.
– Hein ?
grogna le baron en se tournant vers moi avec un étonnement mêlé de colère.
Je m’arrêtai en
continuant de sourire. Il était stupéfait et levait ses sourcils jusqu’à la racine
des cheveux. La baronne se retourna aussi de mon côté, très surprise, encore
plus courroucée. Les passants commençaient à s’attrouper.
– Hein ?
grogna de nouveau le baron en redoublant d’étonnement et de colère.
– Ja wohl !
(c’est cela !) traînai-je en continuant à le regarder dans le blanc
des yeux.
– Sind
Sie rasend ? (êtes-vous fou ?) s’écria-t-il en brandissant sa
canne. Mais il resta le bras en l’air, plus tremblant de peur que de colère.
C’était, je
crois, ma toilette qui l’embarrassait. J’étais mis à la dernière mode, comme un
homme du meilleur monde.
– Ja
wa-o-o-hl ! criai-je tout à coup et de toutes mes forces, en appuyant
à la façon des Berlinois qui emploient à chaque instant dans la conversation
cette locution et qui traînent sur la lettre a pour exprimer les
différentes nuances de leur pensée.
Le baron et la
baronne se retournèrent vivement et s’enfuirent épouvantés.
Je revins sur mes
pas et allai, sans me presser, vers Paulina. Mais, cent pas avant de l’atteindre,
je la vis se lever avec les enfants et se diriger vers l’hôtel.
Je la rejoignis
près du perron.
– J’ai
accompli la... bêtise ! lui dis-je.
– Eh bien !
maintenant, débrouillez-vous ! répondit-elle sans me regarder, et elle
disparut dans le corridor.
Toute la soirée
je me promenai dans la forêt ; dans une petite izba je mangeai une
omelette. On me prit pour cette idylle un thaler et demi.
À onze heures
seulement je rentrai. On me demanda aussitôt de la part du général ; il m’attendait
dans la grande chambre, celle où il y a un piano. Il se tenait debout ; de
Grillet était nonchalamment assis sur le divan.
– Qu’avez-vous
fait, monsieur ? commença le général en prenant une attitude très majestueuse.
Permettez-moi de vous le demander.
– Abordez
donc directement l’affaire, général ; vous parlez probablement de ma
rencontre d’aujourd’hui avec un Allemand ?
– Avec un
Allemand ! Mais le baron Wourmergelm est un personnage important, et vous
avez offensé sa femme.
– Pas le
moins du monde.
– Vous leur
avez fait peur, monsieur ! s’écria le général.
– Pas le
moins du monde. Déjà, à Berlin, mon oreille s’était habituée à cet interminable
ja wohl, qu’ils traînent d’une manière si dégoûtante. En rencontrant
dans l’allée cette nichée de barons, je ne sais pourquoi le ja wohl me
revint à l’esprit et m’enragea... De plus, voilà déjà trois fois que la baronne
me rencontre, et trois fois qu’elle marche droit vers moi comme si je devais
nécessairement m’effacer sur son passage. Eh ! j’ai mon amour-propre... J’ai
ôté mon chapeau très poliment, très poliment, je vous jure, et j’ai dit : « Madame
la baronne, je suis votre esclave ! » Et quand le baron s’est mis à
crier : « Hein ? » je n’ai pu faire autrement que de me
mettre à hurler : Ja wohl ! Et je l’ai dit deux fois, la
première fois très simplement et la seconde en criant de toutes mes forces.
J’étais ravi de
mon explication, j’avais plaisir à tartiner toute cette histoire aussi
stupidement que possible, et plus ça durait, plus j’y prenais goût.
– Ah çà !
s’écria le général, vous moquez-vous de moi ?
Il expliqua en
français à de Grillet que décidément je cherchais une affaire. De Grillet
sourit avec mépris et haussa les épaules.
– Pour Dieu !
n’ayez pas cette pensée. J’ai fait une sottise, j’en conviens ! c’est une
inconvenante espièglerie, mais ce n’est rien de plus. Je m’en repens d’ailleurs,
mais j’ai une excuse. Voilà deux ou trois semaines que je ne vais pas bien. Je
me sens nerveux, irrité, fantasque, malade, et je perds tout empire sur moi-même.
Ma parole, j’ai parfois envie de prendre à partie le marquis de Grillet, qui
est là, et... mais je ne terminerai pas ; ça pourrait l’offenser. En un
mot, ce sont des symptômes morbides. J’ignore si la baronne voudra bien
accepter ces excuses, car j’ai l’intention de lui faire des excuses. Je ne
pense même pas, entre nous, qu’elle les accepte, d’autant plus que, ces
derniers temps, on a beaucoup abusé, au point de vue criminel, de la maladie
comme circonstance atténuante. L’avocat et le médecin s’entendent pour
découvrir un fou sous le masque d’un meurtrier. Mais le baron et la baronne
sont de l’ancien temps. De plus, ce sont de grands seigneurs ; ils
ignorent les progrès de la science juridico-médicale, et de telles explications
seraient malvenues auprès d’eux. Qu’en pensez-vous, général ?
– Assez,
monsieur. Je vais une fois pour toutes me débarrasser de vous. Je vous défends
de faire aucune excuse à la baronne ; ce serait de votre part une nouvelle
offense. Le baron a appris que vous étiez de ma maison, et nous nous sommes
expliqués ensemble. Un peu plus, il me demandait satisfaction. Comprenez-vous à
quoi vous m’exposiez, monsieur ? Je lui ai donné ma parole qu’aujourd’hui
même vous auriez cessé de m’appartenir.
– Permettez,
général. Est-ce bien lui qui exige que vous... vous défassiez de moi, puisque
je suis de votre maison, comme vous daignez l’avouer ?
– Non, mais
je me suis cru en devoir de lui fournir cette réparation, et il s’en est
contenté. Nous nous séparons, monsieur. Je vous devais encore quarante-trois
florins, les voici ; adieu. À partir d’aujourd’hui, nous sommes l’un pour
l’autre des étrangers. Excepté des ennuis, je n’ai rien eu de vous. Je vais
avertir le majordome que dorénavant je ne répondrai plus de vos dépenses à l’hôtel.
J’ai l’honneur d’être votre serviteur.
Je pris l’argent,
je saluai le général et lui dis très sérieusement :
– Général,
la chose ne peut se terminer ainsi. Je regrette beaucoup de vous avoir causé
des désagréments, mais veuillez observer que vous avez eu tort de répondre de
moi devant le baron. Que signifie l’expression : « Cet homme est de
ma maison ? » Je suis précepteur chez vous ; je ne suis ni votre
fils ni votre pupille ; vous n’avez pas à répondre de mes actions. J’ai
vingt-cinq ans ; je suis licencié et noble ; je vous suis étranger ;
je constitue moi-même une individualité juridiquement responsable. Il faut tout
le cas que je fais de vos innombrables qualités pour que je renonce à vous
demander, à vous-même et tout de suite, une réparation pour l’audace que vous
avez eue de répondre pour moi.
Le général était
tellement abasourdi qu’il ouvrit la bouche, fit effort pour parler, étendit les
mains, puis tout à coup se tourna vers le Français et lui expliqua que je
parlais de le provoquer en duel. Le Français se mit à ricaner.
– Mais quant
au baron, continuai-je sans me laisser déconcerter par l’attitude de M. de
Grillet, je n’ai pas du tout l’intention de laisser passer les choses ainsi. Et
puisque vous vous êtes mêlé de cette affaire, général, en consentant à écouter
les plaintes du baron, j’ai l’honneur de vous annoncer que, pas plus tard que
demain matin, j’irai demander au baron, en mon nom, pourquoi, ayant affaire à
moi, il s’est adressé à une autre personne, comme si je n’étais pas digne de
lui répondre.
Ce que je
pressentais arriva. Ce nouveau projet mit le comble à l’effroi du général.
– Comment !
vous avez l’intention de continuer cette maudite affaire ! N’ayez pas
cette audace, monsieur, ou bien je vous jure... Il y a des autorités ici, et
moi... moi... en un mot, mon rang... et celui du baron... enfin, on vous
ar-rê-te-ra, on vous expulsera par voie de police, comprenez-vous ?
– Général ;
répondis-je toujours calme, on ne peut pas m’arrêter sans motif. Vous ne savez
pas encore dans quels termes je parlerai au baron ; vous vous inquiétez
inutilement.
– Pardieu !
pardieu ! Alexis Ivanovitch, renoncez à cette intention ridicule !
dit le général, devenu tout à coup suppliant, – il avait même pris mes mains
dans les siennes, – qu’en sortira-t-il ? des désagréments ! Convenez
vous-même que je suis forcé de me tenir ici d’une certaine façon, surtout
maintenant que... enfin, surtout maintenant ! Oh ! vous ne connaissez
pas, vous ne pouvez connaître ma position !... Quand nous partirons d’ici,
je suis tout disposé à vous reprendre chez moi, mais pour l’instant... Eh bien !
en un mot, vous comprenez la chose !... s’écria-t-il en faisant un geste
de désespoir, Alexis Ivanovitch, vous comprenez la chose !...
Je me retirai en
priant le général de ne pas s’inquiéter, en l’assurant que tout se passerait très
bien.
À l’étranger, les
Russes sont quelquefois lâches ; ils craignent trop le qu’en-dira-t-on.
Ils s’inquiètent beaucoup de savoir si une chose est convenable ou non. Ils ont
l’âme dans un corset, surtout ceux qui prétendent à une situation en vue. Mais
le général m’a laissé entendre que sa situation personnelle est
particulièrement difficile. C’est précisément à cause de cette situation
particulièrement difficile qu’il était devenu tout à coup si lâche et avait
changé de ton avec moi. Mais le lendemain ce sot pouvait changer encore et s’adresser
aux autorités ; il fallait donc me tenir sur mes gardes. Je n’avais d’ailleurs
aucun intérêt à irriter le général. Mais je voulais me venger de Paulina et l’amener
à me prier elle-même de m’arrêter, car mes imprudences pouvaient finir par la compromettre...
De plus, je ne voulais pas, devant elle, reculer et passer pour une poule
mouillée. Ce n’était pas au baron à se servir de sa canne avec moi. Je tenais à
me moquer d’eux tous et à me tirer en homme de cette affaire.
VII
Ce matin j’ai appelé
le garçon et demandé que désormais on fît un compte à part pour moi. J’ai
conservé ma chambre, qui n’était pas trop chère. D’ailleurs, je possède six
cents florins, et... qui sait ?... peut-être une fortune. Chose étrange !
je n’ai encore rien gagné, et je ne puis m’empêcher d’avoir des pensées de
millionnaire.
Je me proposais,
malgré l’heure matinale, d’aller chez M. Astley, à l’hôtel d’Angleterre, quand
de Grillet entra chez moi. C’était la première fois qu’il me faisait tant d’honneur.
Pendant ces derniers temps, nous avions eu des rapports un peu tendus. Il me
méprisait et je le détestais. J’avais des motifs particuliers pour le détester.
Sa visite m’étonna donc beaucoup.
Il me salua très poliment,
me fit des compliments banals sur mon installation, et, me voyant le chapeau à
la main, me demanda si j’allais me promener. Je lui répondis que je me rendais
chez M. Astley pour affaires. Aussitôt son visage devint soucieux.
De Grillet est,
comme tous les Français, gai, aimable quand il le faut ou quand cela rapporte,
et terriblement ennuyeux quand la gaieté et l’amabilité ne sont pas
nécessaires. Le Français est très rarement aimable par tempérament ; il ne
l’est presque jamais que par calcul. S’il sent la nécessité d’être original, sa
fantaisie est ridicule et affectée ; au naturel, c’est l’être le plus
banal, le plus mesquin, le plus ennuyeux du monde. Il faut être une jeune fille
russe, je veux dire quelque chose de très neuf et de très naïf, pour s’éprendre
d’un Français. Il n’y a pas d’esprit sérieux qui ne soit choqué par l’affreux
chic de garnison qui fait le fond de ces manières convenues une fois pour
toutes, par cette amabilité mondaine, par ce faux laisser-aller et cette
insupportable gaieté.
– Je viens
pour affaires, commença-t-il d’un ton dégagé, je suis l’envoyé ou, si vous
préférez, l’intermédiaire du général. Il m’a expliqué la chose en détail, et je
vous avoue...
– Écoutez,
monsieur de Grillet, interrompis-je, je vous agrée comme intermédiaire :
je ne suis qu’un outchitel, je ne suis pas l’ami de la maison, et l’on
ne me fait pas de confidences. Mais, dites-moi, êtes-vous de la famille ?
Car enfin, vous prenez intérêt à tout et à tous, vous êtes mêlé à tout, et tout
de suite c’est vous qu’on choisit pour l’intermédiaire !...
Ma question lui
déplut.
– Je suis
lié avec le général par des intérêts communs et par d’autres considérations
particulières, dit-il sèchement. Le général m’a envoyé vous prier de renoncer à
vos intentions d’hier. Vos inventions sont très spirituelles, mais aussi très malencontreuses.
Le baron ne vous recevra pas, et ce ne sont pas les moyens de se débarrasser de
vous qui lui manqueront. Dès lors, pourquoi vous entêter ? Le général vous
a promis hier de vous reprendre à la première occasion favorable ; il vous
autorise aujourd’hui à lui réclamer vos appointements sans le servir. C’est
assez convenable, n’est-ce pas ?
Je lui répondis
avec calme qu’il se trompait, que le baron m’écouterait. Je le priai ensuite de
me dire franchement s’il était venu chez moi dans un autre but encore, et s’il
ne désirait pas apprendre quel parti j’avais pris.
– Mais sans
doute, il est assez naturel que le général veuille savoir comment vous agirez.
Et, pour m’écouter,
il s’assit dans une position très commode, la tête renversée sur le dossier de
son fauteuil. Je fis tous mes efforts pour lui laisser croire que je prenais la
chose au sérieux ; je lui expliquai que le baron m’avait offensé en s’adressant
au général comme si je n’étais qu’un domestique, qu’il m’avait fait priver de
ma place, que, naturellement, je me sentais blessé, mais que je savais
comprendre les différences de position sociale et d’âge... Je me tenais à grand’peine
pour ne pas éclater de rire.
– Je ne veux
pas commettre une légèreté de plus, ajoutai-je. Je n’irai pas demander réparation
au baron ; mais je crois avoir le droit d’offrir mes excuses à la baronne.
Pourtant, je renonce même à cela, les procédés offensants du général et du
baron ne me le permettant plus. Tout le monde croirait que j’ai fait des
excuses dans le but de rattraper ma place. Tout compte fait, il faudra donc que
j’exige, moi, des excuses du baron ; mais dans une forme assez modérée.
Par exemple, qu’il me dise : « Je n’ai pas voulu vous offenser. »
Et alors, à mon tour, les mains libres et le coeur ouvert, je lui offrirai mes
excuses. En un mot, terminai-je, je demande que le baron me délie les mains.
– Fi !
quelle subtilité ! quelle finesse exagérée ! Mais avouez donc,
monsieur, que vous faites tout cela pour ennuyer le général... ou peut-être
avez-vous quelque autre projet, mon cher monsieur... monsieur... pardon ;
monsieur Alexis, n’est-ce pas ?...
– Mais, mon
cher marquis, en quoi cela vous intéresse-t-il ?
– Eh bien !
le général...
– Et le
général, en quoi cela l’intéresse-t-il ? Il manifestait hier quelque inquiétude ;
mais comme il ne m’a rien expliqué...
– Il y a
ici... il existe ici une circonstance particulière, interrompit M. de Grillet
sur un ton suppliant où le mécontentement perçait de plus en plus. Vous
connaissez mademoiselle de Comminges ?
– C’est-à-dire
mademoiselle Blanche ?
– Mademoiselle
Blanche de Comminges et sa mère, madame veuve de Comminges. Vous savez que le
général est amoureux et que le mariage est proche. Imaginez l’effet désastreux
d’un scandale, d’une histoire...
– Je ne vois
ici ni scandale ni histoire concernant ce mariage.
– Mais le
baron est si irascible ! Un caractère prussien, vous savez ; il fera
une querelle d’Allemand.
– Alors,
cela ne me regarde plus. Je ne suis plus de la maison du général.
Je faisais tout
mon possible pour qu’il ne comprît rien à ce que je lui disais.
– Et d’ailleurs,
s’il est entendu que mademoiselle Blanche épouse le général, qu’attend-on ?
Et pourquoi cachait-on ce projet aux gens de la maison ?
– Je ne peux
pas vous... enfin, ce n’est pas encore... enfin... vous savez qu’on attend des
nouvelles de Russie. Le général a besoin d’arranger ses affaires.
– Ah !
la babouschka !
De Grillet me
regarda avec haine.
– En tout
cas, reprit-il, je compte sur votre obligeance, sur votre esprit, sur votre
tact... Certainement, vous ferez cela pour cette famille, où vous êtes aimé
comme un parent, estimé...
– Mais enfin,
j’ai été chassé. Vous prétendez maintenant que c’est pour la forme ; mais
convenez que si on vous disait : « Je ne veux pas te tirer les
oreilles, mais tu dois dire partout que je te les ai tirées », vous n’en
seriez pas très flatté.
– Alors, si
aucune prière n’a d’effet sur vous, reprit-il sévèrement et avec hauteur,
permettez-moi de vous dire qu’on prendra d’autres mesures. Il y a ici un
gouvernement ; on vous chassera aujourd’hui même, que diable ! Un
blanc-bec tel que vous provoquer en duel un personnage comme le baron ! Et
soyez convaincu que personne ici ne vous craint. Mais, j’en suis sûr, vous ne
croyez pas que le général ose jamais vous faire jeter à la porte par ses
laquais ?
– D’abord,
je ne m’y exposerai pas ! répondis-je avec un calme extraordinaire. Vous
vous trompez, monsieur de Grillet, tout se passera mieux que vous ne pensez. J’irai
chez M. Astley, je le prierai d’être mon second ; il m’aime et ne refusera
pas. Il ira chez le baron, qui le recevra. Je ne suis qu’un outchitel, un
subalterne, mais M. Astley est le neveu de lord Peebrock, tout le monde sait
cela, et lord Peebrock est ici. Soyez sûr que le baron sera poli avec M.
Astley. D’ailleurs, s’il manquait aux convenances, M. Astley en ferait une
affaire personnelle, et vous savez comme les Anglais sont entêtés. Il enverra
au baron un ami, et vous savez qu’il a de très bons amis. Quant à maintenant...
De Grillet avait
tout à fait peur ; car ce que je disais était très vraisemblable et
prouvait que j’avais vraiment l’intention d’avoir une affaire.
– Mais je
vous en supplie, laissez donc cela, reprit-il très doucement. On croirait
vraiment que ça vous amuse ! Ce n’est pas une satisfaction, c’est un
scandale que vous cherchez. Je conviens d’ailleurs que c’est amusant et
spirituel ; c’est peut-être même ce qui vous plaît. Mais, enfin, se
hâta-t-il d’ajouter en voyant que je prenais mon chapeau, j’ai une lettre à
vous remettre de la part d’une personne... Lisez. On m’a enjoint d’attendre la
réponse.
Et il me remit un
petit billet plié et cacheté où je reconnus l’écriture de Paulina.
« Il me
revient, m’écrivait-elle, que vous avez l’intention d’éterniser cette histoire.
Je vous prie d’y renoncer. Tout cela, sottises ! J’ai besoin de vous et
vous avez juré de m’obéir. Souvenez-vous du Schlagenberg. Obéissez, je vous
prie. S’il le faut, je vous l’ordonne.
« Votre
« P.
« P.-S. :
Si je vous ai offensé hier, pardonnez-moi. »
Tout était
changé. Je me sentais pâlir et trembler. Le Français me regardait en dessous et
évitait de rencontrer mon regard pour ne pas ajouter à ma confusion. J’aurais
préféré qu’il recommençât à se moquer de moi.
– Bien !
dites à mademoiselle Paulina qu’elle se tranquillise. Mais permettez-moi de
vous demander pourquoi vous m’avez fait attendre si longtemps ce billet. Au
lieu de tant bavarder, il me semble que vous auriez mieux fait de commencer par
là...
– Oh !
je voulais... Tout cela est si étrange que vous devez m’excuser ! Je pensais
connaître plus vite vos intentions... En tout cas, j’ignore la teneur du billet
et je pensais que j’aurais toujours le temps de vous le remettre.
– Allons
donc ! On vous a dit de ne me remettre ce billet qu’à la dernière
extrémité, et vous pensiez tout arranger de vive voix. C’est cela, n’est-ce pas ?
Parlez franchement, monsieur de Grillet.
– Peut-être !
dit-il en me regardant d’un air très singulier.
Je pris mon
chapeau ; il s’inclina et sortit. Il me sembla voir un sourire sur ses
lèvres.
– Nous réglerons
un jour nos comptes, Frantsouzichka[4] ! grognai-je en descendant.
Je ne pouvais
réfléchir à rien. Il me semblait qu’on venait de me frapper à la tête. L’air me
rafraîchit un peu.
Deux minutes
après, deux pensées me saisirent. La première, qu’on faisait une tragédie de
toutes ces bagatelles, pourquoi ? La seconde, que le petit Français avait
décidément sur Paulina une étrange influence. Il suffit d’un mot de lui, elle
fait tout ce qu’il veut. Elle écrit, elle descend jusqu’à me prier ; naturellement,
leurs relations sont très mystérieuses. Elles ont été telles dès le premier
jour, mais, depuis quelque temps, j’observe que Paulina me méprise davantage ;
son mépris va jusqu’au dégoût. Et j’ai observé aussi que de Grillet la regarde
à peine ; il est tout juste poli ; cela signifie tout simplement qu’il
la tient, qu’il la domine, qu’il l’a enchaînée...
VIII
À la promenade,
comme on dit ici, c’est-à-dire dans l’allée des Châtaigniers, j’ai rencontré
mon Anglais.
– Oh !
oh ! fit-il en m’apercevant, j’allais chez vous et vous alliez chez moi !
Vous avez donc quitté les vôtres ?
– Dites-moi d’abord
comment vous êtes au courant de cette affaire ? Tout le monde s’en occupe
donc ?
– Oh !
non, il n’y a pas de quoi occuper tout le monde. Personne n’en parle.
– Comment le
savez-vous, alors ?
– Un
hasard... Et où pensez-vous aller ? Je vous aime, et voilà pourquoi j’allais
chez vous.
– Vous êtes
un excellent homme, M. Astley, lui dis-je. (J’étais pourtant très intrigué de
le voir si bien informé.) Au fait, je n’ai pas encore pris mon café, j’espère
que vous ne refuserez pas d’en prendre avec moi ? Allons donc au café de
la gare. Nous causerons en fumant, je vous conterai tout, et... vous me
conterez aussi..
Le café était à
cent pas. Nous nous installâmes, j’allumai une cigarette. M. Astley ne m’imita
pas, et, me regardant bien en face, se disposa à m’écouter.
– Je ne pars
pas, commençai-je.
– J’étais
sûr que vous resteriez, dit M. Astley avec un air d’approbation.
En allant chez
lui, je n’avais pas du tout l’intention de lui parler de mon amour pour
Paulina. Je m’étais depuis longtemps aperçu de l’effet qu’elle avait produit
sur lui, mais jamais il ne la nommait devant moi. Pourtant, chose étrange,
aussitôt qu’il se fut assis, aussitôt qu’il eut fixé sur moi son regard de
plomb, il me vint le désir de lui confier mon amour et toutes ses subtilités si
compliquées. Je lui en parlai donc, pendant toute une heure, et cela me fut
extrêmement agréable, car c’était ma première confidence à ce sujet. Je m’aperçus
qu’aux moments où je me laissais emporter par ma passion, il ne pouvait
dissimuler une certaine gêne ; et je ne sais pourquoi, en vérité, cela m’excitait
à exagérer encore l’ardeur de mon récit. Je ne regrette qu’une chose :
peut-être ai-je un peu trop parlé du Français.
M. Astley m’avait
écouté jusque-là immobile, taciturne, en me regardant dans le fond des yeux.
Mais quand je vins à parler du Français, il m’arrêta net et me demanda
sévèrement de quel droit je faisais des suppositions oiseuses sur un point
indifférent au sujet de mon récit.
– Vous avez
raison, lui dis-je.
– Car vous n’avez
le droit de faire sur ce marquis et sur miss Paulina que des suppositions, n’est-ce
pas ?
M. Astley posait
toujours ses questions d’une manière très étrange. Mais, cette fois, une question
si catégorique m’étonna de la part d’un être aussi timide.
– En effet,
répondis-je.
– Vous avez
donc mal agi, non seulement en me communiquant vos suppositions, mais même en
les concevant.
– Bien, bien !
j’en conviens, mais ce n’est plus de cela qu’il s’agit, interrompis-je encore
étonné.
Je lui racontai
ensuite l’histoire de la veille dans tous ses détails, la sortie de Paulina,
mon aventure avec le baron, ma démission, la lâcheté extraordinaire du général,
et enfin je lui fis part de la visite du marquis de Grillet et lui montrai le
billet.
– Qu’en
pensez-vous ? lui demandai-je. Je venais précisément vous demander votre
opinion. Quant à moi, j’ai envie de tuer ce petit Français. Hé ! je le
tuerai peut-être... Qu’en pensez-vous ?
– Je suis de votre avis. Quant à miss
Paulina... vous savez qu’on est parfois obligé d’avoir des rapports avec des
gens qu’on déteste... Il y a des nécessités... Il est vrai que sa sortie d’hier
est étrange ; non pas que je croie qu’elle ait voulu se défaire de vous en
vous ordonnant d’offenser ce baron armé d’une canne dont il n’a pas su se
servir, mais parce que cette excentricité ne convient pas à l’excellente
distinction de ses manières. Il est d’ailleurs évident qu’elle pensait que vous
n’accompliriez pas ses ordres à la lettre...
– Savez-vous,
m’écriai-je tout à coup en regardant fixement M. Astley, je suis convaincu que
vous connaissiez déjà cette histoire, et que vous la tenez... de mademoiselle
Paulina elle-même !
Il me regarda
avec étonnement.
– Vos yeux
sont étincelants et j’y lis un soupçon, reprit-il en se maîtrisant aussitôt.
Mais vous n’avez pas le moindre droit de me marquer des soupçons de cette
nature, je ne vous en donne aucun droit, entendez-vous ? et je me refuse
absolument à vous répondre.
– Bien !
assez ! C’est inutile... m’écriai-je avec agitation, sans pouvoir m’expliquer
comment cette pensée m’était venue.
En effet, où et
quand Paulina aurait-elle pu prendre M. Astley pour confident ? Il est
vrai que, ces temps derniers, je voyais moins M. Astley et que Paulina était
devenue pour moi de plus en plus énigmatique, – énigmatique au point que, en
racontant mon amour à M. Astley, je n’avais rien pu dire de précis sur mes
relations avec elle. Tout y était fantastique, bizarre, anormal.
– Je suis
confus, dis-je encore, je ne puis rien comprendre nettement à toute cette
affaire...
– Je
suffoquais. Du reste, je vous tiens pour un très galant homme... Autre chose :
je vais vous demander non pas un conseil, mais votre opinion...
Je me tus, puis,
après quelques instants, je repris :
– Que
dites-vous de la lâcheté du général ? Il a fait toute une affaire de mon
escapade, toute une affaire ! De Grillet lui-même, qui ne s’occupe que de
choses graves, s’en est mêlé ; il a daigné me faire une visite, me prier,
me supplier, lui ! moi ! Enfin, remarquez ceci : il est venu
chez moi à neuf heures du matin, et il avait déjà entre les mains le billet de
mademoiselle Paulina. Quand donc avait-elle écrit ce billet ? L’avait-on
réveillée pour cela ? Elle obéit à toutes les suggestions qui émanent de
lui, et, s’il le veut, elle descend jusqu’à me demander pardon ; mais je
ne vois pas quel intérêt la pousse. Pourquoi ont-ils peur de ce baron, et qu’est-ce
que cela leur fait que le général épouse mademoiselle Blanche de Comminges ?
Ils disent qu’ils doivent, pour ce motif, avoir une tenue particulière ;
mais convenez que tout cela est déjà beaucoup trop particulier. Qu’en
dites-vous ? Je lis dans vos yeux que vous êtes mieux informé que moi.
M. Astley sourit
et hocha la tête en signe d’affirmation.
– Oui,
dit-il, je suis mieux informé que vous. Mademoiselle Blanche est l’unique cause
de tous ces ennuis, voilà toute la vérité.
– Mais quoi !
mademoiselle Blanche !... m’écriai-je avec impatience, car j’espérais
apprendre quelque chose de précis sur Paulina.
– Ne vous
semble-t-il pas que mademoiselle Blanche a un intérêt particulier à éviter une
rencontre avec le baron, comme si cette rencontre devait nécessairement être
désagréable ou, pis encore, scandaleuse ?
– Et puis ?
et puis ?
– Il y a trois
ans, mademoiselle Blanche était déjà ici, à Roulettenbourg. J’y étais aussi.
Elle ne s’appelait pas encore mademoiselle de Comminges, et la veuve de
Comminges n’existait pas ; du moins personne n’en parlait. De Grillet n’y
était pas non plus. Je suis convaincu qu’il n’y a aucune parenté entre eux et
qu’ils ne se connaissent que depuis peu de temps. Je suis même fondé à croire
que le marquisat de De Grillet est assez récent ; son nom de de Grillet
doit être de la même date. Je connais ici quelqu’un qui l’a rencontré jadis
sous un autre nom.
– Il a
pourtant des relations très sérieuses.
– Qu’importe ?
Mademoiselle Blanche aussi !... Or, il y a trois ans, sur la demande de la
baronne en question, mademoiselle Blanche a été invitée par la police à quitter
la ville, – et c’est ce qu’elle fit.
– Comment ?...
– Elle était
arrivée ici avec un certain prince italien décoré d’un nom historique, – quelque
chose comme... Barbarini, – un homme tout constellé de bijoux, de pierreries très
authentiques. Il sortait dans un magnifique attelage. Mademoiselle Blanche
jouait au trente-et-quarante, d’abord avec succès, puis avec chance contraire.
Un soir, elle perdit une grosse somme. Mais le vrai malheur, c’est que le
lendemain matin le prince disparut, et avec lui disparurent chevaux et
voitures. La note de l’hôtel s’élevait à un chiffre énorme. Mademoiselle Zelma,
– au lieu de madame Barbarini, elle était devenue mademoiselle Zelma, – était
dans un désespoir extrême. Elle pleurait, criait, et, dans sa rage, déchirait
ses vêtements. Il y avait dans le même hôtel un comte polonais. À l’étranger,
tous les Polonais sont comtes. Mademoiselle Zelma, qui lacérait ses robes et se
déchirait le visage de ses ongles roses et parfumés, produisit sur lui une
certaine impression. Ils eurent un entretien, et, à l’heure du dîner, elle
était consolée. Le soir, le comte polonais se montra dans les salons de jeu
ayant à son bras mademoiselle Zelma. Elle riait très haut, comme à l’ordinaire,
plus libre même que d’habitude dans ses manières. Elle était de la catégorie de
ces joueuses qui, à la roulette, écartent de vive force les gens assis, pour se
faire place. C’est le chic particulier de ces dames ; vous l’aurez
certainement remarqué.
– Oh !
oui.
– Elle joua
et perdit plus encore que la veille... Pourtant ces dames sont ordinairement
heureuses au jeu, comme vous le savez. Elle eut un sang-froid étonnant... D’ailleurs,
mon histoire finit là. Le comte disparut comme le prince, un beau matin, sans
prendre congé. Le soir de ce jour-là, mademoiselle Zelma vint seule au jeu et
ne rencontra pas de cavalier de bonne volonté. En deux jours elle fut « nettoyée ».
Quand elle eut perdu son dernier louis, elle regarda autour d’elle et aperçut à
ses côtés le baron Wourmergelm, qui la considérait très attentivement et avec
une indignation profonde. Elle ne prit pas garde à cette indignation, décocha
au baron un sourire de circonstance et le pria de mettre pour elle dix louis
sur la rouge. La baronne se plaignit, et, le soir même, mademoiselle Zelma
recevait la défense de paraître désormais à la roulette. Vous vous étonnez que
je sois au fait de toute cette chronique scandaleuse ? Je la tiens d’un de
mes parents, M. Fider, qui conduisit mademoiselle Zelma, dans sa voiture, de
Roulettenbourg à Spa. Maintenant, elle veut devenir « générale »,
probablement ! pour éviter les notifications de la police. Elle ne joue
plus, elle doit prêter sur gages aux joueurs. C’est beaucoup plus lucratif. Je
soupçonne même que le pauvre général est son débiteur, et peut-être aussi de Grillet,
à moins que ce dernier ne soit, au contraire, son associé. Vous comprenez
maintenant qu’elle doit éviter, au moins jusqu’à son mariage, d’attirer l’attention
de la baronne et du baron.
– Non, je ne
comprends pas ! criai-je en frappant de toutes mes forces sur la table, de
sorte qu’un garçon accourut tout effaré. Dites-moi, monsieur Astley, si vous
saviez depuis longtemps toute cette histoire et, par conséquent, qui est
mademoiselle Blanche de Comminges, pourquoi n’avez-vous prévenu ni moi, ni le
général, ni surtout, surtout, mademoiselle Paulina, qui se montre à la gare, en
public, avec mademoiselle Blanche, bras dessus bras dessous ? Est-ce
admissible ?
– Je n’avais
pas à vous prévenir, vous ne pouviez rien changer à la situation, répondit
tranquillement M. Astley ; du reste, de quoi vous prévenir ? Le
général connaît peut-être miss Blanche mieux que je ne la connais, et il se
promène pourtant avec elle et avec miss Paulina. C’est un bien pauvre homme, ce
général. J’ai vu hier miss Blanche sur un beau cheval, en compagnie de De
Grillet et du prince russe, tandis que le général suivait à quelque distance.
Le matin, je lui avais entendu dire qu’il avait mal aux jambes ; il se
tenait bien en selle pourtant. D’ailleurs, tout cela ne me regarde pas ;
il n’y a pas longtemps que j’ai l’honneur de connaître miss Paulina. Enfin, je
vous ai déjà dit que je ne vous reconnais pas le droit de me poser certaines
questions, quoique je vous aime sincèrement.
– Bien !
dis-je en me levant. Il est pour moi clair comme le jour que mademoiselle
Paulina sait tout ce qui concerne mademoiselle Blanche, mais qu’elle ne peut se
séparer de son Français, et que c’est pour cette raison qu’elle consent à la
compagnie de mademoiselle Blanche. Aucune autre influence ne peut l’y déterminer ;
et c’est sous cette influence aussi qu’elle me suppliait de ne pas toucher le
baron, après m’avoir pourtant elle-même excité contre lui ! Du diable si j’y
comprends quelque chose !
– Vous
oubliez d’abord que cette miss de Comminges est la fiancée du général et que
miss Paulina a un frère et une soeur, les enfants du général dont elle est la
pupille. Ces enfants sont abandonnés par ce fou et ne manqueront pas d’être
exploités.
– Oui, oui,
c’est cela. Abandonner les enfants, c’est les perdre ; rester, c’est
veiller à leurs intérêts, et sauver peut-être une partie de leur fortune. Oui,
oui ; mais tout de même... Oh ! je comprends maintenant qu’ils s’intéressent
tous à la santé de la babouschka.
– De qui
parlez-vous ?
– De cette
vieille sorcière de Moscou qui se meurt. On attend impatiemment une dépêche
annonçant que c’est chose faite, que la vieille est morte.
– En effet,
tout l’intérêt se concentre sur elle. Tout gît dans l’héritage. Aussitôt que le
testament sera ouvert, le général se mariera, miss Paulina sera libre et de
Grillet...
– Eh bien !
de Grillet ?
– On lui
payera tout ce qu’on lui doit, et il ne reste ici que pour être payé.
– Seulement
pour être payé ? Vous pensez ?
– Je ne sais
rien de plus.
– Eh bien !
moi, j’en sais davantage ! Il attend aussi sa part de l’héritage, car
alors Paulina aura une dot et se jettera aussitôt à son cou. Toutes les femmes
sont ainsi ; les plus orgueilleuses deviennent les plus viles esclaves.
Paulina n’est capable que d’aimer passionnément ; voilà mon opinion sur elle.
Regardez-la, quand elle est seule, plongée dans ses pensées. Il y a en elle
quelque chose de fatal, d’irrémédiable, de maudit. Elle est capable de tous les
excès de la passion... Elle... elle... Mais qui m’appelle ? m’écriai-je
tout à coup. Qui est-ce qui crie ? J’ai entendu crier en russe :
Alexeï Ivanovitch ! Une voix de femme, entendez-vous ? Entendez-vous ?
En ce moment,
nous approchions de l’hôtel. Nous avions quitté le café depuis longtemps sans
nous en apercevoir.
– En effet,
j’ai entendu une voix de femme, mais je ne sais qui elle appelle. Maintenant je
vois d’où viennent ces cris, dit M. Astley en m’indiquant notre hôtel. C’est
une femme assise dans un grand fauteuil que plusieurs laquais viennent de
déposer sur le perron. On apporte des malles. Elle vient sans doute d’arriver.
– Mais
pourquoi m’appelle-t-elle ? Voyez, elle crie encore et elle fait des
signes.
– Je vois,
dit M. Astley.
– Alexeï
Ivanovitch ! Alexeï Ivanovitch ! Ah ! Dieu ! Quel imbécile !
Ces cris venaient
du perron de l’hôtel.
Nous nous mîmes à courir. Mais, en arrivant, les
bras me tombèrent de stupéfaction et je demeurai cloué sur place.
IX
Sur le perron de
l’hôtel se tenait la babouschka ! On l’avait apportée dans un fauteuil.
Elle était entourée de valets et de servantes. Le majordome était allé en
personne à la rencontre de la nouvelle venue, qui amenait ses domestiques
personnels et des voitures encombrées de bagages. – Oui, c’était elle-même, la
terrible, la riche Antonida Vassilievna Tarassevitcheva, avec ses soixante-quinze
ans ; c’était bien la pomiestchitsa[5],
la barina de Moscou, la baboulinka, pour qui l’on avait tant fait
jouer le télégraphe, toujours mourante, jamais morte. Elle arrivait à l’improviste,
comme il pleut, comme il neige. Privée de l’usage de ses jambes, elle était
venue, dans son fauteuil, que depuis cinq ans elle n’avait jamais quitté,
vivante pourtant, contente d’elle-même, se tenant droite, le verbe haut et
impératif, grondant toujours, toujours en colère ; en un mot, tout à fait
la même personne que j’avais eu déjà l’honneur de voir deux fois depuis que j’étais
au service du général en qualité d’outchitel.
Je me tenais
devant elle immobile, comme pétrifié. Elle me regardait de ses yeux perçants.
Elle m’avait reconnu et m’avait appelé par mon nom et celui de mon père.
Et c’était cette
vivace créature qu’on croyait déjà dans la bière et qu’on ne considérait plus
que comme un héritage ! Elle nous enterrera tous, pensais-je, et l’hôtel
avec nous ! Et les nôtres, maintenant, que deviendront-ils ? – Le général ?
– Elle va mettre tout l’hôtel sens dessus dessous...
– Eh bien,
mon petit père, pourquoi te tiens-tu ainsi devant moi, les yeux écarquillés ?
me cria la babouschka. Tu ne sais donc pas souhaiter la bienvenue ? Ou
bien ne m’as-tu pas reconnue ? Entends-tu, Potapitch ? – dit-elle à un
petit vieillard orné d’une cravate blanche étalée sur un frac, et d’un crâne
déplumé, son majordome, qu’elle avait emmené avec ses bagages. – Entends-tu ?
Il ne me reconnaît pas ! On m’a déjà couchée dans mon tombeau !... On
envoyait télégramme sur télégramme : « Morte ? ou : Pas
encore ? » Je sais tout. Pourtant je suis encore de ce monde.
– Mais
permettez, Antonida Vassilievna, pourquoi souhaiterais-je votre mort ?
répondis-je assez gaiement et revenu de ma stupeur. J’étais seulement étonné...
– Qu’y
a-t-il donc de si étonnant ? J’ai pris le train ; je suis partie. On
est très bien dans le train. Tu es allé te promener ?
– Oui, je
reviens de la gare.
– Il fait
bon ici, et chaud. Et quels beaux arbres ! J’aime cela... Les nôtres
sont-ils à la maison ? Où est le général ?
– À la
maison certainement, à cette heure-ci.
– Ah !
ah ! ils ont leurs heures ! Que de cérémonie ! C’est le grand
genre. N’ont-ils pas leur voiture, ces grands seigneurs ? Une fois leur
fortune gaspillée, ils sont allés à l’étranger. Et Praskovia aussi est avec eux ?
– Oui,
Paulina Alexandrovna est ici.
– Et le
petit Français ? Enfin, je les verrai tous moi-même. Alexis Ivanovitch,
montre-moi le chemin, mène-moi vers eux. Et toi, te trouves-tu bien ici ?
– Comme ci,
comme ça, Antonida Vassilievna.
– Et toi,
Potapitch, dis à cet imbécile de maître d’hôtel qu’on me donne un appartement
commode, pas trop haut. Tu y feras porter les bagages... Eh ! qu’ont-ils
tous à vouloir me porter ? tas d’esclaves !... Qui est avec toi ?
– M. Astley,
répondis-je.
– Quel M.
Astley ?
– Un
voyageur, un de mes amis. Il connaît aussi le général.
– Un Anglais ?
C’est bien ça, il ne lève pas les yeux de dessus ma personne et ne desserre pas
les dents. D’ailleurs, je ne déteste pas les Anglais... Maintenant, portez-moi
à l’appartement du général.
On enleva la
babouschka. Je m’engageai le premier dans le large escalier de l’hôtel. Notre
marche était très solennelle. Tous ceux qui nous rencontraient s’arrêtaient sur
notre passage et nous regardaient de tous leurs yeux. Notre hôtel passait pour
le meilleur, le plus cher et le plus aristocratique de l’endroit. Dans le
corridor nous passions auprès de dames élégantes et de richissimes lords.
Plusieurs demandaient au maître d’hôtel des renseignements sur l’inconnue qui
semblait elle-même très impressionnée. Il ne manquait pas de répondre que c’était
« une étrangère de marque, une Russe, une comtesse, une grande dame, qui
allait prendre l’appartement occupé huit jours auparavant par la duchesse de
N... » La mine orgueilleuse de la babouschka produisait surtout grand
effet. Elle regardait du haut en bas, curieusement, tous ceux qui passaient
auprès d’elle, les toisait, et demandait à haute voix : « Qui est-ce ? »
Elle était de haute taille (cela se devinait, quoiqu’elle ne se levât pas de
son fauteuil). Son dos était droit comme une planche et ne touchait pas le
dossier. Sa tête grise, aux traits accentués, se dressait orgueilleusement sur
son cou. Il y avait de l’arrogance et même de la provocation dans son regard.
Mais, ni dans son regard ni dans son geste, on ne démêlait aucun artifice.
Malgré ses soixante-quinze ans, elle avait le visage frais, et presque toutes
ses dents. Elle portait une robe de soie noire et un bonnet blanc.
– Elle m’intéresse
extrêmement, me dit tout bas M. Astley en montant à côté de moi.
– Elle
connaît l’histoire des télégrammes, lui répondis-je. Elle connaît aussi de
Grillet, mais très peu mademoiselle Blanche.
Méchant homme que
je suis ! Une fois mon premier étonnement passé, j’étais tout au plaisir
du coup de foudre que nous allions ménager au général. J’étais aiguillonné, et
j’allais en avant, tout joyeux.
La famille du
général occupait un appartement au troisième étage. Je ne fis prévenir
personne, je ne frappai même pas aux portes ; j’ouvris brusquement, et la
babouschka fut introduite comme en triomphe. Le hasard fit bien les choses. Ils
étaient tous réunis dans le cabinet du général. Il était midi ; on se
disposait pour une partie de plaisir. Les uns devaient aller en voiture, les
autres à cheval. Tout le monde était là ; sans compter Paulina, les
enfants et leurs bonnes et le général lui-même, il y avait de Grillet,
mademoiselle Blanche en amazone, sa mère, madame veuve de Comminges, le petit
prince et un savant, un Allemand que je voyais ce jour-là pour la première
fois.
On déposa le
fauteuil de la babouschka juste au milieu du cabinet, à trois pas de son neveu.
Dieu ! je n’oublierai jamais cette scène ! Le général était en train
de faire un récit que de Grillet rectifiait. Depuis deux ou trois jours, j’avais
remarqué que mademoiselle Blanche et de Grillet faisaient la cour au petit
prince à la barbe du pauvre vieux. Tout le monde était de bonne humeur, – factice
pourtant.
À la vue de la
babouschka, le général resta comme foudroyé, et, la bouche bée, s’arrêta au
milieu d’un mot les yeux agrandis, comme fasciné. La babouschka restait aussi
silencieuse, immobile. Mais quel regard ! quel regard triomphant,
provocant et railleur ! Ils se regardèrent ainsi durant à peu près dix
secondes. Ce silence était extraordinaire. De Grillet laissa voir le premier un
trouble singulier. Mademoiselle Blanche levait les sourcils, ouvrait la bouche
et contemplait la babouschka d’un air effarouché. Le prince et le savant, très surpris,
considéraient ce tableau. Les yeux de Paulina exprimèrent d’abord un profond
étonnement ; tout à coup elle devint pâle comme un linge. Une minute
après, le sang afflua à son visage et empourpra ses joues, puis elle pâlit
encore.
Oui, c’était une
catastrophe pour tous.
M. Astley se
tenait à l’écart, tranquille, impassible comme toujours.
– Eh bien !
me voici, au lieu du télégramme, dit enfin la babouschka. Quoi ? Vous ne m’attendiez
pas ?
– Antonida
Vassilievna... chère tante... mais comment donc ?... murmura le pauvre
général.
Si la babouschka
avait plus longtemps gardé le silence, le malheureux homme serait certainement
tombé frappé d’apoplexie.
– Comment ?
Eh ! j’ai pris le train. Pourquoi donc sont faits les chemins de fer ?
Vous me croyiez tous déjà morte ? Vous croyiez déjà palper l’héritage !
Je sais tous les télégrammes que tu as envoyés. Que d’argent ils ont dû te
coûter ! Eh bien, j’ai pris mes jambes à mon cou et me voici... C’est le
Français, M. de Grillet, je crois ?
– Oui,
madame, dit aussitôt de Grillet. Et croyez bien... je suis si enchanté... Votre
santé... c’est un miracle !... Vous voir ici... une surprise charmante !...
– Oui, oui,
charmante. Je te connais, comédien ! Mais je ne fais pas plus cas de tes
paroles que... – Elle fit claquer avec le pouce l’ongle de son petit doigt. – Et
ça, qui est-ce ? demanda-t-elle en désignant de la main mademoiselle
Blanche.
Cette jeune et
élégante amazone avec sa cravache intriguait visiblement la babouschka.
– Est-elle d’ici ?
– C’est
mademoiselle Blanche de Comminges, et voici sa mère, madame de Comminges. Elles
habitent ici, lui répondis-je.
– Elle est
mariée, la demoiselle ? demanda-t-elle sans autre cérémonie.
– Mademoiselle
de Comminges est une jeune fille, répondis-je le plus humblement possible et à
demi-voix.
– Elle est
gaie ?
Je fis semblant
de n’avoir pas compris la question.
– On ne doit
pas s’ennuyer avec elle... Sait-elle le russe ? De Grillet, lui, sait un
peu notre langue...
Je lui expliquai
que mademoiselle de Comminges n’était venue qu’une fois en Russie.
– Bonjour,
fit soudainement la babouschka, adressant la parole à mademoiselle Blanche.
– Bonjour,
madame, dit mademoiselle Blanche en faisant une gracieuse révérence. Elle
affectait la plus extrême politesse, sans pouvoir dissimuler l’étonnement,
presque l’effroi, que lui avait causé une interpellation aussi imprévue.
– Oh !
elle baisse les yeux et fait la grimace ! On devine vite quel oiseau c’est
là ! Quelque actrice... J’ai pris mon appartement dans ton hôtel,
continua-t-elle en s’adressant au général. Je suis ta voisine. Cela te va-t-il ?
– Oh !
ma tante ! Croyez à la sincérité de mon dévouement... de ma
satisfaction...
Le général
commençait à reprendre ses esprits. Il savait, à l’occasion, affecter une
certaine solennité qui ne manquait pas son effet.
– Nous
étions si inquiets au sujet de votre santé... Nous recevions des télégrammes si
désespérés ! Mais vous voici...
– Mensonges !
mensonges ! interrompit brusquement la babouschka.
– Mais
comment avez-vous pu ?... se hâta de reprendre le général en faisant comme
s’il n’avait pas entendu ce catégorique « mensonges ! » – comment
avez-vous pu vous décider à entreprendre un tel voyage ? Convenez qu’à
votre âge, dans l’état de votre santé... Certes, il y a lieu de s’étonner, et
notre stupéfaction est pardonnable. Mais que me voilà content !... et nous
sommes tous contents, et nous nous efforcerons de vous rendre la saison
agréable...
– Bon, bon !
assez ! Tout ce bavardage est inutile. Je n’ai pas besoin de vous tous
pour avoir une « saison agréable ». Pourtant je ne vous fuis pas, j’oublie
le mal... Bonjour, Praskovia ! Et toi, que fais-tu ici ?
– Bonjour,
babouschka, dit Paulina en s’avançant. Y a-t-il longtemps que vous êtes partie ?
– Voici la
première question raisonnable qui m’ait été adressée, entendez-vous, vous
autres ? Ha ! ha ! ha ! Vois-tu, je m’ennuyais. Rester
couchée, être soignée, attendre la guérison, non, j’en avais assez. J’ai mis
tout mon monde à la porte, et j’ai appelé le sacristain de l’église de Saint-Nicolas.
Il avait guéri du même mal dont je souffre une certaine dame avec une liqueur
extraite du foin. Et il m’a guérie, moi aussi. Le troisième jour, après une
transpiration abondante, je me suis levée. Mes médecins allemands se sont de
nouveau réunis, ont mis leurs lunettes et ont commencé de longues consultations :
« Maintenant, me dirent-ils, allez aux eaux, et vous serez tout à fait
guérie. » Pourquoi pas ? pensai-je. En un jour je fus prête, et c’est
la semaine dernière que je me suis mise en route avec Potapitch et Fédor, mon
laquais, dont je me suis défaite à Berlin, car il m’était inutile. En effet, je
prenais toujours un wagon à part, et quant à des porteurs, on en a partout pour
vingt kopecks. – Hé ! hé ! quel bel appartement ! Avec quoi
payes-tu ça, mon petit père ? Toute ta fortune est engagée, je le sais.
Rien qu’au petit Français, combien dois-tu ? Je sais tout, je sais tout.
– Mais,
chère tante... commença le général tout confus. Mais... je suis étonné... Il me
semble que je n’ai pas de contrôle à subir... et d’ailleurs mes dépenses ne
dépassent pas mes moyens.
– Vraiment ?
Mais tu as volé jusqu’à tes enfants, toi, leur tuteur !
– Après de
telles paroles... commença le général indigné, je ne sais vraiment plus...
– En effet,
tu ne dois guère savoir que dire. Tu ne quittes pas la roulette, n’est-ce pas ?
On t’a mis à sec ?
Le général était
si ému que la respiration allait lui manquer.
– À la
roulette ! moi ! avec mon grade ! Moi ! Mais vous êtes sans
doute encore malade, ma tante. Revenez donc à vous !
– Comédie !
comédie ! Je suis sûre qu’on ne peut pas t’arracher de la roulette. Je
veux voir, moi aussi, ce que c’est que cette roulette, et dès aujourd’hui.
Voyons, Praskovia, raconte-moi ce qu’il y a à voir, et toi aussi, Alexis
Ivanovitch. Et toi, Potapitch, note bien tous les endroits où il faut aller.
– Il y a,
tout près d’ici, les ruines d’un château, répondit Paulina, puis il y a le
Schlagenberg.
– Qu’est-ce
que c’est, ce Schlagenberg ? Une forêt ?
– Non, une
montagne.
À ce moment,
Fédossia vint présenter à la babouschka les enfants du général.
– Oh !
pas d’embrassades ! Tous les enfants ont la morve au nez ! Et toi,
Fédossia, que deviens-tu ?
– Mais je
suis très heureuse ici, ma petite mère Antonida Vassilievna, répondit Fédossia.
Comme nous étions affligés de votre maladie !
– Oui, je
sais, tu es une âme naïve et bonne, toi. Et tout ça, reprit-elle en s’adressant
à Paulina, ce sont des hôtes ? Ce vilain petit monsieur à lunettes, qui
est-ce ?
– Le prince
Nilsky, – souffla Paulina à l’oreille de la babouschka.
– Ah !
un Russe ? Je pensais qu’il ne me comprendrait pas. Il ne m’aura pas
entendue. Eh ! toi, continua-t-elle en parlant au général, es-tu toujours
fâché ?
– Comment
donc, chère tante, se hâta de répondre le général tout joyeux. Je comprends si
bien qu’à votre âge...
– Cette
vieille est en enfance, dit tout bas de Grillet.
– Veux-tu me
donner Alexis Ivanovitch ? – continua-t-elle.
– Volontiers.
Et moi-même, et Paulina, et M. de Grillet, nous sommes tous à vos ordres...
– Mais,
madame, ce sera un plaisir, dit de Grillet avec un sourire aimable.
– Un plaisir ?
Tu es ridicule, mon petit père... D’ailleurs, dit-elle brusquement au général,
ne compte pas que je te donne de l’argent... Et maintenant, portez-moi chez
moi, et puis nous ressortirons.
On souleva de
nouveau la babouschka, et tous descendirent derrière le fauteuil. Le général
marchait comme un homme assommé. De Grillet méditait. Mademoiselle Blanche fit
d’abord mine de rester, puis se joignit au groupe. Le prince suivit. Il ne
resta dans l’appartement du général que l’Allemand et madame de Comminges.
X
Aux eaux, les
maîtres d’hôtel, quand ils assignent un appartement aux voyageurs, se fondent
bien moins sur le désir de ceux-ci que sur leur propre appréciation, et il faut
remarquer qu’ils se trompent rarement. L’appartement de la babouschka était d’un
luxe vraiment excessif. Quatre magnifiques salons, une chambre de bain, deux
chambres pour les domestiques, une autre pour la dame de compagnie. On fit voir
à la babouschka toutes ces chambres, qu’elle examina sévèrement.
On avait inscrit
sur le livre de l’hôtel : « Madame la générale princesse de
Tarassevitcheva ».
De temps en
temps, la babouschka se faisait arrêter, indiquait quelque meuble qui lui
déplaisait et posait des questions inattendues au maître d’hôtel qui commençait
à perdre contenance. Par exemple, elle s’arrêtait devant un tableau, une
médiocre copie de quelque célèbre composition mythologique, et disait :
– De qui ce
portrait ?
Le maître d’hôtel
répondait que ce devait être celui d’une certaine comtesse.
– Comment ?
De qui ? Pourquoi ne le sais-tu pas ? Et pourquoi louche-t-elle ?
Le maître d’hôtel
ne savait que dire.
– Sot !
dit la babouschka en russe.
Enfin, la
babouschka concentra toute son attention sur le lit de sa chambre à coucher.
– C’est bien,
dit-elle, c’est riche. Faites donc voir.
On défit un peu
le lit.
– Davantage.
Ôtez les oreillers, soulevez les matelas.
La babouschka
examina tout attentivement.
– Pas de
punaises ? Bien ! Enlevez tout le linge, et qu’on mette le mien et
mes oreillers. Tout ça est trop riche, qu’en ferais-je ? Je m’ennuierais,
seule là dedans.
– Alexis
Ivanovitch, tu viendras chez moi souvent, quand tu auras fini de donner ta
leçon aux enfants.
– Mais,
répondis-je, depuis hier je ne suis plus au service du général. Je vis ici à
mon compte.
– Pourquoi
donc ?
– Voici. Il
y a quelques jours sont arrivés de Berlin un illustre baron et sa femme. Hier,
à la promenade, je leur ai dit quelques paroles en allemand, mais sans arriver
à reproduire exactement la prononciation de Berlin.
– Et alors ?
– Le baron a
pris cela pour une injure et s’est plaint au général, qui m’a donné congé.
– Mais quoi ?
Tu l’as donc réellement injurié ? Et puis, quand tu l’aurais injurié !
– Non ;
c’est, au contraire, le baron, qui m’a menacé de sa canne.
– Mais es-tu
donc si lâche, toi, que tu permettes de traiter ainsi ton outchitel, dit-elle
violemment au général. Et tu l’as chassé ! Imbécile ! Vous êtes tous
des imbéciles, tous !
– Ne vous
inquiétez pas, ma tante, répondit le général, non sans hauteur. Je sais me
conduire. D’ailleurs, Alexis Ivanovitch ne vous a pas raconté la chose très exactement.
– Et toi, tu
as supporté cela ! continua-t-elle en revenant à moi.
– Moi ?
Je voulais demander au baron une réparation d’honneur, répondis-je avec
tranquillité. Le général s’y est opposé.
– Et
pourquoi t’y es-tu opposé ?
– Mais,
excusez, ma tante, les duels ne sont pas permis, dit le général en souriant.
– Comment,
pas permis ? Et le moyen d’empêcher les hommes de se battre ! Vous
êtes des sots. Vous ne savez pas défendre le nom de Russe que vous portez. – Allons !
soulevez-moi. Et toi, Alexis Ivanovitch, ne manque pas de me montrer ce baron à
la promenade, ce fon[6]
baron ! Et la roulette où est-elle ?
J’expliquai que
la roulette se trouvait dans le salon de la gare. Elle me demanda alors s’il y
avait beaucoup de joueurs, si le jeu durait toute la journée, en quoi
consistait le jeu. Je répondis enfin qu’il valait mieux qu’elle vît la chose de
ses propres yeux, car la meilleure explication n’en pourrait donner qu’une idée
très imparfaite.
– Eh bien !
menez-moi tout de suite à la gare. Marche devant, Alexis Ivanovitch.
– Comment,
ma tante, vous ne prendrez pas d’abord un peu de repos ?
Le général et
tous les siens semblaient inquiets. Ils redoutaient quelque excentricité
publique de la babouschka. Cependant ils avaient tous promis de l’accompagner.
– Je ne suis
pas fatiguée. Voilà cinq jours que je n’ai pas bougé. Nous irons visiter les
sources, et puis ce Schlagenberg... C’est bien cela, dis, Praskovia ?
– Oui, babouschka.
– Et qu’y
a-t-il encore à voir ?
– Beaucoup
de choses, babouschka, dit Paulina avec un air embarrassé.
– Oui, je
vois, tu ne sais pas toi-même. Marfa, tu viendras avec moi à la roulette,
dit-elle à sa dame de compagnie.
– Mais cela
ne se peut pas, ma tante. On ne laissera entrer ni Marfa ni Potapitch.
– Quelle
bêtise ! parce que c’est un domestique ? Mais c’est un homme tout de
même. Et je suis sûre qu’il désire aussi voir tout cela. Et avec qui
pourraient-ils y aller si ce n’est avec moi ?
– Mais,
babouschka...
– As-tu
honte de moi ? Reste. On ne te demande pas de venir. Vois-tu ce général !
Mais je suis générale moi-même ! Et en effet, tu as raison, je n’ai pas
besoin de toute cette suite. Alexis Ivanovitch me suffira.
Mais de Grillet
insista pour que tout le monde accompagnât la babouschka, et il trouva quelques
mots aimables sur le plaisir tout particulier, etc.
On se mit en
route.
– Elle est
tombée en enfance, répétait de Grillet au général. Si on la laisse aller seule,
elle fera des folies...
Je n’entendis pas
le reste de la conversation. Mais, évidemment, de Grillet avait déjà de
nouveaux projets et reprenait espoir.
Il y avait une
demi-verste de l’hôtel jusqu’à la gare.
Le général était
un peu rassuré ; pourtant il craignait visiblement la roulette. Qu’allait
faire là une vieille impotente ? Paulina et mademoiselle Blanche
marchaient chacune d’un côté du fauteuil. Mademoiselle Blanche était gaie, ou
du moins affectait de l’être. Paulina s’efforçait de satisfaire la curiosité de
la vieille dame, qui l’accablait de questions. M. Astley me dit à l’oreille :
« La matinée ne s’achèvera pas sans incident. » Potapitch et Marfa se
tenaient derrière le fauteuil. Le général et de Grillet, un peu à l’écart,
causaient avec animation ; ce dernier semblait donner des conseils. Mais
que faire contre la terrible phrase de la babouschka : « Je ne te
donnerai rien ! » Et le général connaissait bien sa tante, il n’avait
plus d’espoir. De Grillet et mademoiselle Blanche se faisaient des signes.
Nous fîmes à la
gare une entrée triomphale. Les domestiques de l’endroit montrèrent autant d’empressement
que ceux de l’hôtel. La babouschka commença par ordonner qu’on la portât dans
tous les salons. Enfin, on arriva à la salle de jeu. Les laquais qui gardaient
les portes les ouvrirent à deux battants.
À l’extrémité de
la salle où se trouvait la table de trente-et-quarante se pressaient de cent à
deux cents joueurs. Ceux qui parvenaient jusqu’aux chaises de cette table
sacrée ne quittaient guère leur place avant d’avoir perdu tout leur argent. Car
il n’était pas permis d’occuper ce rang en simple spectateur. Ceux qui se
tenaient debout attendaient leur tour ; quelques-uns même pontaient par-dessus
les têtes des joueurs assis ; du troisième rang il y avait des habiles qui
réussissaient à poser leur mise. On se disputait à propos de mises égarées ;
car il arrive qu’un filou se glisse parmi tous ces honnêtes gens et prenne sous
leurs yeux une mise qui ne lui appartient pas, en disant : « C’est la
mienne. » Les témoins sont indécis, le voleur est habile et surtout
effronté ; il empoche la somme.
La babouschka
regardait tout cela de loin avec la curiosité d’une paysanne presque sauvage.
Ce fut surtout la roulette qui lui plut. Enfin, elle voulut voir le jeu de plus
près. Comment cela se passa-t-il ? je ne sais ; le fait est que les
laquais, très empressés, – des Polonais ruinés pour la plupart, – lui
trouvèrent aussitôt une place malgré l’affluence extraordinaire des joueurs. On
posa le fauteuil à côté du principal croupier. On se pressa contre la table
pour mieux voir la babouschka. Les croupiers fondaient quelque espérance sur un
joueur si excentrique, une vieille femme paralysée ! Je me mis auprès d’elle.
Les nôtres restèrent parmi les spectateurs.
La babouschka
regarda d’abord les joueurs. Un jeune homme surtout l’intéressa. Il jouait gros
jeu, de fortes sommes, et avait déjà gagné une quarantaine de mille francs
amoncelés devant lui en pièces d’or et en billets. Il était pâle, ses yeux
étincelaient, ses mains tremblaient, il pontait sans compter, à pleines mains,
et il gagnait toujours. Les laquais s’agitaient derrière lui, lui offraient un
fauteuil, lui faisaient de la place, dans l’espérance d’un riche pourboire.
Près de lui était assis un petit Polonais qui se démenait de toutes ses forces
et humblement ne cessait de lui parler à l’oreille, le conseillant sans doute
pour ses mises, régularisant son jeu, lui aussi dans l’espérance d’une
rémunération. Mais le joueur ne le regardait ni ne l’écoutait, pontait au
hasard et gagnait. La babouschka l’observa pendant quelques instants.
– Dis-lui
donc, fit-elle tout à coup en s’adressant à moi, dis-lui donc de quitter le jeu
et de s’en aller avec son gain, car, s’il continue, il va perdre tout, il va
tout perdre d’un coup.
La respiration
lui manquait, tant elle était agitée.
– Où est
Potapitch ? Envoie-lui Potapitch. Entends-tu ?
– Elle me
poussait du coude.
– Où est-il
donc, ce Potapitch ? Sortez ! Allez-vous-en ! cria-t-elle
elle-même au jeune homme.
Je me penchai
vers elle, et lui dis d’un ton assez bref que ces manières n’étaient pas
admises à la table de jeu, qu’il n’y est même pas permis de parler à haute
voix, qu’on allait nous mettre à la porte...
– Quel
dommage ! Il est perdu, ce pauvre garçon ! Mais il y travaille,
certes, lui-même... Je ne puis pas le regarder sans dépit. Quel sot !
Et la babouschka
se tourna d’un autre côté. À gauche, à l’autre extrémité de la table, on
remarquait parmi les joueurs une jeune dame accompagnée d’un très petit homme.
Qui était cette espèce de nain ? Peut-être un parent, ou bien s’en
faisait-elle suivre pour attirer l’attention ? J’avais déjà vu cette dame.
Elle venait régulièrement à la gare à une heure de l’après-midi et partait
ensuite à deux. Elle avait son fauteuil marqué. Elle sortait de sa poche une
certaine quantité de pièces d’or, plusieurs billets de mille et pontait
tranquillement, froidement, en calculant et en cherchant, au moyen d’opérations
tracées au crayon sur son calepin, à supputer les probabilités de perte ou de
gain. Ses mises étaient grosses. Elle gagnait tous les jours deux mille,
quelquefois trois mille francs et s’en allait aussitôt. La babouschka la
regarda longtemps.
– Ah !
celle-ci ne perdra pas ! dit-elle. Qui est-ce ?
– Une
Française, probablement, lui répondis-je tout bas.
– Ah !
cela se voit... Explique-moi maintenant la marche du jeu.
Je lui donnai les
explications le plus claires possible sur les nombreuses combinaisons de rouge
et noir, pair et impair, manque et passe et sur les
diverses nuances des systèmes de chiffres. Elle écoutait attentivement,
questionnait sans cesse et se pénétrait de mes réponses.
– Et que
signifie le zéro ? Le croupier principal a crié tout à l’heure : « Zéro »,
et a ramassé toutes les mises. Qu’est-ce que ça signifie ?
– Le zéro,
babouschka, est pour la banque ; toutes les mises lui appartiennent quand
c’est sur le zéro que tombe la petite boule.
– Et
personne alors ne gagne ?
– Le
banquier seulement. Pourtant, si vous aviez ponté sur le zéro on vous payerait
trente-cinq fois votre mise.
– Et cela arrive
souvent ? Pourquoi ne pontent-ils donc jamais sur le zéro, ces imbéciles ?
– Parce qu’on
n’a qu’une chance contre trente-cinq.
– Quelle
bêtise !... Potapitch !... Mais non, j’ai mon argent sur moi.
Elle tira de sa
poche une bourse bien garnie et y prit un florin.
– Là,
mets-le tout de suite sur le zéro.
– Babouschka,
le zéro vient de sortir ; c’est un mauvais moment pour jouer sur ce
chiffre. Attendez.
– Qu’est-ce
que tu racontes ! Mets où je te dis.
– Soit, mais
le zéro peut ne plus sortir aujourd’hui, et si vous vous entêtez, vous pouvez y
perdre mille florins.
– Des
bêtises ! Quand on craint le loup on ne va pas au bois[7].
C’est perdu ? Mets encore.
Le deuxième
florin fut perdu comme le premier. J’en mis un troisième. La babouschka ne
tenait pas en place. Elle semblait vouloir fasciner la petite boule qui sautait
sur les rayons de la roue. Le troisième florin fut encore perdu. La babouschka
était hors de soi. Elle donna un coup de poing sur la table quand le croupier
appela trente-six au lieu du zéro attendu.
– Canaille !
s’écria-t-elle. Ce maudit petit zéro ne veut donc pas sortir ? Je veux
rester jusqu’à ce qu’il sorte ! C’est ce scélérat de croupier qui l’empêche
de sortir !... Alexis Ivanovitch, mets deux louis d’or à la fois,
autrement nous ne gagnerions rien, même si le zéro sortait.
– Babouschka !
– Mets !
mets ! Ce n’est pas ton argent !
Je mis les deux
louis. La petite boule roula longtemps et enfin se mit à sauter plus doucement
sur les rayons ; la babouschka était comme hypnotisée et serrait ma main.
Tout à coup, boum !
– Zéro !
cria le croupier.
– Tu vois !
Tu vois ! dit vivement la babouschka toute rayonnante. C’est Dieu lui-même
qui m’a donné l’idée de mettre deux louis. Combien vais-je avoir ?
Pourquoi ne me donne-t-il pas d’argent ? Potapitch ! Marfa ! Où
sont-ils ? Où sont les nôtres, Potapitch !
– Babouschka,
Potapitch est à la porte ; on ne l’a pas laissé entrer. Voyez, on vous
paye, prenez.
On jetait à la
babouschka un gros rouleau de cinquante louis enveloppés dans du papier bleu,
vingt louis en monnaie. Je ramassai le tout devant la babouschka.
– Faites le
jeu, messieurs, faites le jeu... Rien ne va plus ! cria le croupier au
moment de mettre en branle la roulette.
– Dieu !
nous sommes en retard. Mets ! mets donc vite !
– Où ?
– Sur le
zéro, encore sur le zéro ! Et mets le plus possible. Combien avons-nous
gagné ? Soixante-dix louis ? Pourquoi garder cela ? Mets vingt
louis à la fois.
– Mais vous
n’y pensez pas, babouschka ! Il peut rester deux cents fois sans sortir.
Vous y perdrez votre fortune !
– Mensonges !
bêtises ! Mets, te dis-je ! Assez parlé, je sais ce que je fais.
– D’après le
règlement, on ne peut mettre plus de douze louis sur le zéro. Voilà, j’ai mis
les douze.
– Pourquoi ?
Ne me fais-tu pas des histoires ? – Moussieu, cria-t-elle en
poussant le coude du croupier, combien sur le zéro ? Douze ? Douze ?
Je me hâtai d’expliquer
la chose en français.
– Oui,
madame, répondit avec politesse le croupier. De même que chaque mise ne doit
pas dépasser quatre mille florins. C’est le règlement.
– Alors, c’est
bien, va pour douze !
– Le jeu est
fait ! cria le croupier.
La roue tourna et
le nombre treize sortit.
– Perdu !
– Encore !
encore ! encore !
Je ne résistai
plus, je ne fis que hausser les épaules et je mis douze nouveaux louis.
La roue tourna
longtemps. La babouschka tremblait.
Espère-t-elle
sérieusement que le zéro va encore sortir ? me demandai-je avec
étonnement. L’assurance décisive du gain rayonnait sur son visage. La petite
boule tomba dans la cage.
– Zéro !
cria le croupier.
– Quoi ! ! !
Eh bien ! tu vois ? me dit la babouschka avec une indescriptible
expression de triomphe.
J’étais moi-même
joueur. Jamais je ne le sentis plus qu’en cet instant. Mes mains frémissaient,
la tête me tournait. Certes, le cas était rare : trois zéros sur dix coups !
Pourtant cela n’était pas extraordinaire. Trois jours auparavant, j’avais vu le
zéro sortir trois fois de suite.
Tout le monde
rivalisa d’amabilité pour la babouschka ; on lui régla son gain avec
humilité. Elle avait à recevoir quatre cent vingt louis, c’est-à-dire quatre
mille florins et vingt louis.
Cette fois-ci, la
babouschka n’appela plus Potapitch. Elle ne tremblait plus, extérieurement du
moins ; elle tremblait, pour ainsi dire, intérieurement.
– Alexis
Ivanovitch, il a dit qu’on peut mettre quatre mille florins, n’est-ce pas ?
Eh ! mets les quatre mille sur le rouge.
La roue tourna.
– Rouge !
cria le croupier.
Cela faisait donc
en tout huit mille florins.
– Donne-m’en
quatre mille et mets les quatre autres mille sur le rouge.
J’obéis.
– Rouge !
– Ça fait
douze ; donne-les-moi. Mets l’or dans ma bourse et cache les billets. En
voilà assez. Rentrons.
XI
On roula vers la
porte le fauteuil de la babouschka. Elle était rayonnante. Tous les nôtres la
félicitèrent. Malgré son excentricité, son triomphe semblait lui avoir fait une
auréole, et le général ne craignait plus de se montrer en public avec elle.
Avec une familiarité souriante, il adressa à la babouschka des compliments
pareils à ceux qu’on donne à un enfant. Visiblement, il était étonné, comme
tous les autres assistants, qui parlaient entre eux en se montrant la
babouschka. Plusieurs s’approchèrent pour la mieux voir. M. Astley parlait d’elle
avec deux de ses compatriotes. Les dames l’examinaient avec curiosité. De
Grillet était aux petits soins pour elle.
– Quelle
victoire ! disait-il.
– Mais,
madame, c’était du feu ! ajouta avec un sourire obséquieux mademoiselle
Blanche.
– Eh !
oui, voilà. J’ai gagné douze mille florins. Sans compter l’or : avec l’or
ça doit faire treize. Six mille roubles de notre monnaie, hein !
– Plus de
sept mille, lui dis-je ; peut-être huit au cours actuel.
– Ce n’est
pas une plaisanterie, huit mille roubles ! Potapitch, Marfa, avez-vous vu ?
– Ma petite
mère ! mais comment avez-vous fait ? s’exclamait Marfa. Huit mille
roubles !
– Voilà cinq
louis pour chacun de vous.
Potapitch et
Marfa se précipitèrent pour lui baiser les mains.
– Donne un
louis à chacun des porteurs, Alexis Ivanovitch. Ce sont des laquais, ces
gens-là qui me saluent ? Donne-leur un louis à chacun.
– Madame la
princesse... un pauvre expatrié... malheurs continuels... Ces princes russes
sont si généreux !
C’était un homme
vêtu d’un veston usé, d’un gilet de couleur, qui tournait autour du fauteuil en
tenant sa casquette très haut au-dessus de sa tête.
– Donne-lui
aussi un louis... non, deux louis. Assez maintenant, nous n’en finirions plus.
Levez-moi et marchons ! Praskovia, je t’achèterai demain une robe ;
et à l’autre... comment donc ? mademoiselle Blanche, je lui achèterai
aussi une robe. Dis-le-lui en français, Praskovia.
– Merci,
madame, fit mademoiselle Blanche avec un sourire ironique et gracieux en
clignant de l’oeil à de Grillet et au général.
Le général ne
dissimulait pas son embarras, et poussa un soupir de soulagement quand nous
arrivâmes à l’hôtel.
– Et
Fédossia ! s’écria la babouschka en se rappelant la vieille bonne du
général, elle aussi va être étonnée ! Je veux aussi lui acheter une robe.
Alexis Ivanovitch, donne donc quelque chose à ce mendiant... Et toi, Alexis
Ivanovitch, tu n’as pas encore tenté la chance ?
– Non.
– Je voyais
pourtant bien tes yeux étinceler.
– J’essayerai,
babouschka, plus tard.
– Et ponte
seulement sur le zéro ; tu verras... Combien as-tu d’argent ?
– Vingt
louis, babouschka.
– Ce n’est
pas assez. Je t’en prêterai cinquante, moi, si tu veux. Prends ce rouleau-là.
Et toi, mon petit père, dit-elle tout à coup au général, n’y compte pas, c’est
inutile, tu n’auras rien.
Le général eut
une crispation singulière. De Grillet fronça le sourcil.
– La
terrible vieille ! dit-il entre ses dents au général.
– Un autre
mendiant ! Un mendiant ! cria la babouschka. Donne-lui aussi un
florin.
Cette fois-ci, c’était
un personnage très vieux, avec une jambe de bois, une longue redingote bleue et
qui s’appuyait sur une canne pour marcher. On eût dit un vieux soldat. Mais
quand je lui offris un florin il fit un pas en arrière et me regarda avec
colère.
– Was ist’s ?
Der Teufel ! (Qu’est-ce que c’est ? Que diable !) dit-il, et
il me gratifia d’une dizaine d’injures.
– L’imbécile !
cria la babouschka en me faisant signe de le laisser là. Allons ! j’ai
faim. Il faut dîner tout de suite. Je dormirai un peu, et puis nous
retournerons à la roulette.
– Vous
voulez y retourner, babouschka ! m’écriai-je.
– Pourquoi
pas ? Parce que vous restez ici à vous ennuyer, il faut que je fasse comme
vous ?
– Mais,
madame, dit de Grillet, les chances peuvent tourner. Vous pouvez tout perdre d’un
seul coup... Surtout avec votre jeu... C’était terrible !...
– Vous
perdrez certainement, miaula mademoiselle Blanche.
– Et qu’est-ce
que ça vous fait ? Ce n’est pas votre argent que je perdrai, c’est le mien !...
Et où est M. Astley ?
– Il est
resté à la gare, babouschka.
– C’est
dommage. C’est un brave garçon.
En arrivant, à l’hôtel,
la babouschka appela le majordome et lui apprit son gain. Puis elle appela
Fédossia, lui donna trois louis et demanda à dîner.
– Alexis
Ivanovitch, sois prêt vers quatre heures ; nous irons ensemble à la
roulette. En attendant, au revoir. Et n’oublie pas de m’amener quelque docteur,
il faut que je prenne les eaux.
Je sortis de chez
la babouschka comme étourdi. Je tâchais de m’imaginer quelle tournure allaient
prendre les affaires. Le général et les autres étaient déconcertés. L’arrivée
inattendue de la babouschka avait détruit toutes leurs espérances. Cependant, l’aventure
de la roulette était pour eux plus importante encore ; car, quoique la
babouschka eût dit deux fois qu’elle ne donnerait pas d’argent au général, du
moins il conservait encore un dernier espoir ; mais maintenant, après les
exploits de la vieille dame à la roulette, maintenant peut-être tout était bien
compromis. Chaque louis qu’elle risquait était comme un coup de couteau dans le
coeur du général. C’était extrêmement dangereux.
Toutes ces
réflexions m’agitaient tandis que je regagnais ma chambre au dernier étage de l’hôtel.
Et je ne connaissais pas tous les facteurs du problème que je voulais résoudre.
Paulina ne m’avait jamais parlé avec une entière franchise. Presque toujours,
après m’avoir fait quelques confidences, elle les tournait en ridicule et me
jurait que tout cela était faux. Toutefois, je pressentais que le mystère
touchait à sa fin.
Ma propre
destinée ne m’intéressait presque pas. Étrange disposition d’esprit : je
ne possédais que vingt louis ; j’étais parmi des étrangers, sans position,
sans moyens d’existence, sans espérances ; et pourtant je n’avais à mon
propre sujet aucun souci. N’eût été mon inquiétude à propos de Paulina, j’aurais
ri bien volontiers en me demandant quel devait être le dénouement de tout ceci.
Je sentais que la destinée de cette jeune fille était en jeu, mais je dois
avouer que ce n’était pas sa destinée qui m’inquiétait le plus : c’était
son secret. J’aurais voulu la voir venir à moi et me dire : « Tu sais
bien que je t’aime ! » Mais s’il n’en est rien, alors... alors, que
désirer désormais ? Eh ! sais-je au juste ce que je désire ? Je
voudrais ne jamais la quitter, vivre dans son orbite, dans sa lumière, pour
toujours, pour toute la vie. Je n’ai plus une seule autre pensée. Je ne
pourrais même pas vivre loin d’elle.
Au troisième
étage, dans le corridor du général, je ressentis comme une secousse intérieure.
Je me retournai, et, à vingt pas, j’aperçus Paulina. Évidemment, elle m’attendait.
Dès qu’elle me vit, elle me fit signe de m’approcher.
– Paulina
Alexandrovna...
– Chut !
– Imaginez-vous,
dis-je à voix basse, que je viens de sentir une secousse : je me retourne,
je vous vois : est-ce qu’il émane de vous un fluide électrique ?
– Prenez
cette lettre, dit-elle d’un air soucieux, probablement sans avoir entendu mes
paroles, et remettez-la à M. Astley, tout de suite, je vous en prie. N’attendez
pas de réponse ; lui-même...
Elle n’acheva
pas.
– À M. Astley ?
demandai-je avec étonnement.
Mais Paulina
avait déjà disparu.
« Ah !
ah ! ils s’écrivent ! » Je courus, cela va sans dire, chez M.
Astley. Il n’était ni à son hôtel ni à la gare. Enfin, je le rencontrai au
milieu d’une cavalcade d’Anglais et d’Anglaises. Je lui fis signe ; il s’arrêta,
et je lui remis la lettre. Nous n’eûmes pas même le temps de nous regarder ;
mais je soupçonne M. Astley d’avoir fouetté exprès son cheval.
Étais-je torturé
par la jalousie ? En tout cas mon humeur était exécrable. Je n’aurais pas
voulu connaître le sujet de leur correspondance. Un ami ! pensai-je, c’est
clair... Un amant ?... Certainement non, me disait la raison. Mais la
raison est peu de chose dans ces sortes d’affaires. Il y avait encore un point
à élucider ; l’affaire se compliquait.
À peine eus-je le
temps de rentrer à l’hôtel que le concierge et le majordome m’informèrent qu’on
était déjà venu me chercher trois fois de la part du général. Chez le général,
je trouvai, outre le général lui-même, de Grillet et mademoiselle Blanche,
celle-ci sans sa mère. Décidément, cette mère n’était qu’un personnage de
parade. Tous les trois discutaient avec chaleur ; la porte du cabinet,
chose anormale, était fermée. J’entendis, avant d’entrer, de Grillet qui
parlait à haute voix et d’un ton persifleur ; mademoiselle Blanche avait
le verbe injurieux ; le général suppliait, son accent était larmoyant. À ma
vue, ils se turent subitement. De Grillet sourit tout à coup, de ce sourire
français, officiellement aimable, que je déteste. Le général se redressa
machinalement. Seule mademoiselle Blanche conserva sa physionomie irritée ;
pourtant elle fixa sur moi un regard d’attente impatiente. D’ordinaire elle
faisait semblant de ne pas me voir.
– Alexis
Ivanovitch, commença le général avec une bienveillance marquée, permettez-moi
de vous déclarer qu’il est étrange, très étrange... en un mot, que votre
conduite à mon égard et à l’égard de toute ma famille... en un mot, c’est
étrange, excessivement étrange...
– Ce n’est
pas cela, interrompit de Grillet avec mépris et dépit. Non, cher monsieur,
notre cher général se trompe en prenant ce ton, il voulait vous dire... c’est-à-dire
vous prévenir... ou, pour parler plus justement, vous prier instamment de ne
pas consommer sa perte. Eh bien ! oui, de ne pas le perdre. J’emploie
avec intention ce mot.
– Mais
comment ?interrompis-je. Que voulez-vous dire ?
– Eh bien !
vous vous êtes constitué le... le... comment dirais-je ? le mentor de
cette terrible vieille ; considérez donc qu’elle va se ruiner ! Vous
avez vu vous-même comment elle joue. Si elle commence à perdre, elle ne
quittera plus la roulette, par entêtement. Elle jouera toujours, et vous savez
qu’on ne répare pas ainsi ses pertes, et alors... alors...
– Et alors,
reprit le général, vous me perdez, moi et ma famille, qui sommes ses
héritiers... Elle n’a pas de plus proches parents que nous. Je vous parle
franchement, nos affaires vont mal, très mal. Vous deviez d’ailleurs vous en
douter déjà. Si elle fait des pertes considérables, ô Dieu ! que
deviendrons-nous ?
Le général se
tourna vers de Grillet.
– Alexis Ivanovitch,
sauvez-nous ! sauvez-nous !
– Mais,
général, que puis-je en tout ceci ?...
– Refusez-vous
à la guider, abandonnez-la.
– Mais un
autre prendra ma place !
– Ce n’est
pas ça, ce n’est pas ça, interrompit de Grillet, que diable ! Non, ne l’abandonnez
pas, mais plutôt persuadez-la... Ne la laissez pas risquer trop d’argent.
– Mais
comment le pourrais-je faire ? Essayez donc, vous-même, monsieur de
Grillet, ajoutai-je avec l’expression la plus naïve que je pus.
Je surpris à ce
moment un regard expressif et interrogateur de mademoiselle Blanche à de
Grillet. De Grillet lui-même laissa voir une émotion qu’il ne put maîtriser.
– Allons
donc ! Elle ne m’écouterait pas maintenant, s’écria-t-il avec un geste
désespéré. Ah ! si... après...
– Ô mon cher
Alexis, soyez assez bon... – me dit à son tour mademoiselle Blanche elle-même,
en me serrant fortement les deux mains.
Que le diable l’emporte !
Cette figure de démon savait changer en un instant. Elle était alors si
charmante, si enfant, si espiègle ! Elle me lança encore un regard furtif,
que les autres ne purent voir... Que voulait-elle ?... Mais c’était un peu
trop primitif et trop simple...
– Alexis
Ivanovitch, reprit le général, pardonnez-moi le ton que j’ai pris tout à l’heure.
Ce n’est pas ainsi que je voulais vous parler. Je vous en prie, je vous en
supplie, laissez-moi vous saluer jusqu’à la ceinture, à la russe. Vous seul
pouvez nous sauver. Mademoiselle de Comminges et moi nous vous supplions.
Comprenez, comprenez donc ! ajouta-t-il en me montrant du coin de l’oeil
mademoiselle Blanche.
Il était
dégoûtant !
Trois coups
discrets furent frappés à la porte. C’était un domestique qui précédait
Potapitch. Tous deux étaient envoyés par la babouschka. On me cherchait, on me
voulait tout de suite, on se fâche, me dit Potapitch.
– Mais il n’est
pas trois heures et demie !
– Elles[8]
n’ont pas pu s’endormir, elles étaient agitées, puis elles se sont levées, ont
demandé le fauteuil et ont envoyé vous chercher. Elles vous attendent sur le
perron...
– Quelle
mégère ! s’écria de Grillet.
En effet, la babouschka m’attendait. Elle était
hors d’elle-même d’impatience. Nous allâmes aussitôt à la roulette.
XII
La babouschka
semblait très excitée. Tout ce qui ne concernait pas la roulette lui était
indifférent.
À la gare, on l’attendait
déjà, comme une victime. Et, en effet, les craintes des nôtres se réalisèrent.
La babouschka s’attaqua
de nouveau au zéro : tout de suite douze louis. Une fois, deux fois, trois
fois. Le zéro ne sortait pas.
– Mets !
mets ! me commandait-elle.
J’obéissais.
– Combien de
mises déjà ? me demanda-t-elle en grinçant des dents d’impatience.
– Douze
déjà. Cela fait cent quarante-quatre louis. Je vous répète, babouschka, que
peut-être jusqu’au soir...
– Tais-toi.
Ponte sur le zéro et mets en même temps mille florins sur le rouge.
Le rouge sortit,
mais le zéro ne vint pas.
– Tu vois !
tu vois ! Nous avons presque tout regagné. Encore sur le zéro, encore une
dizaine de fois, et puis nous l’abandonnerons.
Mais, à la
cinquième fois, la babouschka se découragea.
– Envoie le
zéro au diable ! et mets quatre mille florins sur le rouge.
– Babouschka !
c’est trop !
Je faillis être
battu. Je mis quatre mille florins sur le rouge. La roue tourna. La babouschka
ne semblait pas douter du succès.
– Zéro !
appela le croupier.
D’abord, la babouschka
ne comprit pas ; mais quand elle vit le croupier ramasser les quatre mille
florins avec toutes les mises, et que le zéro sortait juste au moment où elle l’abandonnait,
elle fit « Ha ! » et frappa ses mains l’une dans l’autre. On rit
autour d’elle.
– Mon Dieu !
cria-t-elle, c’est justement maintenant qu’il sort ! C’est ta faute, me
dit-elle, c’est toi qui m’as conseillé d’abandonner le zéro.
– Mais,
babouschka, je vous ai dit ce qui est vrai. Puis-je répondre des hasards ?
– Va-t’en !
cria-t-elle avec colère.
– Adieu,
babouschka.
Je fis mine de m’en
aller.
– Alexis
Ivanovitch, reste ! Où vas-tu ? Voilà qu’il se fâche, l’imbécile !
Reste, ne te fâche pas ; c’est moi qui ai tort. Dis-moi ce qu’il faut
faire.
– Je ne vous
conseille plus, babouschka. Vous m’accuseriez encore si vous perdiez. Jouez
seule ; ordonnez ; je ferai ce que vous voudrez.
– Allons !
mets encore quatre mille florins sur le rouge. Tiens ! (Elle me tendit son
portefeuille.) J’ai là vingt mille roubles.
– Babouschka !
– Je veux
regagner mon argent ! Ponte.
J’obéis ;
nous perdîmes.
– Mets !
Mets-en huit mille.
– Cela ne se
peut pas, babouschka. La plus grosse mise est de quatre mille.
– Va donc
pour quatre !
Cette fois, nous
gagnâmes. Elle reprit courage.
– Tu vois !
tu vois !... Encore quatre mille.
J’obéis, nous
perdîmes ; puis encore, et puis encore.
– Babouschka,
tous les douze sont partis !
– Je vois
bien, dit-elle avec une sorte de rage tranquille. Je vois bien, mon petit père,
je vois bien ! Mets encore quatre mille florins.
– Mais il n’y
a plus d’argent, babouschka. Il n’y a plus que des obligations et des chèques
dans le portefeuille.
– Et dans la
bourse ?
– Il n’y a
que de la menue monnaie.
– Y a-t-il
ici des changeurs ? On m’a dit qu’on peut escompter ici toute espèce de
papiers.
– Oh !
tant que vous voudrez ! Mais vous perdrez à l’escompte des sommes énormes.
– Bêtises !
Je regagnerai tout ce que j’ai perdu. Roule-moi vers eux !... Qu’on
appelle ces imbéciles !
Les porteurs
vinrent.
– Vite !
commanda-t-elle. Montre la route, Alexis Ivanovitch. Est-ce loin ?
– À deux
pas, babouschka.
À un coude d’une
allée nous rencontrâmes tous les nôtres, le général, de Grillet et mademoiselle
Blanche avec sa mère. Paulina Alexandrovna et M. Astley seuls manquaient.
– Allons !
ne t’arrête pas, criait la babouschka. Que veulent-ils ? Je n’ai pas le
temps de m’occuper d’eux.
Je la suivais
derrière son fauteuil. De Grillet courut à moi.
– Elle a
perdu tout son gain et douze mille florins en plus. Nous « roulons »
maintenant pour aller changer les obligations, lui dis-je à voix basse.
De Grillet frappa
du pied avec rage et se précipita vers le général. Nous continuâmes notre
route.
– Arrêtez !
arrêtez ! me criait le général, hors de lui.
– Essayez
donc ! lui répondis-je.
– Ma tante,
dit le général, ma tante !... – Tout à l’heure... – sa voix tremblait, – nous
allons louer des chevaux pour faire une promenade hors de la ville... Une vue
splendide... Le Schlagenberg... Nous venions vous chercher.
– Que le
diable t’emporte avec ton Schlagenberg ! dit la babouschka avec fureur.
– C’est la
campagne tout à fait ; nous y boirons du thé, ajouta encore le général,
absolument désespéré.
– Nous y
boirons du lait sur l’herbe fraîche, renchérit de Grillet, avec une colère
concentrée de bête fauve.
Du lait, de l’herbe
fraîche (n’est-ce pas l’idylle idéale des bourgeois de Paris ? C’est pour
eux le seul aspect de la nature véritable).
– Va-t’en
donc avec ton lait ! Mets-t’en jusqu’aux yeux ; moi, j’en ai déjà
trop... Et puis, que voulez-vous de moi ? Je vous dis que je n’ai pas le
temps.
– Nous
sommes arrivés, babouschka, lui dis-je ; c’est ici.
Nous arrivions à
la banque. J’entrai pour faire faire l’escompte ; la babouschka resta à la
porte avec le général, de Grillet et Blanche, qui ne savaient quelle contenance
prendre. Enfin, ils reprirent le chemin de la roulette.
On me proposa des
conditions d’escompte si terribles que je ne pus prendre sur moi de les
accepter. Je revins à la babouschka.
– Ah !
les brigands ! cria-t-elle. Eh bien ! tant pis ! change... Non,
appelle ici le banquier.
– Un
employé, babouschka ?
– Soit !
Ah ! les brigands !
L’employé
consentit à sortir quand il sut que c’était une vieille comtesse impotente qui
le demandait. La babouschka lui fit de longs reproches, le traita de voleur,
essaya de marchander avec lui, en lui parlant une étrange langue composée de
mots russes, allemands et français. L’employé, très grave, nous examinait tous
deux en hochant silencieusement la tête, sans cacher assez sa curiosité :
il en était impoli. Enfin il sourit.
– Eh bien !
va-t’en, cria la babouschka. Change, Alexis Ivanovitch.
Je changeai douze
mille florins. Je portai le compte à la babouschka.
– Bien !
bien ! nous n’avons pas le temps de compter. Allons vite ! Plus
jamais ni sur le zéro ni sur le rouge !
Cette fois, je
tâchai de modérer ses mises en lui persuadant que nous serions toujours à temps
pour hasarder davantage quand la chance aurait tourné. Mais elle était si
impatiente qu’on ne pouvait la retenir. Dès qu’elle gagnait une douzaine de
louis elle disait :
– Tu vois !
ça revient pour nous. Si nous avions mis quatre mille florins au lieu de douze
louis, nous aurions gagné quatre autres mille florins. C’est toujours toi...
Tout à coup de
Grillet se rapprocha. Je remarquai, en me retournant, que mademoiselle Blanche,
à l’écart avec sa mère, faisait la cour au petit prince. Il était clair que le
général était en disgrâce ; Blanche ne le regardait même pas. Il
pâlissait, rougissait, tremblait, ne suivait même plus le jeu de la babouschka.
Enfin, Blanche et le petit prince sortirent. Le général les suivit.
– Madame,
madame, dit d’une voix doucereuse de Grillet. Babouschka, madame, on ne joue
pas ainsi, vraiment !
– Et
comment, alors ? Apprends-moi à jouer.
De Grillet se mit
à lui donner des conseils, à calculer les chances : la babouschka n’y
comprenait rien. Enfin, il prit un crayon et se mit à écrire des combinaisons.
La babouschka perdit patience.
– Va-t’en,
tu dis des bêtises ! « Madame ! Madame ! » et quand il
faut agir, alors il ne sait plus, le conseilleur ! Va-t’en !
– Mais,
madame !
– Et il
recommença ses explications.
– Eh bien !
mets donc une fois comme il dit, m’ordonna-t-elle ; nous allons voir.
De Grillet
voulait seulement la détourner de jouer trop gros jeu. Il conseillait de jouer
à la fois sur un chiffre à part et sur un système de chiffres. Je misai suivant
ses conseils : un louis sur chaque série de nombres impairs dans la
première douzaine et cinq louis sur le groupe de nombres de douze à dix-huit et
de dix-huit à vingt-quatre : en tout seize louis.
– Zéro !
cria le croupier.
Nous perdions
tout.
– Quel
imbécile ! s’écria la babouschka. Ah ! le vilain Français ! Va-t’en !
va-t’en ! Il n’y comprend rien et il se mêle de conseiller !
De Grillet, très vexé,
leva les épaules, regarda la babouschka avec mépris et s’éloigna.
En une heure nous
avions perdu les douze mille florins.
– Rentrons !
cria la babouschka.
Elle ne dit pas
un mot jusqu’à l’allée qui conduisait à l’hôtel. Là, elle s’écria tout à coup :
« Vieille sotte !... » À peine entrée, elle cria :
– Du thé !
et préparez tout : nous partons.
– Où
daignez-vous aller, ma petite mère ? demanda Marfa.
– Est-ce que
ça te regarde ? Potapitch, fais les malles, nous retournons à Moscou. J’ai
perdu quinze mille roubles !
– Quinze
mille roubles, ma petite mère !
– Allons !
imbécile ! as-tu fini de pleurnicher ? Vite la note et en route !
– Le premier
train ne part qu’à neuf heures et demie, babouschka, lui dis-je pour calmer un
peu son ardeur.
– Quelle
heure est-il ?
– Sept
heures et demie.
– Quel ennui !
Tant pis ! Alexis Ivanovitch, je n’ai pas un kopeck. Va me changer encore
deux obligations, autrement je n’aurai pas de quoi partir.
Une demi-heure
après, ma commission faite, je trouvai tous les nôtres, – à l’exception de
Paulina, – chez la babouschka. La nouvelle de son départ les consternait plus
encore que ses pertes. Il est vrai que son départ sauvait sa fortune ;
mais qu’allait devenir le général ? Qui payerait de Grillet ?
Mademoiselle Blanche attendrait-elle la mort de la babouschka ? N’allait-elle
pas partir avec le petit prince ou quelque autre ?...
Tout le monde s’efforçait
donc de retenir la vieille dame ; mais elle criait à pleine voix :
– Fichez-moi
la paix, tas de diables ! Ça ne vous regarde pas ! Et que me veulent
ces quatre poils de bouc ? (Elle montrait de Grillet.) Et toi, bel oiseau,
que me veux-tu ? (Elle parlait à mademoiselle Blanche.)
– Diantre !...
murmura mademoiselle Blanche, dont les yeux étincelaient de colère. Puis elle
éclata de rire et sortit en criant au général : « Elle vivra cent ans ! »
– Ah !
ah ! c’est sur ma mort que tu comptais ? dit la babouschka au
général. Va-t’en !... Alexis Ivanovitch, mets-les tous à la porte !
Mais de quoi vous mêlez-vous ? C’est mon argent, à moi, que j’ai perdu !
Le général haussa
les épaules et sortit. De Grillet le suivit.
– Qu’on
appelle Praskovia, commanda la babouschka à Marfa.
Cinq minutes
après, Marfa revint avec Paulina, qui était restée dans sa chambre avec les
enfants. Son visage était triste et soucieux.
– Praskovia,
est-il vrai que cet imbécile, ton beau-père, veut épouser cette sotte petite
Française, une actrice ou peut-être pis encore ? Hein ?
– Je ne sais
pas, babouschka, mais... on peut croire...
– Assez !
interrompit énergiquement la babouschka, je comprends tout. Ç’a toujours été le
plus futile, le plus vide des hommes. Il se targue de son grade ; et moi,
je sais l’histoire des télégrammes envoyés à Moscou : « La vieille
va-t-elle bientôt mourir ? » On attendait l’héritage ! Sans
argent, cette ignoble fille... cette... de Comminges, n’est-ce pas ?... n’en
voudrait pas même pour valet, de ce fameux général avec ses fausses dents. Et
elle est riche elle-même, dit-on ; elle prête sur gages. Elle a du l’acquérir
proprement, cet argent ! Toi, Praskovia, je ne t’accuse de rien. Je ne
veux pas réveiller de vieux griefs. Tu as mauvais caractère, tu es un vrai
taon, et tes piqûres sont mauvaises. Mais je te plains quand même, car j’aimais
ta mère, Katia. Veux-tu les laisser tous et venir avec moi ? Tu ne sais où
aller, et, d’ailleurs, il n’est pas convenable que tu restes avec eux dans ces
conditions. Tais-toi, – continua la babouschka en imposant silence à Paulina,
qui voulait répondre, – je n’ai pas fini. Je ne te demande rien. J’ai un palais
à Moscou, tu le sais. Je t’offre un étage entier. Tu resteras dans ton
appartement sans même me voir, si ça te plaît. Veux-tu, oui ou non ?
– Permettez-moi
d’abord de vous demander si vous êtes irrévocablement décidée à partir tout de
suite ?
– Ai-je donc
l’air de plaisanter, ma petite mère ? Je l’ai dit et je le ferai. J’ai été
nettoyée aujourd’hui de quinze mille roubles à votre roulette mille fois
maudite. Dans mon district, j’ai promis depuis longtemps de faire construire en
pierre une église de planches, et je me suis laissé souffler ici la somme que
je destinais à cela ! Eh bien ! je ferai quand même mon église.
– Et les
eaux, babouschka ? Vous êtes venue ici pour suivre un traitement.
– Et va donc
avec tes eaux ! Ne me mets pas en colère, Praskovia ! Je crois que tu
as pris à tâche de m’irriter ! Viens-tu avec moi, oui ou non ?
– Je vous
remercie beaucoup, beaucoup, babouschka, pour l’asile que vous m’offrez. Vous
avez compris ma situation, je vous en suis reconnaissante ; j’irai chez
vous, et bientôt peut-être. Mais, maintenant, pour des motifs... importants...
je ne puis me décider tout de suite. Si vous restiez encore une quinzaine...
– Cela veut
dire que tu refuses !
– Cela veut
dire que je ne peux pas. Puis-je laisser ici mon frère et ma soeur ? Et
comme... comme... il se peut qu’on les abandonne... alors... Si vous me preniez
moi et les enfants, babouschka, j’irais certainement avec vous, et je tâcherais
de mériter vos bontés, ajouta-t-elle avec chaleur. Mais sans les enfants, je ne
puis accepter.
– C’est bien !
Ne pleure pas ! (Paulina ne semblait pas avoir l’intention de pleurer, et,
de fait, elle ne pleurait jamais.) Je trouverai de la place aussi pour les
poussins. Ma maison est assez grande. D’ailleurs, il est temps de les envoyer à
l’école. Et alors, tu ne viens pas tout de suite ? Prends garde,
Praskovia, je te veux du bien, et je n’ignore pas pourquoi tu restes. Je sais
tout, Praskovia ; le petit Français ne te conduira pas au bien.
Paulina prit feu.
Je tressaillis.
« Tous sont
au courant, excepté moi ! » pensai-je.
– Allons !
ne te fâche pas ; je ne veux pas appuyer là-dessus. Seulement, prends
garde... tu comprends ? Tu es intelligente, ce serait dommage. Et assez !
Je voudrais n’avoir vu personne d’entre vous. Va-t’en. Adieu !
– Je
voudrais vous accompagner, babouschka, dit Paulina.
– C’est inutile.
Vous m’ennuyez tous, à la fin !
Paulina baisa la
main de la babouschka ; mais celle-ci retira vivement sa main et embrassa
Paulina sur la joue.
En passant auprès
de moi, Paulina me jeta un coup d’oeil rapide et se détourna aussitôt.
– Eh bien !
adieu, toi aussi, Alexis Ivanovitch. Je pars dans une heure. Tu dois être las
de rester toujours avec moi. Prends donc ces cinquante louis.
– Merci,
babouschka, mais...
– Allons !
allons !
Sa voix était si
sévère, si énergique que je n’osai refuser.
– Quand tu
seras à Moscou, si tu cherches une place, viens chez moi. Et maintenant,
fiche-moi le camp.
Je montai dans ma
chambre et m’étendis sur mon lit. Je restai une demi-heure sur le dos, les
mains croisées derrière la tête. La catastrophe avait éclaté. Il y avait de
quoi réfléchir. Je résolus de parler dès le lendemain avec décision à Paulina.
« Ah !
ce petit Français ! me disais-je. C’est donc vrai ? Mais quoi !
Paulina et de Grillet ! quelle antithèse ! »
C’était
incroyable. Je me levai, hors de moi, pour aller chercher M. Astley et, coûte
que coûte, l’obliger à dire ce qu’il savait. Car il devait en savoir plus que
moi. Et ce M. Astley, en voilà encore une énigme !
Tout à coup, j’entendis
frapper à ma porte.
– Potapitch !
– Mon petit
père Alexis Ivanovitch, on vous demande chez la babouschka.
– Eh !
qu’y a-t-il ? Elle part ? Mais il y a encore vingt minutes à
attendre.
– On est très
inquiet, mon petit père, on ne tient pas en place. « Vite ! vite ! »
C’est vous, mon petit père, qu’on demande. Au nom de Jésus-Christ, hâtez-vous.
Je descendis
vivement. La babouschka était déjà dans le corridor ; elle avait son
portefeuille à la main.
– Alexis
Ivanovitch, viens ! Allons !...
– Où,
babouschka ?
– Je ne
resterai pas vivante si je ne regagne pas mon argent. Ne m’interroge pas,
marche. Le jeu ne cesse qu’à minuit, n’est-ce pas ?
J’étais
stupéfait. Je réfléchis un instant, et me décidai aussitôt.
– Comme vous
voudrez, Antonida Vassilievna, mais je n’irai pas.
– Et
pourquoi cela ? Qu’est-ce qui te prend ? Vous avez donc tous le
diable au corps ?
– Comme vous
voudrez, mais je ne veux pas avoir de reproches à me faire. Je ne serai ni
témoin ni complice. Épargnez-moi, Antonida Vassilievna. Voici vos cinquante
louis, et adieu.
Je déposai le
rouleau sur une petite table près de laquelle on avait déposé le fauteuil, je
saluai et partis.
– Quelle
bêtise ! cria la babouschka. Eh bien ! j’irai seule. Viens,
Potapitch, en route !
Je ne pus trouver
M. Astley. Je rentrai chez moi. Vers une heure du matin, j’appris de Potapitch
que la babouschka avait perdu dix mille roubles : tout ce que je lui avais
changé.
XIII
Voilà un mois que
je n’ai pas touché à ces notes.
La catastrophe
dont je pressentais alors l’approche a été plus prompte encore que je n’avais
pensé. Tout cela a été passablement tragique, du moins pour moi. Je ne puis
encore comprendre ce qui m’est arrivé. C’est comme un rêve ; ma passion
même a passé ; elle était pourtant forte et réelle. Où est-elle maintenant ?...
Me voilà seul, tout seul. L’automne commence, les feuilles jaunissent. J’habite
toujours la même petite ville, triste. (Oh ! qu’elles sont tristes, ces
villes allemandes !) Au lieu de réfléchir à ce qu’il convient que je
fasse, je vis sous l’influence des événements accomplis, pris encore dans le
récent tourbillon qui m’a rejeté loin de mon centre naturel... D’ailleurs,
peut-être arriverai-je à voir clair dans l’avenir, si je parviens à me rendre
compte de ma vie durant tout ce mois passé. La démangeaison d’écrire me
reprend. Et pourtant je prends à la pauvre petite bibliothèque de l’endroit les
volumes de Paul de Kock (dans la traduction allemande !) que je déteste,
mais que je lis : pourquoi donc ? Est-ce pour conserver le souvenir
du cauchemar qui vient de finir, que je fuis toute occupation sérieuse ? M’est-il
donc si cher ? Eh ! certes ! dans quarante ans j’y songerai
encore...
Je reprends donc
mes notes.
Finissons-en d’abord
avec la babouschka.
Le lendemain,
elle perdit, d’après le compte de Potapitch, quatre-vingt-dix mille roubles.
Cela ne pouvait manquer d’arriver. Quand un pareil tempérament s’engage dans
une telle voie, il n’en peut plus sortir ; c’est un traîneau lancé sur une
pente de glace : toujours plus vite, plus vite, jusqu’à l’abîme. La seule
chose qui m’étonna fut que cette vieille femme eût pu rester assise dans son
fauteuil pendant huit heures. Mais Potapitch m’expliqua que, plusieurs fois,
elle réalisa des gains importants ; exaltée alors par une nouvelle
espérance, elle ne songeait plus à s’en aller. Du reste, les joueurs savent qu’un
homme peut rester vingt-quatre heures à la table de jeu sans que les cartes se
brouillent devant ses yeux.
Cependant, ce
même jour, des événements décisifs s’étaient passés à l’hôtel. Le matin déjà,
avant onze heures, le général et de Grillet s’étaient décidés à faire une
dernière tentative. Ayant appris que la babouschka ne songeait plus à partir et
retournait à la gare, ils vinrent lui parler franchement. Le général
tremblait. Il avoua tout, ses dettes, sa passion pour mademoiselle Blanche...
puis, tout à coup, il prit un ton menaçant, se mit à crier, à frapper du pied.
Il lui reprochait d’être la honte de sa famille, d’être la fable de toute la
ville et qu’enfin... « Enfin, vous faites honte à toute la Russie, madame,
et la police n’a pas été inventée pour rien ! » – La babouschka le
mit à la porte en le menaçant avec une canne.
Le général et de
Grillet eurent, cette même matinée-là, plusieurs conciliabules. Ils songèrent
sérieusement à employer en effet la police, sous prétexte que la babouschka
était folle, prodigue, etc. Mais de Grillet haussait les épaules, se moquait du
général, qui allait et venait dans son cabinet, la tête perdue. Enfin, le petit
Français fit un geste désespéré et s’en alla. On apprit le même soir qu’il
avait quitté l’hôtel, après avoir eu avec mademoiselle Blanche un long
entretien. Quant à cette dernière, elle avait pris à l’avance ses mesures. Elle
avait donné congé au général en bonne et due forme : « elle ne
voulait plus le voir » ! Le général courut après elle et la retrouva
à la gare ; elle s’en allait bras dessus bras dessous avec son prince. Ni
elle ni madame de Comminges ne le reconnurent. Le petit prince ne le salua pas
non plus. Néanmoins, celui-ci ne s’était pas encore prononcé ;
mademoiselle Blanche faisait les derniers efforts pour obtenir qu’il prit une
décision. Mais, hélas ! elle s’était cruellement trompée. Le soir même,
elle apprit que le petit prince était « nu comme un ver », et qu’il
comptait sur elle, comme elle-même avait compté sur lui, pour pouvoir jouer à
la roulette. Blanche le chassa de chez elle et s’enferma dans son appartement.
Dans la matinée
de ce jour mémorable, je cherchai vainement M. Astley. Il ne déjeuna même pas à
l’hôtel. Vers cinq heures, je l’aperçus inopinément à la station du chemin de
fer, se dirigeant vers l’hôtel d’Angleterre. Il marchait vite, semblait
soucieux. Il me tendit la main cordialement, avec son « ha ! »
ordinaire, et sans s’arrêter. Mais je n’obtins de lui aucun renseignement. Il m’eût
été d’ailleurs très pénible de parler avec lui de Paulina, et, de son côté, il
ne fit aucune allusion à elle. Je lui racontai l’histoire de la babouschka. Il
haussa les épaules.
– Elle
achèvera de se ruiner, remarquai-je.
– Évidemment,
répondit-il. Si j’ai le temps, j’irai la voir jouer... C’est très curieux...
– Où
étiez-vous donc, toute la journée ?
– À Francfort.
– Pour
affaires ?
– Oui.
Qu’avais-je
encore à lui demander ? Pourtant je ne le quittai pas ; mais, arrivé
à la porte de l’hôtel des Quatre-Saisons, il me salua et disparut.
En revenant chez
moi, je me persuadai qu’une conversation de deux heures avec l’Anglais ne m’en
aurait pas appris davantage, car je n’avais, en somme, rien à lui demander,
assurément.
Paulina passa la
journée à se promener avec la bonne et les enfants dans le parc. Elle évitait
le général. D’ailleurs, j’avais déjà remarqué cela, rien ne pouvait la troubler ;
tous les tracas parmi lesquels elle vivait n’avaient pas altéré son calme
habituel. Elle répondit à mon salut par un hochement de tête.
Je rentrai chez
moi très irrité.
Certes, je ne
cherchais pas à lui parler, et depuis l’incident Wourmergelm nous ne nous
étions pas revus. Certes, je jouais l’orgueilleux, et plus le temps passait,
plus ma colère montait. Qu’elle ne m’aimât pas du tout, passe ; mais du
moins elle ne devait pas me fouler ainsi aux pieds et accueillir avec tant de
dédain mes protestations de dévouement. Elle sait que je l’aime, elle m’a
permis de lui parler de mon amour ! Cela a commencé étrangement, il est
vrai.
Il y a longtemps
de cela, déjà deux mois, je m’aperçus qu’elle voulait faire de moi son ami, son
homme de confiance. Elle essaya. Mais cela réussit mal et n’aboutit qu’à nos
singulières relations actuelles. Si mon amour lui déplaît, pourquoi ne pas me
défendre de lui en parler ? Mais elle me le permet, elle me provoque même
à ces entretiens et... ce n’est que pour se moquer de moi ! Elle prend
plaisir, après m’avoir mis hors de moi, à m’abattre d’un seul coup, avec
quelque sarcasme d’indifférence méprisante. Elle sait pourtant bien que je ne
puis pas exister sans elle ! Voilà trois jours passés depuis l’histoire du
baron, et je ne puis plus supporter notre séparation. En la rencontrant,
tout à l’heure, dans le parc, le coeur me battait avec une indicible violence.
Elle non plus ne peut vivre sans moi ! Je lui suis nécessaire, mais
serait-ce seulement à titre de bouffon ?
Elle a un mystère
dans sa vie, c’est clair. Sa conversation avec la babouschka m’a
douloureusement ému. Je l’ai pourtant mille fois suppliée d’être franche avec
moi ; elle savait que j’étais prêt à donner ma vie pour elle, mais elle ne
me marquait que du mépris ! Au lieu de ma vie, que je lui offrais, elle n’exigeait
de moi que de ridicules incartades, celle avec le baron, par exemple. C’était
révoltant ! C’est donc ce Français qui résume le monde à ses yeux !
– Et M.
Astley ? Ici, la chose devenait décidément incompréhensible.
En rentrant, dans
un transport de rage, je saisis ma plume et j’écrivis ceci :
« Paulina
Alexandrovna, je vois clairement que le dénouement approche. Pour la dernière
fois je vous demande : Voulez-vous, oui, ou non, ma vie ? Si je vous
suis utile à n’importe quoi, disposez de moi. J’attends votre réponse ;
je ne sortirai pas avant de l’avoir. Écrivez-moi ou appelez-moi ! »
Je cachetai la
lettre, je la fis porter par le garçon, avec l’ordre de la remettre en mains
propres. Je n’attendais pas de réponse, mais, trois minutes après, le garçon
vint me dire « qu’on lui avait commandé de me saluer ».
Vers sept heures,
on m’appela chez le général.
Il était dans son
cabinet, tout prêt pour sortir. Il se tenait au milieu de la chambre, les
jambes écartées, la tête penchée et se parlait à lui-même à haute voix. Dès qu’il
m’eut aperçu, il se précipita à ma rencontre avec un tel cri que je reculai
machinalement. Mais il saisit mes deux mains et m’entraîna vers le divan, où il
s’assit. Il me força à m’asseoir dans un fauteuil, en face de lui, sans lâcher
mes mains. Ses lèvres tremblaient, ses yeux étaient humides de larmes. Il me
dit d’une voix suppliante :
– Alexis
Ivanovitch, sauvez-moi, sauvez-nous !...
Longtemps je fus
sans rien comprendre. Lui parlait toujours, répétant sans cesse :
– De grâce !
de grâce !
Enfin, je compris
qu’il attendait de moi quelque chose comme un conseil, ou, pour mieux dire,
que, abandonné de tous, inquiet et désolé, il avait pensé à moi, et m’avait
appelé seulement pour parler, parler, parler !
Il était fou. Du
moins, il avait momentanément perdu la tête. Il joignait les mains, voulait se
jeter à genoux devant moi pour... pour quoi, à votre avis ? – Pour que j’allasse
tout de suite chez mademoiselle Blanche, la supplier de revenir auprès de lui
et de l’épouser.
– Voyons,
général, mademoiselle Blanche ne se soucie pas de moi. Que puis-je pour vous
auprès d’elle ?
Mais rien n’y
fit. Il ne m’entendait même pas.
En pleurant
presque, il me conta que mademoiselle Blanche refusait de l’épouser parce qu’elle
était convaincue qu’il n’hériterait pas de la babouschka. Il semblait croire
que tout cela était nouveau pour moi. Je fis une allusion à de Grillet ;
mais il me répondit, avec un geste désespéré :
– Parti !
Je lui ai engagé tous mes biens ! Cet argent que vous avez apporté...
combien reste-t-il ? Sept cents francs, je crois... C’est tout ce que je
possède...
– Et comment
réglerez-vous votre note d’hôtel ? Et puis... après, que ferez-vous ?
Il me considéra d’un
air absorbé. Il ne m’avait pas compris. J’essayai de lui parler de Paulina et
des enfants. Il répondit vivement :
– Oui,
oui...
Et aussitôt il se
mit à parler du prince ; que Blanche s’en allait avec lui, et qu’alors,
alors...
– Que
vais-je faire, Alexis Ivanovitch ? Je vous jure, par Dieu !... Dites.
N’est-ce pas de l’ingratitude ? Mais... oui, oui, c’est de l’ingratitude !...
Il fondit en
larmes.
Il n’y avait rien
à faire avec lui. Je fis savoir à la bonne dans quel état il était ; je
fis avertir aussi le garçon, afin qu’on le surveillât, et je sortis.
Juste en ce
moment Potapitch vint me prévenir que la babouschka me demandait. Il était huit
heures ; elle revenait de la gare, où elle avait perdu tout l’argent qu’elle
avait apporté de Moscou. Je la trouvai dans son fauteuil, lasse, malade. Marfa
lui présentait une tasse de thé qu’elle la forçait presque de boire. Le ton de
la pauvre dame était tout à fait changé.
– Bonjour,
mon petit père, dit-elle lentement. Pardonne-moi de t’avoir dérangé encore une
fois, pardonne cela à une vieille femme. J’ai perdu là-bas, mon petit père,
près de cent mille roubles. Tu avais raison de ne pas vouloir m’accompagner. Je
suis maintenant sans un kopeck.
» J’ai
envoyé chez ton Anglais, Astley ; je lui demande de me prêter trois mille
francs pour huit jours. Persuade-lui de ne pas me refuser. Je suis encore assez
riche. J’ai trois villages et deux maisons. Il me reste aussi de l’argent ;
je n’ai pas tout pris sur moi. – Tiens ! le voici justement ! On voit
bien vite quand un homme sait vivre.
Au premier appel
de la vieille dame, M. Astley s’était donc hâté de se rendre auprès d’elle.
Sans trop parler, il lui compta aussitôt trois mille francs en échange d’un
billet que la babouschka signa ; puis il salua et sortit.
– Tu peux t’en
aller aussi, Alexis Ivanovitch. Il ne me reste qu’une heure, je vais me reposer
un peu. Ne sois pas fâché contre moi, je suis une vieille sotte. Je n’accuserai
plus les jeunes gens de légèreté... Et le général ? Ce pauvre général !
lui aussi, c’est péché de l’accuser. Mais, quant à de l’argent, il n’en aura
pas. Il est trop bête ! Mais je ne suis pas plus intelligente que lui.
Vraiment, Dieu punit les vieux comme les jeunes du péché d’orgueil... Adieu.
Je voulus
reconduire la babouschka. Il me semblait que quelque chose de grave allait se
passer. Je ne pus rester chez moi.
Ma lettre à elle
était décisive ; mais la catastrophe actuelle était plus décisive
encore. Les gens de l’hôtel me confirmèrent le départ de De Grillet, que m’avait
annoncé le général. Si elle ne veut pas de moi comme ami, me disais-je,
qu’elle m’agrée au moins pour domestique ; je pourrai toujours faire ses
commissions.
Au bout d’une
heure, je retournai donc chez la babouschka et je l’accompagnai jusqu’au train ;
je l’installai même dans un wagon.
– Merci, mon
petit père, pour ton obligeance désintéressée, me dit-elle. Répète à Praskovia
ce que je lui ai dit hier. Je l’attends à Moscou.
Je repris le
chemin de l’hôtel. En passant devant l’appartement du général, je rencontrai la
bonne, qui me dit tristement qu’il n’y avait rien de nouveau.
J’entrai
pourtant. Mais, à la porte du cabinet, je m’arrêtai stupéfait. Mademoiselle
Blanche et le général riaient à gorge déployée, à qui des deux rirait le plus
fort. La dame Comminges était là, elle aussi. Le général était évidemment fou
de joie ; il bredouillait des paroles incohérentes. Je sus par la suite,
et de mademoiselle Blanche elle-même, qu’après avoir chassé le prince, elle
avait appris le désespoir du général et qu’elle était allée un moment chez lui « pour
le consoler ». Mais le pauvre homme ignorait que son sort n’en était pas
moins décidé, que, pendant qu’il riait ainsi à se tordre, on faisait les malles
de Blanche, et qu’elle devait le lendemain, par le premier train, prendre son
vol vers Paris.
Après être resté
quelques minutes sur le seuil du cabinet, je renonçai à entrer et je m’esquivai
sans être vu. Je remontai chez moi. En ouvrant la porte, j’entrevis dans la
demi-obscurité de la chambre la silhouette indécise d’une femme assise sur une
chaise, dans un coin, près de la fenêtre. Elle ne se leva pas à mon entrée ;
je m’approchai vivement, je regardai... La respiration me manqua.
XIV
Je poussai un
cri.
– Mais quoi ?
mais quoi ? dit-elle d’un
air étrange.
Elle était pâle et morne.
– Comment !
mais quoi ? Vous ! Ici ! Chez moi !
– Si je suis
venue, c’est tout entière. C’est mon habitude. Vous en jugerez tout à l’heure.
Allumez la bougie.
J’allumai la
bougie.
Elle se leva, s’approcha de la table, posa
devant moi une lettre décachetée en me disant : « Lisez ! »
– C’est... c’est
l’écriture de De Grillet ! m’écriai-je en saisissant le papier.
Mes mains
tremblaient, les lignes dansaient devant mes yeux. J’ai oublié les termes
précis de la lettre, mais en voici le sens :
« Mademoiselle,
– des circonstances malheureuses m’obligent à partir sur-le-champ. Vous ne
serez pas sans avoir remarqué que j’ai expressément évité toute explication
avec vous. L’arrivée de la vieille dame et sa folie ont mis fin à toutes mes
hésitations. Mes propres affaires compromises m’interdisent de continuer à me
bercer d’espérances qui jusqu’ici ont été ma seule joie. Je regrette le passé,
mais j’espère que vous ne trouverez rien dans ma conduite qui ne soit digne d’un
galant homme et d’un honnête homme. À peu près ruiné par la débâcle de votre
beau-père, je suis obligé de profiter du peu qui me reste. J’ai déjà chargé mes
amis de Pétersbourg de vendre tous les biens qu’il m’avait engagés. Connaissant
pourtant la légèreté d’esprit du général, qui a perdu sa fortune par sa faute,
j’ai résolu de lui laisser cinquante mille francs et de lui rendre ses
engagements, de sorte que vous pouvez maintenant lui reprendre tout ce qu’il
vous a fait perdre, en exigeant par voie judiciaire la restitution de vos
biens. J’espère, mademoiselle, que le parti que j’ai pris vous sera profitable.
J’espère aussi par là avoir rempli les obligations d’un galant homme. Soyez
convaincue que votre souvenir est à jamais gravé dans mon coeur. »
– Eh bien !
c’est clair, dis-je en m’adressant à Paulina... Attendiez-vous de lui autre
chose ? ajoutai-je avec indignation.
– Je n’attendais
rien, répondit-elle très calme, mais sa voix tremblait. Je suis résolue à tout
depuis longtemps. Je le connais. Il a pensé que je chercherais... que j’insisterais...
(Elle s’arrêta, sans achever sa phrase, se mordit la lèvre et se tut.) J’avais
redoublé de mépris à son égard, attendant ce qu’il ferait. Si le télégramme
annonçant l’héritage était venu, je lui aurais jeté à la tête l’argent que lui
devait cet idiot... que lui devait mon beau-père, et je l’aurais chassé. Il y a
longtemps que je le hais. Oh ! ce n’était pas le même homme auparavant,
mille fois non ! Et maintenant, maintenant !... Avec quel bonheur je
lui aurais jeté sur sa vile figure ses cinquante mille francs ! Je les lui
aurais crachés à la face !...
– Mais, ce
papier, cet engagement des cinquante mille francs rendus, il est chez le
général, n’est-ce pas ? Prenez-le et rendez-le à de Grillet.
– Oh !
ce n’est pas cela ! ce n’est pas cela !...
– Oui, c’est
vrai, ce n’est pas cela. Et la babouschka ? m’écriai-je tout à coup.
Paulina me
regarda d’un air distrait et impatient.
– Quoi ?
la babouschka ? Je ne puis pas aller chez elle... Et d’ailleurs je ne veux
demander pardon à personne, ajouta-t-elle avec irritation.
– Mais que
faire ? Comment pouviez-vous aimer un tel homme ? Voulez-vous que je
le provoque en duel ? Je le tuerai. Où est-il maintenant ?
– Il est à
Francfort pour trois jours.
– Un mot de
vous, et j’y vais par le premier train, dis-je avec un stupide enthousiasme.
Elle se mit à
rire.
– Et s’il
vous dit : « Rendez-moi d’abord les cinquante mille francs » ?
Et puis, pourquoi se battrait-il ?... Quelle sottise !
– Où prendre
ces cinquante mille francs ? répétai-je en grinçant des dents, comme si on
pouvait les ramasser par terre ! – Écoutez, et M. Astley ?
Ses yeux jetèrent
des éclairs.
– Eh bien,
est-ce que toi-même, tu veux que je te quitte pour cet Anglais ?
dit-elle avec un regard qui me transperça et un sourire triste. (C’était la
première fois qu’elle me disait toi.)
Il semblait que
la tête lui tournât. Elle se laissa tomber sur le divan.
J’étais comme
foudroyé. Je n’en croyais ni mes yeux ni mes oreilles. – Quoi donc ? Elle
m’aimait ! Elle était venue à moi et non pas à M. Astley, elle,
seule, une jeune fille, dans ma chambre, elle s’était délibérément compromise
aux yeux de tous, et moi
j’étais là, devant elle, sans rien comprendre !
Une pensée
étrange me vint.
– Paulina,
donne-moi seulement une heure, et... je reviendrai. C’est... c’est nécessaire.
Tu verras. Reste ici, attends-moi.
Je m’enfuis sans
répondre à la question qu’elle me jeta.
Oui, parfois, une
pensée bizarre, impossible, s’enfonce si fortement dans l’esprit qu’on finit
par la prendre pour une réalité. Plus encore, – cette pensée est fortifiée par
le désir, un désir irrésistible et fatal.
Quoi qu’il en
soit, cette soirée est pour moi inoubliable. Un vrai miracle, – bien justifié
par l’arithmétique, mais un miracle tout de même.
Il était déjà dix
heures un quart. Je cours à la gare avec le ferme espoir, l’assurance presque
de gagner. Jamais je n’avais été autant ni si étrangement ému.
Il y avait encore
du monde ; car c’est l’heure où les vrais joueurs, ceux pour qui il n’y a
au monde que la roulette,
commencent leur journée.
Je m’assieds à la
table même où la babouschka avait d’abord gagné puis perdu tant d’argent. Juste
en face de moi, sur le tapis vert, était écrit le mot passe. Je tire de
ma poche mes vingt louis et je les jette sur ce mot : passe.
– Vingt-deux, crie le croupier.
Je gagnais. Je
remets de nouveau le tout, mise et premier gain.
– Trente et
un.
Encore gagné.
J’avais déjà
quatre-vingts louis. Je remets le tout sur la douzaine du milieu. (Le gain est
triple, mais on a deux chances de pertes contre une.)
– Vingt-quatre.
On me donne trois
rouleaux de cinquante louis et dix pièces d’or. J’avais en tout deux cents
louis. J’étais comme dans une hallucination. Je mets le tout sur le rouge, – et
voilà que, brusquement, je reviens à moi et suis pris de terreur. Mais ce
sentiment s’effaça vite et ne reparut pas. – Je comprenais tout ce que je
risquais à perdre : tout, ma vie...
– Rouge.
Je respirai. Puis
des frissons enflammés m’envahirent quand je retirai les billets de banque. J’avais,
en tout, quatre mille florins et quatre-vingts louis.
Je mets deux
mille florins sur la douzaine du milieu et les perds. Mon or et quatre-vingts
louis sur les mêmes numéros : perdu encore. La rage me prit. Je saisis les
autres deux mille florins et les mis sur la première douzaine, sans réflexion,
sans calcul. Pourtant, je me rappelle que j’eus une sensation... une sensation
qui ne me semble comparable qu’à celle que dut éprouver madame Blanchard quand
elle tomba de son ballon.
– Quatre.
De nouveau j’avais
six mille florins. Je m’estimais déjà certain de la victoire. Je jetai quatre
mille florins sur le noir. Neuf joueurs m’imitèrent. Les croupiers se
regardaient. Tout autour on causait, dans l’attente.
– Noir.
À partir de ce
moment, je ne me souviens d’aucune mise, d’aucun compte. Je me rappelle
seulement, comme dans un rêve, que je gagnai seize mille florins. Trois coups
malheureux me firent perdre douze mille florins. Je mis les quatre derniers
mille sur le passe. J’étais devenu insensible ; j’attendais et
agissais mécaniquement, sans penser. Je gagnai de nouveau, et quatre fois de
suite. Je me rappelle encore que j’avais devant moi des monceaux d’or, et que c’était
surtout la douzaine du milieu qui sortait le plus souvent, trois fois sur
quatre, puis disparaissait une ou deux fois pour revenir de nouveau trois ou
quatre fois de suite. Cette régularité étonnante procède parfois par séries, et
c’est ce qui fait perdre la tête aux vrais joueurs qui jouent le crayon à la
main.
Il pouvait s’être
passé une demi-heure depuis mon arrivée. Tout à coup les croupiers me firent
observer que j’avais gagné trente mille florins et qu’on allait fermer la
roulette jusqu’au lendemain. Je saisis tout mon or, je le mis dans mes poches,
pêle-mêle avec les billets, et courus dans une autre salle, à une autre table
de roulette. Toute la foule me suivit. On me donna une place et je me mis de
nouveau à ponter au hasard, sans compter. Je ne puis comprendre ce qui me
sauva.
Parfois, du
reste, les numéros dansaient devant mes yeux et je m’attachais à certains de
ces chiffres, mais toujours sans obstination, et je misais inconsciemment. Je
devais être très distrait ; je me rappelle que le croupier corrigeait
souvent mon jeu. Mes tempes étaient moites ; mes mains tremblaient. La
chance ne cessait pas. Tout à coup on se mit à parler de tous côtés et à rire.
– Bravo !
bravo !
Il y en avait qui
applaudissaient.
Là aussi j’avais
gagné trente mille florins, et on fermait la roulette jusqu’au lendemain.
– Allez-vous-en !
me disait une voix à droite. – C’était un Juif de Francfort. Il ne me quittait
pas ; il m’aidait parfois à faire mon jeu.
– Par Dieu !
allez-vous-en murmurait une autre voix à gauche. – C’était une dame très modestement
et très correctement vêtue, d’une trentaine d’années, un peu fatiguée et d’une
pâleur maladive, mais conservant encore les traces d’une beauté merveilleuse.
À ce moment, je
bourrais mes poches de billets de banque et je ramassais l’or. J’eus le temps
de glisser les deux derniers rouleaux de cinquante louis dans la main de la dame
pâle sans que personne s’en aperçût. Ses doigts maigres serrèrent fortement les
miens en signe de reconnaissance. Tout cela ne dura qu’un instant.
Ayant ramassé le
tout, je me dirigeai vivement vers le trente-et-quarante. Là, le public est
plus aristocratique. Ce n’est pas une roulette. C’est un jeu de cartes.
Les banques répondent pour cent mille thalers chaque soir ; la plus
grosse mise est aussi de quatre mille florins. J’ignorais le jeu, sauf ses
combinaisons de rouge et de noir, auxquelles je m’attachai. Toute la foule qui
m’avait suivi m’entourait. Je ne sais si j’eus une seule pensée pour Paulina.
Je n’avais que l’instinct de saisir et d’empocher les billets de banque qui s’empilaient
devant moi.
En effet, on eût
dit qu’une force fatale me faisait agir. Cette fois, un fait, d’ailleurs assez
fréquent, se produisit. Si la chance s’installe au rouge, il arrive qu’il passe
dix ou quinze fois de suite. Trois jours auparavant le rouge était sorti
vingt-deux fois sans interruption. Or il va sans dire qu’au bout de dix coups
personne ne joue plus sur la même couleur ; pourtant on ne ponte pas
davantage sur l’autre couleur, car on se défie des caprices du hasard. Après
seize rouge, le dix-septième coup doit être noir ; les
novices pontent double et triple sur le noir, et perdent.
Le rouge était
donc sorti trois fois de suite. Je résolus de m’attacher à cette couleur. Il y
avait de l’orgueil dans mon affaire ; je voulais « étonner » par
mon audace. On criait autour de moi que j’étais fou. Le rouge venait de sortir
pour la quatorzième fois !
– Monsieur a
déjà gagné cent mille florins, fit une voix derrière moi.
Je revins
brusquement à moi. Comment ! j’avais gagné en une seule soirée cent mille
florins ! Mais cela me suffisait !...
Je me précipitai
sur les billets, je les mis en paquets dans mes poches et m’enfuis de la gare.
On riait sur mon passage, on se montrait mes poches gonflées, on commentait ma
démarche, que le poids de l’or rendait inégale ; je portais plus d’un
demi-pond[9].
Plusieurs mains étaient tendues vers moi ; je fis des distributions de
poignées d’or. Deux Juifs m’arrêtèrent à la sortie.
– Vous avez
du courage ! Allez-vous-en ; quittez la ville dès demain, ou vous
perdrez tout, me dirent-ils.
Je ne leur
répondis pas. L’heure était avancée. J’avais encore une demi-verste jusqu’à l’hôtel.
Je n’avais jamais eu peur des voleurs, même dans mon enfance, et je n’y pensais
pas davantage cette fois. Je ne pensais qu’à mon triomphe ; pourtant mes
sensations étaient mêlées, presque pénibles : c’était un sentiment presque
douloureux de victoire. Soudain, le visage de Paulina apparut à mon
imagination. Je me souvins que j’allais la revoir, lui raconter, lui montrer...
Mais je ne me rappelais plus ni ses récentes paroles, ni pourquoi j’étais allé
à la gare, ni rien enfin de tout ce passé devenu pour moi si vieux en si peu de
temps. Je ne devais plus m’en souvenir désormais, en effet, car voilà qu’une
nouvelle vie commençait pour moi.
Presque au bout
de l’allée, je fus pris subitement de terreur : « Et si on m’assassinait !...
Si on me dévalisait !... » Ma terreur redoublait à chaque pas. Je
courais presque.
Tout à coup,
notre hôtel m’apparut, étincelant de toutes ses lumières.
– Grâces à
Dieu ! me voici arrivé !
Je gravis
vivement mes trois étages et j’ouvris la porte. Paulina était toujours là, sur
le divan, les mains croisées sur la poitrine. Elle me regarda avec étonnement,
et, certes, je dus lui paraître étrange. Je mis devant elle et posai sur la
table tout mon argent.
XV
Elle me regardait
fixement, sans bouger.
– J’ai gagné
deux cent mille francs, prononçai-je en jetant les derniers rouleaux sur la
table.
Le tas de billets
et les pièces couvraient la table. Je ne pouvais les quitter des yeux. J’en
oubliais Paulina elle-même. J’essayais de les mettre en ordre, puis je mêlais
tout, puis je me mettais à marcher à travers la chambre, rêveur, puis je
recommençais à compter. Tout à coup, je me jetai vers la porte, que je fermai à
double tour, et, allant me planter devant ma petite valise :
– Si j’enfermais
tout ça là-dedans jusqu’à demain ? Jusqu’à demain, répétai-je en me
tournant vers Paulina.
Je m’étais
souvenu d’elle en cet instant même. Paulina restait toujours immobile, me
suivant des yeux. Étrange était l’expression de son visage, une expression
désagréable. Il y avait de la haine dans son regard.
Je m’approchai d’elle.
– Paulina,
lui dis-je, voici vingt-cinq mille florins, plus de cinquante mille francs.
Jetez-les-lui demain à la figure.
Elle ne me
répondit pas.
– Si vous
voulez, je les lui porterai moi-même, demain, de bonne heure. Voulez-vous ?
Elle se mit à
rire, et elle rit longtemps. Je la regardais avec stupeur, avec douleur. C’était
le rire qu’elle affectait à l’ordinaire quand je lui faisais mes déclarations
les plus passionnées. Elle cessa enfin, devint morne et me regarda en dessous.
– Je ne veux
pas de votre argent, dit-elle avec mépris.
– Pourquoi ?
Pourquoi donc, Paulina ?
– Je ne veux
rien pour rien.
– Je vous l’offre
en ami, je vous offre aussi... ma vie.
Elle me jeta un
long et perçant regard, comme si elle eût voulu lire au fond de mes pensées.
– Vous payez
bien ! reprit-elle en souriant. La maîtresse de De Grillet ne vaut pas
cinquante mille francs.
– Paulina,
pouvez-vous me parler ainsi ? Suis-je donc un de Grillet ?
– Je vous
hais ! Oui !... oui !... Je ne vous aime pas plus que de
Grillet, s’écria-t-elle les yeux enflammés.
Elle cacha
ensuite son visage dans ses mains et fut prise d’une crise de nerfs. Je me
précipitai vers elle.
Je compris que,
pendant mon absence, quelque chose d’anormal avait dû lui arriver. Elle était
comme folle.
– Achète-moi,
veux-tu ? veux-tu ? Pour cinquante mille francs comme de Grillet ?
criait-elle d’une voix entrecoupée de sanglots.
Je la pris dans
mes bras, je baisai ses mains, ses pieds ; j’étais agenouillé devant elle.
La crise passa.
Revenue à elle,
elle posa ses deux mains sur mes épaules, et m’examina avec attention. Elle m’écoutait ;
mais, visiblement, elle n’entendait pas ce que je lui disais. Son visage était
devenu soucieux. Je craignais pour elle ; il me semblait que son
intelligence se troublait. Tantôt elle m’attirait doucement vers elle et me
souriait avec confiance ; tantôt elle me repoussait, et, de nouveau, m’examinait
d’un air désespéré.
Tout à coup elle
m’étreignit.
– Mais tu m’aimes ?
tu m’aimes ? demandait-elle. Tu as donc voulu... te battre avec le baron
pour moi ? ...
Elle s’interrompit
et se mit à rire comme si une idée comique lui avait passé par la tête. Elle
pleurait et riait à la fois. Que faire ? Je me sentais venir la fièvre. Je
ne comprenais plus ce qu’elle me disait. C’était une sorte de délire, comme si
elle eût voulu me raconter tout en très peu de mots, un délire interrompu de
folles gaietés qui m’épouvantaient,
– Non, non !
Tu es ma joie, répétait-elle, tu m’es fidèle, toi.
Et elle posait de
nouveau ses mains sur mes épaules, me regardant au fond des yeux, et répétait :
– Tu m’aimes !
Tu m’aimes !... Tu m’aimeras ?
Je ne la quittais
pas des yeux. Je ne l’avais jamais vue dans un tel accès d’amour. C’était du
délire, il est vrai, mais... Elle souriait malicieusement à mon regard
passionné. Tout à coup, à brûle-pourpoint, elle se mit à parler de M. Astley ;
elle répétait sans cesse : « Qu’il attende ! qu’il attende ! »
et me demandait si je savais qu’il était là sous la fenêtre.
– Oui, oui,
sous la fenêtre. Ouvre. Regarde. Il y est ?
Elle me poussait
vers la fenêtre ; mais aussitôt que je faisais un mouvement pour me lever,
elle éclatait de rire et recommençait à m’étreindre.
– Nous
partirons, nous partirons demain, dit-elle tout à coup.
Elle resta
songeuse.
– Qu’en
penses-tu ? Atteindrons-nous la babouschka ? Qu’en penses-tu ?
Je crois que nous la trouverons à Berlin. Que crois-tu qu’elle dise en nous
voyant ? Et M. Astley ?... Ce n’est pas lui qui sauterait du haut du
Schlagenberg ! Qu’en penses-tu ?
Elle se mit à
rire.
– Écoute.
Sais-tu où il ira l’été prochain ? Au pôle Nord ! pour des recherches
scientifiques ! et il me proposait de l’accompagner ! Ha ! ha !
ha ! ha ! Il dit que nous autres Russes, nous ne savons rien par
nous-mêmes, que nous ne sommes capables de rien et que nous devons tout aux
Européens... Mais il est très bon. Il excuse le général. Il dit que Blanche...
la passion... Enfin, je ne sais pas moi-même, le pauvre ! Je le plains !...
Écoute, comment tueras-tu de Grillet ? As-tu pensé que je te laisserai te
battre avec lui ? Mais tu ne tueras personne, pas même le baron. Oh !
que tu étais drôle avec le baron ! Je vous regardais tous les deux ;
comme tu étais ridicule ! C’est que tu ne voulais pas y aller, il a fallu
pourtant ! Ah ! que j’ai ri alors !
Et, tout en riant
encore, elle se mit de nouveau à m’embrasser, à me serrer dans ses bras,
reprise d’une crise de tendresse. Je ne pensais plus à rien, je n’entendais
plus rien ; c’est alors que la tête me tourna...
................................................................
Il devait être
sept heures du matin quand je revins à moi. Le soleil éclairait la chambre.
Paulina était assise près de moi et me regardait étrangement, se détournant
parfois pour regarder la table et l’argent.
J’avais mal à la
tête. Je voulus prendre la main de Paulina, mais elle me repoussa et se leva.
Elle s’approcha de la fenêtre, l’ouvrit et resta appuyée à la croisée pendant
trois minutes. Je me demandais : que va-t-il arriver ? comment tout
cela finira-t-il ? Tout à coup, elle revint à la table et, me regardant
avec une haine extraordinaire, me dit, les lèvres tremblantes de colère :
– Eh bien,
rends-moi maintenant mes cinquante mille francs.
– Paulina,
encore ? encore ?
– Tu as
peut-être réfléchi ? Ha ! ha ! ha ! Tu les regrettes déjà ?
Les vingt-cinq
mille florins étaient encore en tas sur la table ; je les pris et les lui
remis.
– Ils sont
bien à moi, n’est-ce pas ? me demanda-t-elle avec une physionomie
méchante.
– Mais ils
étaient à toi dès que je les eus.
– Eh bien !
les voilà, tes cinquante mille francs !
Elle leva la
main, me jeta avec force les liasses de billets en plein visage et sortit en
courant.
................................................................
Je sais qu’elle
était en ce moment comme folle, mais je ne puis comprendre cet accès de folie.
Il est vrai que, maintenant encore, un mois après cette soirée, elle n’est pas
guérie. Qu’est-ce qui l’avait mise en cet état ? Était-ce le regret d’être
venue à moi ? Lui ai-je laissé voir trop de vanité de ce bonheur ?
A-t-elle cru que je voulais, comme de Grillet, me délivrer d’elle en lui
donnant cinquante mille francs ? Il n’en était rien, certes. Je pense que
son amour-propre était pour beaucoup dans tout cela. C’est cet amour-propre qui
la dissuada de me croire. Elle m’offensait sans se rendre exactement compte de
son offense. Elle s’est vengée de De Grillet sur moi. Il est vrai que tout cela
n’était que l’effet du délire, et que je n’aurais pas dû l’oublier. Peut-être
ne me pardonnera-t-elle pas de l’avoir oublié, maintenant : mais alors, alors ?
Son délire ne lui enlevait donc pas la conscience de ses actes ? Elle
savait donc ce qu’elle faisait en venant chez moi avec la lettre de De Grillet ?
Je ramassai tant
bien que mal tous les billets et le tas d’or ; je mis le tout dans mon
lit, sous mon matelas, et, dix minutes après le départ de Paulina, je sortis. J’étais
convaincu qu’elle était rentrée chez elle, et je voulais m’introduire
furtivement chez eux et demander à la bonne comment allait la barichnia[10].
Quel ne fut pas mon étonnement quand j’appris de la bonne que Paulina n’était
pas encore rentrée et que la bonne elle-même était sur le point de venir la
chercher chez moi.
– À l’instant
même, lui dis-je, à l’instant même elle vient de sortir de chez moi, ou plutôt
il y a dix minutes ! Où peut-elle être ?
La bonne me
regarda sévèrement.
Cependant, on ne
parlait dans tout l’hôtel que de Paulina. On se chuchotait chez le majordome
que la Fraulein[11]
était sortie dès six heures du matin de l’hôtel et qu’elle avait couru
nu-tête du côté de l’hôtel d’Angleterre. On savait donc qu’elle avait passé la
nuit dans ma chambre ? Du reste, les cancans sur la famille du général ne
tarissaient pas. On savait le général presque fou ; on se disait qu’il
remplissait l’hôtel de ses larmes ; on disait aussi que la babouschka, sa
mère, était venue exprès de Russie pour l’empêcher d’épouser mademoiselle de
Comminges, qu’elle l’avait déshérité parce qu’il n’avait pas voulu céder, et qu’elle
avait perdu tout son argent exprès à la roulette.
– Diese
Russen[12] ! répétait le majordome avec
indignation en hochant la tête.
D’autres riaient.
Le majordome préparait sa note. On savait aussi mon gain de la veille. Karl, le
domestique de mon étage, me félicita le premier. Mais tout cela m’était égal.
Je me mis à courir vers l’hôtel d’Angleterre.
Il était trop tôt ;
M. Astley ne recevait personne. Quand on lui fit savoir qui le demandait, il
sortit dans le corridor, vint silencieusement à ma rencontre et fixa sur moi
son regard lourd, attendant ce que j’avais à lui dire. Je lui parlai aussitôt
de Paulina.
– Elle est
malade, répondit-il sans me regarder en face.
– Elle est
donc réellement chez vous ?
– Oui, oui,
chez moi.
– Mais
comment ?... Vous avez l’intention de la garder chez vous ?
– Oui, oui,
j’y suis disposé.
– Monsieur
Astley ! mais c’est un scandale ! Cela ne se peut pas. De plus, elle
est très malade ; vous avez dû vous en apercevoir.
– Oui, oui,
je l’ai vu ; je vous ai déjà dit qu’elle est malade. Si elle n’était pas
malade, elle n’aurait pas passé la nuit chez vous.
– Vous savez
donc aussi cela ?
– Je le
sais. Elle devait venir hier chez moi ; je l’aurais conduite chez ma
parente. Mais elle était malade ; elle s’est trompée, et c’est pourquoi
elle est allée chez vous.
– Voyez-vous
cela ! Eh bien, je vous félicite, monsieur Astley. Vous me donnez même une
idée. N’est-ce pas vous qui avez passé la nuit sous ma fenêtre ? Miss
Paulina m’a forcé, la nuit, à ouvrir la fenêtre pour voir si vous n’étiez pas
là. Elle riait beaucoup.
– Vraiment ?
Non, je n’étais pas sous la fenêtre ; je l’attendais dans votre corridor,
en me promenant.
– Mais il
faut la soigner, monsieur Astley.
– Oh !
oui. J’ai déjà fait venir un médecin. Et si elle meurt, c’est vous qui me
rendrez compte de sa mort !
Je restai muet de
stupéfaction.
– Permettez,
monsieur Astley, que dites-vous ?
– Est-il
vrai que vous avez gagné hier deux cent mille thalers ?
– Pas tant ;
cent mille florins.
– Vraiment ?
Alors prenez le train de ce matin et partez pour Paris.
– Pourquoi ?
– Tous les
Russes ne vont-ils pas à Paris dès qu’ils ont de l’argent ? dit M. Astley
du ton d’un homme qui répète une phrase apprise par coeur.
– Mais que
ferais-je à Paris maintenant ? Monsieur Astley, je l’aime ! Vous
le savez déjà.
– Vraiment ?
Je suis sûr que vous vous trompez. D’ailleurs, si vous restez ici vous perdrez
certainement tout ce que vous avez gagné, et vous n’aurez plus de quoi aller à
Paris. Mais, adieu ! Je suis convaincu que vous partirez aujourd’hui.
– Bon. Adieu !
Du reste, je n’irai pas à Paris. Réfléchissez, monsieur Astley, à ce qui va
nécessairement se passer chez le général. Car, évidemment... cette aventure
avec miss Paulina... Mais ça va être la fable de toute la ville !
– Oui, la
fable de toute la ville. Quant au général, je crois qu’il a d’autres soucis. De
plus, miss Paulina a le droit d’aller où bon lui semble. Quant à cette famille,
il est permis de penser qu’elle est tout à fait dissoute.
Je partis en
souriant à part moi de l’assurance qu’avait cet Anglais de mon prochain départ
pour Paris.
« Pourtant
il veut me tuer en duel si Paulina meurt. Quelle histoire ! »
Je plaignais
Paulina. Mais je dois convenir que dès la veille, dès le moment où je m’étais
assis à la table de jeu, mon amour avait été relégué au second plan. Je vois
cela, maintenant ; mais alors les choses étaient loin d’être aussi
claires. Suis-je donc vraiment un joueur ? Aimais-je donc... si étrangement
Paulina ? Non, je le jure par Dieu, je l’aimais sincèrement. Je l’aime
encore ! Mais... ici se place la plus singulière, la plus drôle de mes
aventures.
................................................................
Je courais chez
le général, quand une porte voisine de la sienne s’ouvrit et quelqu’un m’appela.
C’était madame veuve Comminges qui m’appelait sur l’ordre de mademoiselle
Blanche. J’entrai chez mademoiselle Blanche.
Son appartement
se composait de deux pièces. Je l’entendis rire dans sa chambre à coucher. Elle
se levait.
– Ah !
c’est lui ! ! Viens donc, bêta ! Est-il vrai que tu as
gagné une montagne d’or et d’argent ?... J’aimerais mieux l’or[13].
– Oui, j’ai gagné, répondis-je en riant.
– Combien ?
– Cent mille
florins.
– Bibi,
comme tu es bête ! Mais viens donc ici, je n’entends rien. Nous ferons
bombance, n’est-ce pas ?
J’entrai dans la
chambre.
Elle était
vautrée sous sa couverture de satin rose d’où sortaient ses épaules dorées,
fermes, magnifiques, – de ces épaules qu’on voit seulement en rêve, – et sur
lesquelles s’entr’ouvrait une chemise de fine dentelle ; – ce qui allait
fort bien à son teint chaud.
– Mon fils,
as-tu du coeur ? s’écria-t-elle en m’apercevant et en riant de plus belle.
Sa gaieté
semblait même sincère !
– Tout autre
que... – commençai-je en parodiant Corneille.
– Vois-tu !
vois-tu ! D’abord trouve-moi mes bas et aide-moi à les mettre. Ensuite, si
tu n’es pas trop bête, je t’emmène à Paris. Tu sais que je pars à l’instant.
– À l’instant ?
– Dans une
demi-heure.
En effet, les
paquets étaient faits, les malles étaient bouclées. Le café servi depuis
longtemps.
– Eh bien,
veux-tu ? Tu verras Paris. Dis donc, qu’est-ce que c’est, un outchitel ?
Tu étais bien bête quand tu étais outchitel. Où sont mes bas ?
Allons, aide-moi donc !
Elle me montra un
petit pied adorable, un pied de statue. Je me mis à rire et l’aidai à mettre un
bas, tandis qu’elle restait au lit et continuait à bavarder.
– Eh bien !
que feras-tu si je t’emmène ? D’abord, je veux cinquante mille francs. Tu
me les donneras à Francfort. Nous allons à Paris. Là, nous vivrons ensemble, et
je te ferai voir des étoiles en plein jour. Tu verras des femmes telles que tu
n’en as encore jamais vu. Écoute...
– Attends.
Je te donne cinquante mille francs, soit ; mais alors que me restera-t-il ?
– Cent
cinquante mille ! De plus, je reste avec toi, un mois, deux mois, je ne
sais combien de mois !... Nous dépenserons pendant ces deux mois les cent
cinquante mille francs, cela va sans dire. Tu vois, je suis bon enfant, et, je
t’avertis d’avance, tu verras des étoiles !
– Comment !
nous dépenserons tout en deux mois ?
– Ça t’effraye.
Ah ! vil esclave ! ne sais-tu donc pas qu’un mois de cette vie vaut
mieux que toute ton existence ? Un mois ; et après, le déluge !...
Mais tu ne peux comprendre. Va-t’en ! Tu ne vaux pas ce que je t’offre...
Aïe ! que fais-tu ?
Je chaussais son
second pied et, ne pouvant plus y tenir, je l’embrassais. Elle le retira
prestement et m’en donna un coup en pleine figure. Là-dessus, elle me mit à la
porte.
– Eh bien !
mon outchitel, je t’attends si tu veux. Dans un quart d’heure je pars,
me cria-t-elle comme je m’en allais.
En rentrant chez
moi, je me sentais comme étourdi. Était-ce ma faute si Paulina m’avait jeté mes
billets de banque à la figure et m’avait préféré M. Astley ? Quelques-uns
des billets traînaient encore à terre. Je les ramassai.
À ce moment, la
porte s’ouvrit et le majordome lui-même apparut. Naguère, il ne me faisait pas
même l’honneur d’un salut. Maintenant, il venait m’offrir l’appartement que le
comte V... avait occupé et venait de quitter.
Je réfléchis
quelques instants.
– Ma note !
m’écriai-je tout à coup. Je pars dans dix minutes.
« À Paris ?
Soit, à Paris ! pensai-je. C’est probablement ma destinée. »
Un quart d’heure
après, nous étions tous trois dans un wagon de famille, Blanche, la veuve
Comminges et moi. Blanche riait aux éclats en me regardant. La veuve Comminges
l’imitait, mais plus discrètement. J’étais le moins gai des trois. Ma vie se
brisait là en deux parts ; mais j’avais pris, dès la veille, le parti de
risquer tout l’avenir sur une carte. Peut-être étaient-ce cette fortune et cette
bonne fortune inattendues qui submergeaient ma volonté. Peut-être, ne
demandais-je pas mieux !... Il me semblait que le décor de la comédie
de ma vie n’était d’ailleurs changé que pour peu de temps. Dans un mois, je
serais de retour, et alors... et alors à nous deux, monsieur Astley ! Je
me rappelle maintenant encore comme j’étais triste en ce moment ; ah !
profondément triste ! Et pourtant je tâchais de rire avec cette petite
folle !...
– Mais que
veux-tu encore ? Comme tu es bête ! criait-elle tout en riant. Eh
bien ! oui, oui, nous allons les flamber, tes deux cent mille francs !
mais tu seras heureux comme un petit roi ! Je ferai moi-même le noeud de
ta cravate et je te présenterai à Hortense. Et quand nous aurons tout dépensé,
tu reviendras ici te refaire. Que t’ont dit les Juifs ? L’important, c’est
d’être courageux, et tu l’es. Tu reviendras à Paris m’apporter de l’argent...
plusieurs fois. Quant à moi, je veux cinquante mille francs de rente et
alors...
– Et le
général ? demandai-je.
– Le général ?
Il va tous les jours me chercher un bouquet, à cette heure-ci, tu le sais bien !
Justement, aujourd’hui, je lui en ai demandé un des fleurs les plus rares.
Quand il rentrera, il verra que le « bel oiseau », comme disait sa
babouschka, s’est envolé. Parions qu’il nous suivra ? Ah ! ah !
ah ! Et j’en serai bien aise. Il me servira à Paris pendant qu’ici sa note
sera soldée par M. Astley.
Et voilà comment
je partis pour Paris !
XVI
Que dire de Paris ?
Ce fut comme un délire. Je n’y vécus que trois semaines, durant lesquelles je
dépensai mes cent mille francs. Les autres cent mille, je les avais donnés à Blanche
en espèces sonnantes : cinquante mille à Francfort et cinquante mille,
trois jours après, à Paris.
– Et les
cent mille francs qui te restent, tu les mangeras avec moi, mon outchitel.
Elle m’appelait
toujours son outchitel.
Il est difficile
de s’imaginer une âme plus vénale et plus avare que celle de cette fille. Pour
son propre argent, certes, elle en était peu prodigue. Quant à mes cent mille
francs, elle me déclara catégoriquement, un beau jour, qu’elle en avait besoin
pour son installation à Paris.
– De cette
façon, dit-elle, je serai convenablement pourvue une fois pour toutes, et
personne ne pourra plus entraver mes projets.
Du reste, c’était
elle qui tenait la caisse, et de ces fameux cent mille francs je ne vis guère
que l’ombre. Elle ne me laissait jamais garder sur moi plus de cent francs.
– Pour quoi
faire, disait-elle, pourquoi veux-tu de l’argent dans ta poche ? Tu ne
peux rien avoir à en faire !
Je ne discutais
pas.
En revanche, elle
dépensait cet argent sans compter pour son appartement. Quand nous y entrâmes,
elle me dit solennellement :
– Vois ce
que l’on peut faire quand on sait suppléer aux grands moyens par du goût et de
l’économie !
Ce goût et cette
économie valaient pourtant juste cinquante mille francs. Chevaux, voitures,
bals, auxquels étaient invitées Hortense, Lisette, Cléopâtre (d’assez belles
femmes), avaient pris l’autre moitié de mes cent mille francs. Pendant
ces soirées, je jouais le rôle stupide de maître de maison, traitant avec
politesse des marchands enrichis et idiots, de petits officiers d’une
effronterie et d’une sottise intolérables, des écrivassiers misérables et des
journalistes, qui, tous, vêtus de fracs à la mode, gantés à la couleur de la
saison, me parurent plus fats que nos Pétersbourgeois, et pourtant... Ils
essayèrent même, une fois, de s’amuser de moi ; mais je leur faussai
compagnie, et en fus quitte pour aller faire un somme dans une chambre vide.
Tout cela m’écoeurait.
– C’est un outchitel,
disait Blanche. Il a gagné deux cent mille francs, et sans moi il n’aurait
pas su les dépenser. Dans quelques jours il redeviendra outchitel. Connaissez-vous une place qui lui
convienne ? Il faut faire quelque chose pour lui !
Je buvais souvent
du champagne, me sentant horriblement triste. Je vivais dans le plus bourgeois
des mondes, où chaque sou était compté et pesé ! Blanche me détestait
durant les quinze premiers jours, je m’en aperçus. Il est vrai qu’elle m’habillait
en dandy et nouait elle-même ma cravate. Mais, entre quatre murs, elle ne me
cachait pas son mépris. Je ne m’en souciais point. Ennuyé et morne, j’allais
tous les jours au Château des Fleurs, où je m’enivrais régulièrement chaque
soir et apprenais le cancan, qu’on danse très mal, soit dit en passant. J’y
acquis un certain talent qui me valut de la célébrité.
Enfin, Blanche me
comprit. Elle s’était imaginé que j’allais la suivre avec un crayon et du
papier, pour noter combien elle dépensait, combien elle volait, et combien elle
dépenserait ou volerait encore. Elle préparait des répliques pour chaque
observation qu’elle attendait de moi, et comme je ne lui en faisais aucune,
elle répliquait d’avance, parfois très violemment ; puis, voyant que je
restais toujours silencieux, étendu sur la chaise longue et les yeux au
plafond, elle fut profondément étonnée. Alors, cherchant l’explication de mon
indifférence, elle l’attribua à la bêtise naturelle d’un outchitel, et
elle cessa ses explications, pensant qu’elle chercherait vainement à me faire
comprendre des choses qui dépassaient mon intelligence. Et elle me quittait,
pour revenir dix minutes après.
Ces scènes
demi-muettes commencèrent quand elle changea son attelage contre un plus beau
qui coûtait seize mille francs.
– Eh bien !
bibi, tu ne te fâches donc pas ?
– Non ;
tu m’ennuies ! disais-je en appuyant sur chaque syllabe.
Mais cela lui
parut si curieux qu’elle s’assit auprès de moi.
– Vois-tu, ce
qui m’a décidée, c’est que c’est une occasion. On peut revendre l’attelage pour
vingt mille francs.
– Je te
crois, je te crois. Les chevaux sont admirables ; ça te fait une très jolie
sortie. Et puis, assez là-dessus !
– Alors, tu
ne te fâches pas ?
– Et
pourquoi me fâcherais-je ? Tu fais très bien de te pourvoir des choses qui
te sont nécessaires. Tout cela te servira plus tard. Il faut que tu aies l’air
de dépenser les rentes d’un million pour pouvoir en gagner le capital. Nos cent
mille francs ne sont que le commencement, une goutte dans la mer.
Blanche ne s’attendait
pas à de tels raisonnements. Elle tombait des nues.
– Comment !
c’est toi qui me dis ça ? Mais tu as donc de l’esprit ! Sais-tu, mon
garçon ? tu n’es qu’un outchitel, mais tu aurais dû naître prince.
Tu ne regrettes donc pas que l’argent ait été si vite dépensé ?
– Ah !
qu’il s’en aille plus vite encore !
– Mais...
sais-tu ?... mais, dis donc, tu es donc riche ? Sais-tu ? tu
méprises tout de même trop l’argent. Que feras-tu ensuite, hein ?
– Après ?
J’irai à Hombourg, et je gagnerai encore cent mille francs.
– Oui, oui,
c’est ça, c’est magnifique. Je suis convaincue que tu les gagneras... et que tu
les apporteras ici !... Dis donc, mais je finirai par t’aimer pour tout de
bon ! Puisque tu es ainsi, je t’aimerai et je te promets de ne pas te
faire une seule infidélité. Vois-tu, je ne t’aimais pas jusqu’à présent, parce
que je croyais que tu n’étais qu’un outchitel, quelque chose comme un
laquais, n’est-ce pas ? Et, pourtant, je t’ai toujours été fidèle parce
que je suis bonne fille.
– Tu mens !
et Albert, ce petit officier basané ?... je l’ai bien vu.
– Oh !
oh ! mais tu es...
– Allons !
allons ! ne mens pas. Crois-tu donc que je me fâche pour si peu ? Je
m’en moque. Je ne pouvais pas le chasser ; tu le connaissais avant que
nous nous fussions vus, et tu l’aimes. Seulement, ne lui donne pas d’argent,
entends-tu ?
– Alors, tu
ne te fâches pas pour cela non plus ? Mais tu es un vrai philosophe,
sais-tu, un vrai philosophe ! s’écria-t-elle toute transportée. Eh bien !
je t’aimerai, je t’aimerai, tu verras, tu seras content...
Et, en effet, de
ce moment elle s’attacha véritablement à moi, amoureusement, et ainsi se
passèrent nos dix derniers jours.
Je ne m’étendrai
pas là-dessus. Ce serait tout un autre roman, que je ne veux pas écrire ici.
Je ne songeais
plus qu’à en finir le plus vite possible. Nos cent mille francs durèrent donc
un mois, ce qui ne laissa pas que de m’étonner, car, Blanche en ayant dépensé
quatre-vingt mille pour elle-même, il n’en restait que vingt mille pour la vie.
Blanche, qui, vers la fin, était presque sincère avec moi, – du moins sur
certaines questions, – m’avoua que les dettes qu’elle avait dû faire ne
seraient pas à ma charge.
– Je n’ai
pas voulu te faire payer toutes les notes, me dit-elle ; j’ai eu pitié de
toi. Remarque bien qu’une autre n’aurait pas eu tant de scrupules, et que tu
serais à cette heure en prison. Tu vois bien que je t’aime et que je suis
bonne. Mais, que ce maudit mariage va me coûter !
En effet, il y
avait un mariage à l’horizon. Cela survint à la fin du mois, et je pense que c’est
là que passa le reste de mon argent. C’est alors que je donnai formellement ma
démission.
Voici comment.
Une semaine après
notre installation à Paris, le général arriva. Il se présenta aussitôt chez
Blanche et n’en sortit plus guère, quoiqu’il eût quelque part un petit
appartement. Blanche l’accueillit avec joie, riant et criant, et se jeta même à
son cou. Elle ne le lâcha plus. Il la suivait partout, au Bois, au boulevard,
au théâtre, chez ses amis. C’était un emploi que le général pouvait encore
tenir. Il était présentable, convenable, d’une taille au-dessus de la moyenne,
avec des favoris teints et ses grandes moustaches de cuirassier. D’excellentes
manières d’ailleurs ; il portait très congrûment le frac et exhibait
toutes ses décorations. Enfin, un tel cavalier était très bon à montrer au
boulevard, très bon et très recommandable. Ce pauvre homme ne se tenait
pas de joie, car il ne comptait guère sur un tel accueil ; il était dans
un perpétuel transport de félicité fébrile que je me gardais bien de troubler. –
Notre départ de Roulettenbourg l’avait laissé comme fou. On l’avait condamné à
un traitement rigoureux ; mais, un beau jour, il s’échappa : servir
de laquais à Blanche était pour lui le seul traitement efficace. Toutefois, les
symptômes de son mal persistèrent encore longtemps après. Je pus m’en apercevoir
durant les longues heures que je passai avec lui quand Blanche disparaissait
pour tout un jour. (On l’eût retrouvée chez Albert.) Il jetait autour de lui d’étranges
regards, comme s’il cherchait quelque chose. Mais, n’apercevant rien, il
perdait le souvenir de ce qu’il désirait et tombait en torpeur jusqu’au moment
où Blanche, gaie, vive, vêtue à miracle, apparaissait, après s’être annoncée
par un frais éclat de rire. Elle courait à lui, le secouait, et même l’embrassait,
– cela, toutefois, rarement.
Elle plaidait
ensuite devant moi la cause du « bon homme » ; elle était même,
je vous jure, très éloquente. Elle me rappelait que c’était pour moi qu’elle
avait quitté le général, qu’elle était depuis longtemps sa fiancée, qu’elle s’était
engagée à lui par serment, qu’il avait abandonné sa famille pour elle, qu’enfin
j’étais son ancien serviteur, que je ne devais pas l’oublier, que je devais
avoir honte... Je gardais le silence, je me mettais à rire, et tout finit par
là ; c’est-à-dire qu’elle me crut d’abord sot, puis elle s’arrêta à la
pensée que j’étais bon et d’humeur très coulante. En un mot, je sus mériter la
bienveillance de cette respectable fille. Une bonne fille, d’ailleurs, en vérité,
– à un certain point de vue. Je l’avais d’abord mal comprise.
– Tu es un
homme intelligent et bon, me disait-elle vers la fin, et... et... je regrette
seulement que tu sois si sot ; tu n’auras jamais rien. Un vrai Russe,
quoi, un Kalmouk !
Elle me chargea
plusieurs fois de promener le général, à peu près comme on l’ordonne à un
laquais en livrée. Je menais donc le « bon homme » au théâtre, au bal
Mabille, au restaurant. Blanche me donnait pour cela de l’argent. Pourtant, le
général n’en manquait pas et aimait fort à étaler son portefeuille devant les
gens. Peu s’en fallut, un jour, que je ne dusse employer la force pour l’empêcher
d’acheter une broche de sept cents francs qu’il avait vue au Palais-Royal et qu’il
voulait, coûte que coûte, offrir à Blanche. Qu’était-ce pour elle qu’une broche
de sept cents francs ? Le général ne possédait pas plus de mille francs,
et je ne sais même d’où cet argent lui venait. La générosité de M. Astley était
l’explication la plus plausible, d’autant plus qu’il avait pu payer à l’hôtel
la note du général. La conduite du « bon homme » à mon égard était de
nature à me faire croire qu’il ne soupçonnait même pas mes relations avec
Blanche. Je suppose qu’il s’expliquait ma présence chez elle en m’attribuant
quelque emploi, comme de secrétaire particulier, voire de domestique. Il me
traitait de haut, et même me réprimandait de temps en temps.
Un matin, à l’heure
du café, il nous fit rire aux larmes, Blanche et moi. Il n’était pas
susceptible, à son ordinaire ; mais, ce matin-là, il se fâcha contre moi,
je ne sais pas encore pourquoi, et j’imagine qu’il ne le savait pas davantage
lui-même. Brusquement, il se mit à proférer des paroles incohérentes, me
traitant de gamin, disant qu’il m’apprendrait à vivre, etc. Blanche riait à se
tordre. Enfin, on réussit à le calmer, et on l’emmena se promener. Depuis
quelque temps, je le voyais triste, et j’avais le sentiment que, même quand
Blanche était là, quelque chose ou quelqu’un lui manquait. Des mots lui
échappaient où revenait le nom de sa femme. J’essayais alors de lui parler de
ses enfants ; mais il se dérobait aussitôt à la conversation.
– Les enfants...
oui... vous avez raison...
Un soir,
pourtant, il fut expansif.
– Ces
malheureux enfants ! me dit-il tout à coup. Oui, monsieur, il faut les
plaindre ! Malheureux enfants ! répéta-t-il plusieurs fois encore
durant la soirée.
Un jour, je lui
parlai de Paulina. Il devint subitement furieux.
– C’est une
ingrate ! s’écria-t-il, une méchante et une ingrate, la honte de notre
famille ! S’il y avait des lois, je l’aurais réduite, oui, oui, je l’aurais
soumise !
Quant à de
Grillet, il ne voulait même pas entendre parler de lui.
– Il m’a
perdu ! il m’a volé ! Il m’a égorgé ! Ç’a été mon cauchemar
pendant deux années entières. C’était... c’était... Oh ! ne m’en parlez
jamais.
Je m’aperçus qu’une
intimité s’établissait entre Blanche et lui ; d’ailleurs, elle m’en parla
elle-même, huit jours avant notre séparation.
– Il a de la
chance, me disait-elle. La babouschka est, cette fois-ci, réellement malade et
va mourir. M. Astley vient de le lui télégraphier, il est le seul héritier. N’eût-il
pas même cet héritage, je l’épouserais quand même. Il a toujours sa pension ;
il vivra dans une chambre à côté de la mienne et sera tout à fait heureux. Moi,
je serai « madame la générale ». Je serai reçue dans le grand monde
(c’était son rêve), je deviendrai plus tard une pomestchitsa[14]
russe. J’aurai un château, des moujiks, sans compter mon million.
– Et s’il
devient jaloux, s’il exige... Dieu sait quoi, tu comprends ?
– Oh !
non ; il n’osera. D’ailleurs, n’aie pas peur, j’ai pris mes précautions.
Je l’ai déjà forcé de signer plusieurs billets au nom d’Albert. À la moindre
peccadille, je saurais comment le punir. Mais non, il n’osera même pas.
– Eh bien !
épouse-le...
On célébra le
mariage sans aucune solennité, en famille, sans bruit. On invita Albert et
quelques amis. Hortense et Cléopâtre n’en étaient pas. Le fiancé paraissait très
content de lui. Blanche lui noua elle-même sa cravate, le coiffa, le pommada,
et, avec son habit de gala et son gilet blanc, il était très comme il faut.
– Très comme
il faut, il est tout à fait bien, me déclara Blanche en sortant de la chambre
du général, comme si cela l’étonnait elle-même.
Je m’intéressais
si peu à tous ces détails, dont j’étais le spectateur distrait, que j’en ai
presque perdu le souvenir. Je me rappelle seulement que Blanche ne s’appelait
pas du tout de Comminges, que sa mère n’était pas du tout veuve Comminges. Son
vrai nom était du Placet. Pourquoi de Comminges et pas du Placet ? Je l’ignore
encore. Quant au général, cette révélation le combla de joie, et du Placet lui
parut infiniment plus joli que de Comminges. Dans la matinée du jour du
mariage, déjà tout habillé, il se promenait devant la cheminée du salon en se
répétant : Mademoiselle Blanche du Placet ! À l’église, à la mairie,
chez lui, ce n’était plus du bonheur qui éclatait sur son visage, c’était de l’orgueil.
Tous deux semblaient transformés. Blanche avait aussi une dignité toute
particulière.
– Il faut
que je me compose un maintien tout nouveau, me disait-elle très sérieusement.
Mais, vois-tu, je ne peux pas encore prononcer correctement mon nom, le nom de
mon mari : Zagoriansky Zagoriansky. Madame la générale de Zago... Zago...
Diable de nom russe ! Enfin, madame la générale a quatorze consonnes !
Comme c’est agréable, n’est-ce pas ?
Enfin, nous nous
séparâmes, et Blanche, cette stupide Blanche, avait presque les larmes aux yeux
en me faisant ses adieux.
– Tu as été
bon enfant, me disait-elle en pleurant. Je te croyais bête, et tu en avais l’air,
mais ça te va.
Et, en me serrant
une dernière fois la main, elle s’écria : « Attends ! »
Elle courut dans son boudoir, et, un instant après, elle m’apporta deux billets
de mille francs. Je ne l’aurais pas crue capable de cela.
– Ça te
servira. Tu es peut-être un très savant outchitel, mais tu es si bête !
Je ne veux pas te donner davantage, tu jouerais... Adieu ! nous serons
toujours bons amis, et si tu gagnes de nouveau, viens chez moi, et tu seras
heureux.
Il me restait
encore cinq cents francs, une magnifique montre de mille francs, des boutons de
chemise en diamant et quelques bijoux. J’aurais pu vivre quelque temps sans
souci.
Je sais où
trouver M. Astley, je vais à sa rencontre. Il m’apprendra tout lui-même. Et
puis j’irai directement à Hombourg. Peut-être l’année prochaine passerai-je une
saison à Roulettenbourg ; mais on dit qu’il n’est pas bon de courir deux
fois la chance à la même table.
XVII
Voilà un an et
six mois que je n’ai pas touché à ces notes. Aujourd’hui, triste et chagrin, je
les rouvre pour me désennuyer ; je les relis, çà et là...
Comme j’avais le
coeur léger en écrivant les derniers feuillets ! Du moins, sinon léger, j’avais
le coeur plein d’espoir, de confiance. Voilà dix-huit mois de passés et qui me
laissent plus misérable qu’un mendiant. Je suis perdu. Mais trêve de morale, il
n’est plus temps.
– Les gens
peuvent me mépriser ; s’ils savaient combien mieux qu’eux je comprends l’horreur
de ma situation, ils m’épargneraient leur morale. Que la roue fasse en ma
faveur un tour, un seul, les mêmes moralistes viendront me féliciter. Hé !
je puis ressusciter demain !
Je suis donc allé
à Hombourg, mais... Puis à Roulettenbourg, à Spa, à Bade, où j’accompagnais le
conseiller Hinze en qualité de subalterne. Le pire des gredins, ce conseiller.
Subalterne ! ah ! ah ! Valet ! j’ai été valet, durant cinq
mois, aussitôt après ma sortie de prison. Car j’ai été en prison, à
Roulettenbourg, pour dettes. Un inconnu m’a racheté. Qui est-ce ? M.
Astley ? Paulina ? Je ne sais. Mais les deux cents thalers que je
devais se trouvèrent payés, et j’étais libre. Que pouvais-je faire ? Je me
suis engagé chez Hinze. C’est un jeune homme frivole, paresseux ; mes
talents lui étaient précieux, car je sais parler et écrire trois langues. J’étais
d’abord quelque chose comme secrétaire à trente florins par mois ; mais j’ai
fini par descendre au grade de laquais. Il n’avait plus les moyens d’entretenir
un secrétaire, et il réduisait mes appointements. Ne sachant que faire, je dus
rester malgré tout. En sept mois, j’ai amassé chez lui soixante-dix florins. Un
soir, à Bade, je lui appris que j’allais le quitter, et, le soir même, j’allais
à la roulette. Oh ! comme mon coeur battait ! Non, ce n’était pas l’argent
que je désirais. Ce que je voulais, c’était me venger de toutes les
humiliations que m’avaient infligées les grandes dames de Bade, et les
majordomes, et ce Hinze. Je voulais les voir tous s’agenouiller devant mon
succès. Rêves ! songes puérils ! Qui sait ? Peut-être
rencontrerai-je Paulina et lui prouverai-je que je suis supérieur à tous ces
hasards de ma destinée... Oh ! avec quels serrements de coeur j’écoutais
les cris des croupiers : « Trente et un !... Pair ! Passe !
Manque !... » Avec quelle avidité je regardais la table de jeu,
couverte de louis d’or, de frédérics d’or ; les thalers, les petits
monceaux d’or quand ils s’écroulaient sous le râteau du croupier, brillants
comme du feu !
Oh ! ce
soir-là, en portant mes soixante-dix florins à la table de jeu, je savais que
la date était pour moi importante. J’ai une préférence superstitieuse pour « passe ».
Je mis donc dix florins sur « passe », et je les perdis. Il m’en
restait soixante en monnaie d’argent. Je jetai mon dévolu sur le zéro, et
pontai cinq florins. À la troisième mise, le zéro sortit ; je faillis
mourir de joie en recevant cent soixante-quinze florins. J’étais moins heureux
le fameux soir où j’en gagnai cent mille. Je mis aussitôt cent florins sur le
rouge. Je gagnai. Deux cents sur le rouge. Je gagnai. Tous les quatre cents sur
le noir. Je gagnai. Tous les huit cents sur « manque ». Je gagnai. Au
total, j’avais mille sept cents florins en moins de cinq minutes. Oui, à ces
moments-là, on oublie tous les insuccès passés... J’avais risqué ma vie, j’avais
gagné, j’étais de nouveau un homme.
Je louai une
chambre, je m’enfermai, et, jusqu’à trois heures du matin je restai debout,
occupé à compter mon argent.
Je me réveillai
homme libre.
Je décidai d’aller
à Hombourg, où je n’avais jamais été ni domestique ni prisonnier.
Quelques instants
avant de partir, je me rendis à la roulette pour ponter deux fois seulement, et
je perdis quinze cents roubles. Je partis néanmoins, et voilà deux mois que je
suis à Hombourg...
Je vis dans la
fièvre. Je joue de très petites mises ; j’attends quelque événement qui ne
vient pas. Je passe des journées entières près de la table de jeu et j’observe.
Je joue même en rêvant. Je suis toujours comme engourdi ; j’en ai pu juger
surtout par l’impression que j’ai produite sur M. Astley.
Nous nous sommes
rencontrés par hasard.
Je marchais dans
le jardin, calculant qu’il me restait cinquante florins et que je ne devais
rien à l’hôtel où j’occupais un cabinet. Je puis donc aller au moins une fois à
la roulette, me disais-je. Si je gagne, je pourrai continuer le jeu ; si
je perds, il faudra m’engager comme domestique ou comme outchitel. Tout
en rêvant à ces ennuis, je traversai la forêt et passai dans la principauté
voisine. Il m’arrivait de marcher ainsi quatre heures de suite, et je revenais
à Hombourg, harassé et affamé. Tout à coup, j’aperçus M. Astley qui me faisait
signe de venir. Il était assis sur un banc. Je pris place auprès de lui. Il
avait l’air préoccupé, ce qui diminua la joie que j’avais de le revoir.
– Vous étiez
donc ici ? Je pensais bien vous rencontrer, me dit-il. Ne vous donnez pas
la peine de me raconter votre vie durant ces dix-huit mois ; je la
connais.
– Bah !
Vous espionnez donc vos amis ? Au moins, vous ne les oubliez pas... Ne
serait-ce pas vous qui m’auriez libéré de prison à Roulettenbourg ?
– Non. Oh !
non. Je sais pourtant que vous avez été en prison pour dettes.
– Vous devez
donc savoir qui m’a racheté.
– Non, je ne
puis pas dire que je sache qui vous a racheté.
– C’est
étrange. J’ai pourtant peu d’amis parmi les Russes. Et encore, n’est-ce qu’en
Russie qu’on voit les orthodoxes se racheter entre eux ; mais ils ne le
feraient pas à l’étranger. J’aurais plutôt cru à la fantaisie de quelque
original Anglais.
M. Astley m’écoutait
avec étonnement. Il semblait s’attendre à me trouver plus triste et plus
abattu.
– Je ne vous
félicite pas d’avoir conservé votre indépendance d’autrefois, reprit-il sur un
ton désagréable.
– Vous
préféreriez me voir plus humble, dis-je en riant.
Il ne comprit pas
d’abord, puis, ayant saisi ma pensée, il sourit.
– Votre
observation me plaît. Je reconnais mon ancien ami, si intelligent, si vif et un
peu cynique. Il n’y a que les Russes pour réunir des qualités aussi
contradictoires. Vous avez raison, l’homme aime toujours à voir son meilleur
ami humilié devant lui, et c’est sur cette humiliation que se fondent les plus
solides amitiés. Eh bien ! exceptionnellement, je suis enchanté de vous
voir si courageux. Dites-moi, ne voulez-vous pas renoncer au jeu ?
– Oh !
je l’enverrai au diable dès que...
– Dès que...
vous aurez gagné une fortune ? Vous l’avez dit malgré vous, et c’est bien
votre sentiment. Dites-moi encore, vous n’avez rien en tête que le jeu ?
– Non...
rien...
Il m’examina
curieusement. Je n’étais au courant de rien ; je ne lisais pas les
journaux et n’ouvrais jamais un livre.
– Vous êtes
engourdi, remarqua-t-il. Vous vous êtes désintéressé de la vie sociale, des
devoirs humains, de vos amitiés, – car vous en aviez, – et vous avez même
abandonné vos souvenirs. Je me rappelle le temps où vous étiez dans toute l’intensité
de votre développement vital. Eh bien, je suis sûr que vous avez oublié vos
meilleures impressions d’alors. Vos rêves d’aujourd’hui ne vont pas plus loin
que rouge et noir, j’en suis sûr.
– Assez,
monsieur Astley, assez, je vous en prie ; ne me rappelez pas mes
souvenirs, m’écriai-je avec rage. Sachez que je n’ai rien oublié. J’ai
seulement chassé de ma mémoire le passé jusqu’au moment où ma situation aura
changé, et alors, alors... alors vous verrez un ressuscité !
– Vous serez
encore ici dans dix ans ; je vous offre d’en faire le pari, et, si je
perds, je vous le payerai ici même, sur ce banc.
– Pour vous
prouver que je n’ai pas tout oublié, permettez-moi de vous demander où est
maintenant mademoiselle Paulina. Si ce n’est pas vous qui m’avez racheté, c’est
certainement elle, et voilà longtemps que je suis sans nouvelles à son sujet.
– Non, je ne
crois pas que ce soit elle qui vous ait racheté. Elle est maintenant en Suisse,
et vous me ferez plaisir en cessant de me questionner sur mademoiselle Paulina,
dit-il d’un ton ferme et légèrement irrité.
– Cela
signifie qu’elle vous a blessé aussi, m’écriai-je en riant malgré moi.
– Mademoiselle
Paulina est la plus honnête et la meilleure personne qui soit au monde. Je vous
le répète, cessez vos questions. Vous ne l’avez jamais connue, et son nom
prononcé par vous offense tous mes sentiments.
– Ah !...
Vous avez tort. Jugez vous-même : de quoi parlerions-nous, si ce n’est d’elle ?
Elle est le centre de tous nos souvenirs. Je vous demande seulement ce qui
concerne... pour ainsi dire, la position... extérieure de mademoiselle Paulina,
et cela peut se dire en deux mots.
– Soit !
à condition que ces deux mots vous suffiront. Mademoiselle Paulina a été
longtemps malade. Elle n’est pas même encore guérie. Elle a vécu pendant
quelque temps avec ma mère et ma soeur dans le nord de l’Angleterre. Il y a six
mois, la babouschka, – vous vous rappelez cette folle ? – est morte en lui
laissant sept mille livres. Elle voyage maintenant avec la famille de ma soeur,
qui est mariée. Son frère et sa soeur sont aussi avantagés par le testament et
font leurs études à Londres. Le général est mort il y a un mois, à Paris, d’une
attaque d’apoplexie. Sa femme le traitait à merveille, mais avait fait passer à
son propre nom toute la fortune de la babouschka. Voilà.
– Et de
Grillet ? Voyage-t-il aussi en Suisse ?
– Non. De
Grillet est je ne sais où. De plus, une fois pour toutes, je vous en préviens,
évitez ces allusions et ces rapprochements tout à fait dépourvus de noblesse ;
autrement vous auriez affaire à moi.
– Comment !
malgré nos anciennes relations amicales ?
– Oui.
– Mille
excuses, monsieur Astley ; mais permettez pourtant. Il n’y a là rien d’offensant.
Je ne fais aucune allusion malséante. D’ailleurs, comparer ensemble une jeune
fille russe et un Français est impossible.
– Si vous ne
rappelez pas à dessein le nom de De Grillet en même temps que... l’autre nom,
je vous prie de m’expliquer ce que vous entendez par l’impossibilité de cette
comparaison. Pourquoi est-ce précisément d’un Français et d’une jeune fille
russe que vous parlez ?
– Vous voyez !
Vous voilà intéressé. Mais le sujet est trop vaste, monsieur Astley. La
question est plus importante qu’on ne pourrait le croire au premier abord. Un
Français, monsieur Astley, c’est une forme belle, achevée. Vous, en votre
qualité d’Anglo-Saxon, vous pourrez n’en pas convenir, – pas plus que moi en
qualité de Russe, – par jalousie, peut-être. Mais nos jeunes filles peuvent
avoir une autre opinion. Vous pouvez trouver Racine parfumé, alambiqué, et vous
ne le lirez même peut-être pas. Je suis peut-être de votre avis. Peut-être le
trouverons-nous même ridicule. Il est pourtant charmant, monsieur Astley, et,
que nous le voulions ou non, c’est un grand poète. Les Français, – que résument
les Parisiens, – avaient déjà des élégances et des grâces quand nous étions
encore des ours. La Révolution a partagé l’héritage de la noblesse au plus
grand nombre. Il n’y a pas aujourd’hui si banal petit Français qui n’ait des
manières, de la tenue, un langage et même des pensées comme il faut, sans que
ni son esprit ni son coeur y aient aucune part. Il a acquis tout cela par
hérédité. Or il est peut-être par lui-même vil parmi les plus vils. Eh bien !
monsieur Astley, apprenez qu’il n’y a pas au monde d’être plus confiant, plus
intelligent et plus naïf qu’une jeune fille russe. De Grillet, se montrant à
elle sous son masque, peut la séduire sans aucune peine. Il a la grâce des
dehors, et la jeune fille prend ces dehors pour l’âme elle-même, et non pour
une enveloppe impersonnelle. Les Anglais, pour la plupart, – excusez-moi, c’est
la vérité, – sont gauches, et les Russes aiment trop la beauté, la grâce libre,
pour se passer de ces qualités. Car il faut de l’indépendance morale pour
distinguer la valeur du caractère personnel ; nos femmes, et surtout nos
jeunes filles, manquent de cette indépendance, et, dites-moi, quelle expérience
ont-elles ? Mademoiselle Paulina a dû pourtant beaucoup hésiter avant de
vous préférer ce gredin de De Grillet. Elle peut être votre amie, vous accorder
toute sa confiance, mais le gredin régnera toujours. Elle conservera son amour
même par entêtement, par orgueil ; le gredin restera toujours un peu, pour
elle, le marquis plein d’affable élégance, libéral, et que sa demi-ruine parait
d’une grâce de plus. On a pu depuis percer à jour le faux bonhomme ; qu’importe ?
Elle tient à l’ancien de Grillet, il vit encore pour elle, et elle le regrette
d’autant plus qu’il n’a existé que pour elle. Vous possédez une fabrique de
sucre, monsieur Astley ?
– Oui, je
fais partie d’une entreprise de raffinerie, Lovel et Cie.
– Eh bien !
vous voyez, monsieur Astley, d’un côté un raffineur, de l’autre Apollon du
Belvédère. Moi, je ne suis pas même un raffineur. Je suis un joueur à la
roulette, j’ai été domestique. (Mademoiselle Paulina doit en être informée, car
je vois qu’elle a une très bonne police.)
– Vous êtes
irrité, me répondit monsieur Astley avec le plus grand calme. Vos saillies sont
sans originalité.
– J’en
conviens ; mais, mon noble ami, n’est-ce pas précisément ce qu’il y a de
plus affreux, que ces clichés si vieux, si vieux, soient encore vrais ?
Nous n’avons donc, nous autres gens modernes, rien inventé !
– Voilà des
paroles ignobles... ; car, car... sachez, dit M. Astley, d’une voix tremblante
et les yeux étincelants, sachez donc, ingrat, malheureux, homme perdu que vous
êtes ! sachez que je suis venu à Hombourg exprès, parce qu’elle m’a chargé
de vous voir, de vous entretenir longuement et sincèrement, et prié de lui
communiquer vos pensées et vos espérances et... et vos souvenirs.
– Vraiment !
vraiment ! m’écriai-je.
– Des larmes
brûlantes coulaient de mes yeux ; je ne pouvais les retenir. Il me
semblait que c’étaient mes premières larmes.
– Oui,
malheureux, elle vous aimait, et je puis vous le révéler, car vous êtes un
homme perdu. J’aurais beau vous dire qu’elle vous aime encore, vous resterez
ici cependant ! Oui, vous êtes perdu ! Vous aviez certaines facultés
rares, un caractère vif. Vous étiez un homme de valeur. Vous auriez pu être
utile à votre patrie, qui a tant besoin d’hommes ! Mais vous resterez ici ;
votre vie est finie. Je ne vous en fais pas un crime : à mon avis, tous
les Russes sont comme vous. Ce n’est pas toujours la roulette qui les perd ;
mais qu’importe le moyen ? Les exceptions sont rares. Vous n’êtes pas le
premier à ne pas comprendre la loi du travail. La roulette est le jeu des
Russes par excellence. Jusqu’ici vous étiez honnête, vous préfériez servir que
voler. Mais votre avenir m’épouvante. Assez et adieu ! Vous avez
probablement besoin d’argent. Voilà dix louis d’or, allez les jouer. Prenez...
Adieu... Prenez donc !
– Non,
monsieur Astley ; après tout ce que vous venez de me dire...
– Prenez !
s’écria-t-il. Je suis convaincu que vous êtes encore honnête, et je vous fais
cette offre comme peut la faire un ami à un véritable ami. Si j’étais sûr que
vous renoncerez au jeu et que vous retournerez dans votre patrie, je vous
donnerais immédiatement mille livres pour le commencement de votre carrière.
Mais non, mille livres ou dix louis sont aujourd’hui pour vous la même chose.
Vous les perdrez en tout cas. Prenez, et adieu.
– Je les
prends à condition que vous me permettrez de vous embrasser avant de vous
quitter.
– Oh !
cela, avec plaisir.
Nous nous
embrassâmes, et M. Astley partit.
Non, il a tort.
Si j’ai parlé de Paulina et du petit Français sans assez de mesure, il en a
tout à fait manqué en parlant des Russes. Je ne m’offense pas personnellement
de ce qu’il m’a dit... Du reste, tout cela, ce ne sont que des paroles, des
paroles... Il faut agir. Le principal est de courir en Suisse. Demain même...
Oh ! si je pouvais partir tout de suite, me régénérer, ressusciter !
Il faut leur prouver que... Il faut que Paulina le sache, je puis être encore
un homme. Il faut seulement... Aujourd’hui, il est déjà trop tard, mais
demain... Oh ! j’ai le pressentiment, – et il n’en peut être autrement... –
J’ai quinze louis, et j’avais commencé avec quinze florins ! Si je me
conduis avec prudence, et je ne suis plus un enfant, il ne se peut... Ah !
je ne comprends donc pas moi-même que je suis perdu ! Mais qui m’empêche
de me sauver ? De la raison, de la patience, et je suis sauvé... Je n’ai
qu’à tenir bon une fois, et, en une heure, je puis changer ma destinée. Il faut
avoir du caractère, c’est l’important...
Ah ! oui !
j’ai eu du caractère, cette fois !... J’ai perdu, cette fois, tout ce que
possédais...
Je sors de la
gare et je retrouve, dans mon gousset, encore un florin. J’ai donc de quoi
dîner, pensai-je. Et je n’avais pas fait cent pas que je retournais au salon de
jeu. Je mis mon florin sur « manque », et vraiment il y a quelque
chose de particulier en ceci : un homme seul, loin de son pays natal, loin
de ses amis, sans savoir s’il mangera aujourd’hui, risque son dernier florin,
le dernier des derniers ! J’ai gagné, et, vingt minutes après, je sortais
avec cent soixante-dix florins dans ma poche. C’est un fait ! Voilà mon
dernier florin ! Et que serais-je devenu si j’avais manqué de courage ?...
Demain, demain,
tout finira...
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