Un printemps à Pétersbourg
13 avril 1847
On dit que c’est
le printemps à Pétersbourg[1].
Est-ce vrai ? C’est possible. Nous avons, en effet, tous les indices du
printemps : une moitié de la ville a la grippe, l’autre au moins un rhume.
De pareils cadeaux de la nature nous convainquent complètement de sa
renaissance. Ainsi c’est le printemps. L’époque classique de l’amour !
Mais l’époque de l’amour et celle de la poésie ne viennent pas en même temps,
dit le poète : et Dieu soit loué ! Adieu les poèmes, adieu la prose,
adieu les grands périodiques avec ou sans programmes, adieu les journaux. Adieu
Littérature et pardonne-nous. Pardonne-nous si nous avons péché contre toi,
comme nous te pardonnons tes péchés. Mais comment sommes-nous arrivés à parler
de littérature avant toute autre chose ? Je ne vous réponds pas,
messieurs. Il faut, avant tout, se débarrasser des choses lourdes. À peine, à
peine avons-nous traîné jusqu’au bout la saison des livres, et nous avons raison,
bien qu’on dise que c’est un fardeau très naturel. Bientôt, peut-être dans un
mois, nous ficellerons en tas nos revues et nos livres et ne les regarderons
plus avant septembre.
Alors
probablement, il y aura de quoi lire, contrairement au proverbe : il ne
faut pas abuser des bonnes choses. Bientôt les salons seront fermés ; on
ne donnera plus de soirées, les jours seront plus longs, et nous ne bâillerons
plus de si charmante façon dans les salons surchauffés, près des cheminées
élégantes, écoutant la nouvelle qu’on nous lit ou qu’on nous raconte en abusant
de notre innocence. Nous n’écouterons plus le comte de Suzor[2],
qui s’en est allé à Moscou adoucir les mœurs des slavophiles. Après lui, et
probablement pour le même but, partira Gverra[3].
Oui, nous perdons beaucoup avec l’hiver.
Nous nous
préparons à ne rien faire de l’été. Nous sommes fatigués. Il est temps pour
nous de nous reposer. Ce n’est pas en vain qu’on dit que Pétersbourg est une
ville si européenne, si affairée. C’est un fait. Laissez-le donc se reposer ;
permettez-lui d’aller dans ses campagnes, dans ses forêts. Il a besoin de la
forêt, au moins pendant l’été. C’est seulement à Moscou qu’on se repose
avant l’affaire. Pétersbourg se repose après. Chaque été, en se promenant,
il se recueille. Peut-être même pense-t-il maintenant à ce qu’il fera l’hiver
prochain. Sous ce rapport, il ressemble beaucoup à un littérateur qui, il est
vrai, n’a rien écrit lui-même, mais dont le frère eut pendant toute sa vie
l’intention d’écrire un roman.
Cependant, tout en
se préparant pour la nouvelle route, il faut se retourner et jeter un regard
sur l’ancienne, sur le passé, et au moins dire adieu à quelque chose, regarder
ce que nous avons fait, ce qui nous est particulièrement cher. Voyons donc,
lecteur bienveillant, ce qui vous a été particulièrement cher ? Je dis
« bienveillant » parce qu’à votre place depuis longtemps j’eusse
renoncé à lire des feuilletons, et celui-ci en particulier. Je l’eusse fait
encore par cette raison que pour moi, et sans doute pour vous aussi, rien n’est
cher dans le passé. Nous ressemblons tous à des ouvriers chargés d’un fardeau
qu’ils se sont mis bénévolement sur les épaules et qui seront très heureux si,
d’une manière convenable, à l’européenne, ils le portent au moins jusqu’à la
saison d’été. Quelles tâches ne nous imposons-nous pas ainsi, par esprit
d’imitation ! Ainsi, j’ai connu un monsieur, qui ne pouvait se résoudre à
porter ni des galoches ni la pelisse, malgré la boue ou le froid. Ce monsieur
avait un pardessus, bien pris à la taille, qui lui donnait un chic si parisien
qu’il ne pouvait se résigner à endosser une pelisse, pas plus qu’à déformer ses
pantalons par les galoches. Il est vrai que tout l’« européanisme »
de ce monsieur se réduisait à un complet bien fait ; et c’est pourquoi il
aimait la civilisation de l’Europe. Mais il tomba victime de son sentiment,
après avoir recommandé qu’on l’ensevelisse dans son plus beau pantalon. On
commençait à vendre dans les rues des alouettes rôties, quand on l’enterra.
Chez nous, par
exemple, il y avait un splendide opéra italien ; on ne peut pas dire que
l’année prochaine ce sera mieux, mais ce sera encore plus riche. Je ne sais pas
pourquoi, mais il me semble toujours que nous avons l’opéra italien, pour le
bon ton, comme par devoir. Nous n’avons pas bâillé (il me semble cependant
qu’on a bâillé un peu), mais nous nous sommes conduits si convenablement, si
posément, nous avons discuté avec tant d’intelligence, sans imposer aux autres
notre enthousiasme, qu’il semblait bien que nous nous ennuyions. Loin de moi
l’idée de blâmer notre savoir-vivre mondain. L’opéra, sous ce rapport, a été
très utile au public en le divisant naturellement en mélomanes, en
enthousiastes et en simples amateurs. Les uns sont allés en haut où, à cause de
cela, il s’est mis à faire si chaud qu’on s’y serait cru en Italie. Les autres sont
restés assis dans leurs fauteuils, comprenant leur importance – l’importance du
public instruit, l’importance de l’Hydre à mille têtes qui a son poids, son
caractère, qui prononce son jugement, ne s’étonne de rien sachant d’avance
qu’en cela est la vertu principale d’un homme du monde bien élevé.
Quant à nous,
nous partageons complètement l’opinion de cette dernière partie du public. Nous
devons aimer l’art avec modération, sans emballement, et sans oublier nos
devoirs. Nous sommes un peuple d’hommes d’affaires. Parfois même nous n’avons
pas le temps d’aller au théâtre. Nous avons tant de choses à faire. C’est
pourquoi ils m’ennuient, ces messieurs qui se croient tenus de se mettre hors d’eux,
qui considèrent comme leur devoir de stimuler l’opinion publique par leur
enthousiasme de principe.
Quoi qu’il en
soit, malgré tout le charme de Borsi, de Guasco et de Salvi chantant leurs
rondos et leurs cavatines, nous avons traîné l’Opéra comme un stère de
bois ; nous sommes fatigués et si, à la fin de la saison, nous avons jeté
des fleurs sur la scène, c’était comme en réjouissance qu’elle fut terminée.
Ensuite est venu
Ernst[4].
À peine si Pétersbourg a rempli la salle pour son troisième concert. Aujourd’hui
nous lui disons adieu. Nous ne savons pas s’il y aura des fleurs.
L’opéra n’a pas
été notre seul plaisir. Nous en avons eu d’autres. Des bals magnifiques, des
bals masqués. Mais l’artiste merveilleux nous a conté ces jours-ci, sur son
violon, ce que c’est qu’un bal masqué dans le Midi[5] ;
et moi, je me suis contenté de ce récit et ne suis pas allé dans nos nombreux
bals masqués du Nord.
Les cirques ont
eu du succès. On dit que l’an prochain ils en auront un plus grand encore.
Avez-vous remarqué, messieurs, comment notre simple peuple s’amuse pendant ces
fêtes ? Supposons que nous sommes dans le Jardin d’été. Une foule
compacte, énorme, marche lentement, en rangs serrés. Tous ont des habits neufs.
Parfois des femmes de boutiquiers, des jeunes filles se permettent de grignoter
des noisettes. Quelque part un orchestre isolé joue. Le trait caractéristique,
c’est que tous attendent quelque chose. Sur tous les visages est peinte la
question naïve : et après ? C’est tout ? À peine si quelque part
un cordonnier allemand ivre fait du bruit, et encore n’est-ce pas pour
longtemps. Cette foule a l’air de déplorer ces mœurs nouvelles, ces amusements
de la capitale. Elle rêve d’un trépak, d’une balalaïka, le veston sur
l’épaule, le vin qui déborde ; en un mot tout ce qui permettrait de
s’épanouir, de déboucler la ceinture. Mais les convenances s’y opposent, et la
foule se disperse posément dans ses demeures, avec quelques évasions sans doute
dans les débits de boissons.
Il me semble
qu’il y a là quelque chose qui nous ressemble, messieurs. Bien entendu, nous ne
montrons pas naïvement notre étonnement ; nous ne demandons pas si c’est
tout. Nous savons très bien que pour nos quinze roubles nous avons reçu un
plaisir civilisé, et cela nous suffit. Et chez nous viennent des célébrités si patentées
que nous ne pouvons pas être mécontents ; et nous avons appris à ne nous étonner
de rien. S’il n’est pas Rubini[6],
le chanteur ne vaut rien pour nous. Si ce n’est pas Shakespeare, à quoi bon
perdre son temps à lire ? Que l’Italie forme des artistes, que Paris les
lance ! Avons-nous le temps d’instruire, de choyer, d’encourager, de
lancer un nouveau talent, un chanteur, par exemple ? De là-bas, on nous
les expédie déjà tout prêts, avec leur gloire. De même il arrive souvent chez nous
qu’un écrivain ne soit pas compris, qu’il soit rejeté par toute une génération.
Des dizaines d’années plus tard, après deux ou trois générations, on le
reconnaît et les plus conscients des vieillards se contentent de hocher la
tête.
Nous connaissons
notre caractère. Souvent nous sommes fâchés contre nous-mêmes et contre les
devoirs qui nous sont imposés par l’Europe. Nous sommes sceptiques, nous tenons
beaucoup à l’être, et, avec un grommellement sauvage, nous nous écartons de
l’enthousiasme, nous en défendons notre âme slave sceptique. Parfois on a le
désir de se réjouir. Mais si l’on allait tomber mal à propos, faire une gaffe,
se réjouir à tort, que dirait-on de nous ? Ce n’est pas en vain que nous
aimons tant les convenances. D’ailleurs, laissons cela. Mieux vaut nous
souhaiter un bon été, pour nous bien promener et nous reposer. Où allons-nous,
messieurs ? À Reval ? À Helsingfors ? Dans le midi, à l’étranger,
ou, tout simplement, à la campagne ? Que ferons-nous là-bas ? Pêcher
à la ligne, danser (les bals d’été sont si jolis), nous ennuyer un peu, ou
garder notre service à la ville, et, en général, unir l’utile à
l’agréable ? Si vous voulez lire, prenez deux numéros de la revue Sovremennik[7] :
mars et avril. Vous y trouverez, comme on sait, un roman : Une histoire
banale. Lisez-le si vous n’avez pas eu le temps de le lire en ville. Le
roman est bon. Le jeune auteur a un don d’observation, beaucoup d’esprit.
L’idée nous paraît un peu arriérée, livresque, mais elle est développée
habilement. D’ailleurs, le désir visible qu’a l’auteur de conserver son idée,
de l’expliquer avec le plus de détails possible, donne à ce roman un certain
dogmatisme, une certaine sécheresse, et même le rend trop long. Quant au style
léger, presque aérien, de M. Gontcharov, il ne rachète pas ce défaut. L’auteur
croit en la réalité. Il peint les hommes tels qu’ils sont. Les
Pétersbourgeoises surtout sont bien réussies. Le roman de M. Gontcharov est
très intéressant, mais le compte rendu de la Société d’assistance aux
nécessiteux est encore plus intéressant. Nous nous sommes réjoui
particulièrement de cet appel à tout le public. Nous sommes heureux de toute
union, surtout de l’union pour une bonne œuvre. Dans ce compte rendu, il y a
beaucoup de faits très intéressants ; celui qui nous a frappé le plus est
la misère extraordinaire de la caisse de la Société. Mais il ne faut pas
désespérer ; il y a beaucoup de nobles cœurs. Mentionnons cette ordonnance
qui a envoyé 20 roubles argent ; étant donné sa situation ce doit être pour
lui une somme énorme ; et si tous avaient envoyé en proportion ! Les
distributions effectuées par la Société sont excellentes et témoignent d’une
philanthropie volontaire bien comprise.
À propos de
philanthropie obligatoire, ces jours-ci, nous sommes passés devant une
librairie et avons vu à l’étalage le dernier numéro du Eralach[8].
On y voyait, fort bien représenté, un philanthrope par devoir, celui même qui
« bat et frappe sur la gueule le vieux Gavrilo » pour un jabot
froissé ; et qui, dans la rue, tout d’un coup, se prend de commisération
sincère pour son prochain. Des autres dessins nous ne dirons rien bien qu’il y
ait beaucoup de choses justes et d’actualité. Si M. Nievakhovitch le désire,
nous lui raconterons une anecdote à propos de la philanthropie. Un propriétaire
disait avec feu quel amour il ressentait pour l’humanité et comment il était
pénétré des exigences du siècle : « Monsieur, disait-il, mes
domestiques sont divisés en trois catégories. Les serviteurs respectables, qui
ont servi mon père et mon grand-père fidèlement, honnêtement, forment la
première catégorie. Ils logent dans des chambres claires, propres,
confortables ; ils mangent les restes de la table des maîtres. La seconde
catégorie comprend les serviteurs peu respectables, peu méritants, qui, cependant,
sont de braves gens. Je leur donne une chambre claire commune, et, les jours de
fête, on leur prépare des gâteaux. Ceux de la troisième catégorie sont des
canailles, des coquins, des fripons ; à ceux-là je ne donne pas de gâteaux
et, chaque samedi, je leur fais la morale en les corrigeant. À des chiens, la
vie des chiens. Ce sont des coquins. – Sont-ils nombreux, chez vous, dans les
premières catégories ? – À vrai dire, répondit le propriétaire un peu
gêné, encore pas un... parce que tous sont des brigands et des voleurs. Cette
engeance n’est point digne de la philanthropie. »
◊
27 avril 1847
Il n’y a pas
encore longtemps, je ne pouvais m’imaginer un habitant de Pétersbourg autrement
qu’en robe de chambre et bonnet, bien renfermé, avec l’obligation de prendre
toutes les deux heures une cuillerée à soupe de quelque potion. Sans doute tous
n’étaient pas malades. Aux uns c’était interdit par leurs occupations, aux
autres par leur robuste constitution.
Mais enfin, voilà
que le soleil brille, et cette nouvelle en vaut bien une autre. Le convalescent
hésite. Indécis, il ôte son bonnet ; puis il répare sa toilette ;
enfin, il consent à faire une promenade. Sans doute bien emmitouflé, tricot de
laine, pelisse et galoches. La douceur de l’air le surprend agréablement, ainsi
que l’aspect de fête de la foule dans les rues et le bruit assourdissant des
voitures sur le pavé. Enfin, sur la perspective Nevski, le convalescent avale
de la poussière neuve. Son cœur commence à battre et quelque chose comme un
sourire détend ses lèvres jusqu’ici fermées comme en signe d’interrogation ou
de mécontentement. La première poussière de Pétersbourg, après un déluge de
boue et quelque chose de très mouillé dans l’air, ne le cède pas en douceur à
l’ancienne fumée des foyers de la patrie, et le promeneur, du visage duquel
disparaît enfin la méfiance, se résout à jouir du printemps. En général, chez l’habitant
de Pétersbourg qui se décide à jouir du printemps, il y a quelque chose de si
bonhomme, de si naïf qu’on ne peut ne point partager sa joie. Même, s’il
rencontre un ami, il oublie la phrase banale : Quoi de neuf ? et
la remplace par une autre beaucoup plus intéressante : Hein, quel
temps ? Et l’on sait qu’après le temps, surtout quand il est mauvais,
la question la plus saugrenue à Pétersbourg est : Quoi de neuf ?
J’ai remarqué
souvent que quand deux amis pétersbourgeois se rencontrent quelque part, après
s’être salués, ils demandent en même temps : Quoi de neuf ? il
y a une tristesse particulière dans leurs voix, quelle qu’ait été l’intonation
initiale de leur conversation. En effet, une désespérance totale est liée à
cette question à Pétersbourg. Mais le plus agaçant c’est que, très souvent,
l’homme qui la pose est tout à fait indifférent, un Pétersbourgeois de
naissance, qui connaît très bien la coutume, sait d’avance qu’on ne lui
répondra rien, qu’il n’y a rien de nouveau, qu’il a posé cette question
peut-être mille fois sans aucun succès ; cependant, il la pose, et il a
l’air de s’y intéresser, comme si les convenances l’obligeaient de participer
lui aussi à la vie publique, d’avoir des intérêts publics. Mais les intérêts
publics... C’est-à-dire nous ne nions pas que nous ayons des intérêts
publics ; nous tous aimons ardemment la patrie, nous aimons notre cher
Pétersbourg, nous aimons jouer si l’occasion se présente. En un mot il y a
beaucoup d’intérêts publics. Mais ce qu’il y a surtout chez nous, ce sont les groupes.
On sait que Pétersbourg n’est que la réunion d’un nombre considérable de
petits groupes dont chacun a ses statuts, ses conventions, ses lois, sa logique
et son oracle. C’est en quelque sorte le produit de notre caractère national
qui a encore peur de la vie publique et tient plutôt au foyer. En outre, la vie
publique exige un certain art ; il faut s’y préparer ; il faut
beaucoup de conditions. Aussi, l’on préfère la maison. Là, tout est plus
simple ; il ne faut aucun art ; on est plus tranquille. Dans le
groupe, on vous répondra bravement à la question : Quoi de neuf ? La
question reçoit tout de suite un sens particulier, et l’on vous répond ou par
un potin, ou par un bâillement, ou par quelque chose qui vous force vous-même à
bâiller cyniquement, magistralement. Dans le groupe, on peut traîner de la
façon la meilleure et la plus douce une vie utile entre le bâillement et le
ragot, jusqu’au moment où la grippe, ou bien la fièvre chaude, visite votre
demeure ; et vous quittez alors la vie stoïquement, avec indifférence,
sans savoir comment et pourquoi tout cela était avec vous jusqu’alors.
Aujourd’hui, dans l’obscurité, au crépuscule, après une triste journée, plein
d’étonnement que tout se soit arrangé ainsi, il semble qu’on ait vécu, qu’on
ait atteint quelque chose, et tout à coup, on ne sait pas pourquoi, il faut
quitter ce monde agréable et sans soucis pour émigrer dans un monde meilleur.
Dans certains groupes, d’ailleurs, on parle fortement de la cause. Quelques
personnes instruites et bien intentionnées se réunissent. On bannit sévèrement
tous les plaisirs innocents, comme les potins et la préférence, et, avec un entrain
incompréhensible, on parle de différents sujets très importants. Enfin, après
avoir bavardé, parlé, résolu quelques questions d’utilité générale, et après
avoir réussi à imposer aux uns et aux autres une opinion sur toutes choses, le
groupe est saisi d’une irritation quelconque et commence à s’affaiblir
considérablement. Finalement, tous se fâchent les uns contre les autres. On se
dit quelques dures vérités. Quelques caractères tranchants se font jour et tout
se termine par la dislocation totale. Ensuite on se calme ; on fait
provision de bon sens et, peu à peu, l’on se réunit de nouveau dans le groupe
décrit ci-dessus. Sans doute il est agréable de vivre ainsi. Mais à la longue
cela devient irritant ; cela irrite fortement. Par exemple, moi je suis fâché
contre notre cercle patriarcal parce qu’il y vient toujours un homme du type le
plus insupportable. Vous tous, messieurs, le connaissez très bien. Son nom est
Légion. C’est un homme qui a bon cœur, et n’a rien qu’un bon cœur. Comme
si c’était une chose rare à notre époque d’avoir bon cœur ; comme si,
enfin, on avait besoin d’avoir bon cœur ; cet éternel bon cœur !
L’homme doué d’une si belle qualité a l’air, dans la vie, tout à fait sûr que
son bon cœur lui suffira pour être toujours content et heureux. Il est si sûr
du succès qu’il néglige tout autre moyen en venant au monde. Par exemple, il ne
connaît ni mesure ni retenue. Tout, chez lui, est débordant, à cœur ouvert. Cet
homme est enclin à vous aimer soudain, à se lier d’amitié, et il est convaincu
qu’aussitôt, réciproquement, tous l’aimeront, par ce seul fait qu’il s’est mis
à aimer tout le monde. Son bon cœur n’a même jamais pensé que c’est peu d’aimer
chaudement, qu’il faut posséder l’art de se faire aimer, sans quoi tout est
perdu, sans quoi la vie n’est pas la vie, ni pour son cœur aimant ni pour le
malheureux que, naïvement, il a choisi comme objet de son attachement profond.
Si cet homme se procure un ami, aussitôt celui-ci se transforme pour lui en un
meuble d’usage, quelque chose comme un crachoir. Tout ce qu’il a dans le cœur,
n’importe quelle saleté, comme dit Gogol, tout s’envole de la langue et tombe
dans le cœur de l’ami. L’ami est obligé de tout écouter et de compatir à tout.
Si ce monsieur est trompé par sa maîtresse, ou s’il perd aux cartes, aussitôt,
comme un ours, il fond, sans y être invité, sur l’âme de l’ami et y déverse
tous ses soucis. Souvent il ne remarque même pas que l’ami lui-même a des
chagrins par-dessus la tête : ou ses enfants sont morts, ou un malheur est
arrivé à sa femme, ou il est excédé par ce monsieur au cœur aimant. Enfin on
lui fait délicatement sentir que le temps est splendide et qu’il faut en
profiter pour une promenade solitaire. Si cet homme aime une femme, il l’offensera
mille fois par son caractère avant que son cœur aimant le remarque, avant de
remarquer (si toutefois il en est capable) que cette femme s’étiole de son
amour, qu’elle est dégoûtée d’être avec lui, qu’il empoisonne toute son
existence. Oui, c’est seulement dans l’isolement, dans un coin, et surtout dans
un groupe que se forme cette belle œuvre de la nature, ce « spécimen de
notre matière brute », comme disent les Américains, en qui il n’y a pas
une goutte d’art, en qui tout est naturel. Un homme pareil oublie – il ne
soupçonne même pas –, dans son inconscience totale, que la vie est un art, que
vivre c’est faire œuvre d’art par soi-même ; que ce n’est que dans le lien
des intérêts, dans la sympathie pour toute la société et ses exigences
directes, et non dans l’indifférence destructrice de la société, non dans
l’isolement, que son capital, son trésor, son bon cœur, peut se transformer en
un vrai diamant taillé.
Seigneur
Dieu ! Où sont allés les anciens traîtres des vieux mélos et des
romans ! L’existence était agréable quand ils vivaient dans le monde.
C’est pourquoi il est agréable qu’ici, tout de suite, à côté, se trouve
également l’homme le plus vertueux qui défendra l’innocence et punira le mal.
Ce traître, ce « tiranno ingrato », c’était un malfaiteur engendré
par un jeu mystérieux et tout à fait incompréhensible du sort. Tout en lui
était la personnification du mal. Il était déjà malfaiteur dans le sein de sa
mère. C’est peu. Ses aïeux, pressentant probablement sa venue au monde, avaient
choisi intentionnellement le nom qui convenait à la position sociale de leur
futur descendant. Si bien que, d’après le nom seul, vous comprenez que cet homme
se promène armé d’un couteau et tue les gens sans raison, Dieu sait pourquoi,
comme s’il était une machine à tuer et à incendier. Ça c’était bien ; au
moins on savait à quoi s’en tenir.
Maintenant les
auteurs parlent de Dieu sait quoi. Maintenant, il arrive que l’homme le plus
vertueux, le plus incapable d’un crime se montre soudain un parfait malfaiteur,
sans que même il s’en doute. Et le plus fâcheux, c’est que personne ne peut le
remarquer, personne ne peut le dire. Alors, longtemps, il est entouré de
respect, et enfin il meurt couvert d’une telle gloire, accompagné de telles
louanges, qu’on se prend à l’envier. Souvent il est pleuré sincèrement,
tendrement, et, ce qui est le plus drôle, il est pleuré par sa victime même.
Malgré cela, il y a parfois tant de prudence dans le monde, qu’on ne comprend
pas du tout comment elle arrive à se loger parmi nous ! Voici, par
exemple, un cas qui s’est produit ces jours derniers. Un de mes anciens amis,
un tantinet mon protecteur, Julian Mastakovitch, a l’intention de se marier. À
vrai dire, il est difficile de se marier à un âge plus convenable. Il n’est pas
encore marié ; il a encore trois semaines de bon temps avant le mariage.
Mais chaque soir il met son gilet blanc, sa perruque, tout ce qu’il faut,
achète un bouquet et des bonbons, et s’en va faire sa cour à Glafira Petrovna,
sa fiancée, jeune fille de dix-sept ans, tout à fait innocente, qui est dans
l’ignorance complète du mal. Rien qu’à cette pensée un sourire sucré paraît sur
les lèvres de Julian Mastakovitch. Non, il est même agréable de se marier à un
âge pareil. Selon moi, s’il faut tout dire, il est même inconvenant de le faire
pendant la jeunesse, c’est-à-dire avant trente-cinq ans. Mais quand l’homme approche
de la soixantaine, quand il est assagi, quand, physiquement et moralement, il a
déjà atteint la perfection, oh, alors, c’est bien, vraiment bien. Et
penser : voici un homme qui a vécu longtemps et qui, enfin, a atteint son
but ! Aussi fus-je tout à fait étonné lorsque, ces jours derniers, un
soir, je vis Julian Mastakovitch arpenter son bureau, les mains derrière le
dos, l’air défait et triste. C’est aujourd’hui seulement que j’en ai compris la
raison. Je ne voulais même pas en parler, c’est une circonstance sans intérêt,
banale, qu’il ne faut même pas prendre en considération devant des gens
bien-pensants. – Rue Gorokhovaia, au quatrième sur la rue, est un appartement
qu’autrefois d’ailleurs j’avais voulu louer. Actuellement cet appartement est
habité par une veuve jeune et agréable, qui a l’air très engageant. Or Julian
Mastakovitch était soucieux parce qu’il se demandait comment il ferait, une
fois marié, pour aller le soir, comme d’habitude, peut-être un peu plus
rarement, chez Sophie Ivanovna, afin de s’entretenir avec elle de son
procès ? Il y a deux ans déjà, Sophie Ivanovna a présenté une requête au
tribunal et son mandataire est Julian Mastakovitch, qui a si bon cœur. C’est
pourquoi de telles rides creusaient son front sérieux. Mais enfin, il mit son
gilet blanc, prit le bouquet et les bonbons et, l’air joyeux, alla chez Glafira
Petrovna. Voilà un homme heureux ! pensai-je, me rappelant Julian
Mastakovitch. Déjà avancé en âge, il rencontre une compagne qui le comprend,
une jeune fille de dix-sept ans, innocente, instruite, sortie du pensionnat il
n’y a qu’un mois. Et cet homme vivra toute sa vie dans l’aisance et le bonheur.
Je fus saisis d’envie. Ce jour était si sale, si morose. Je marchais rue Siennaia.
Mais, messieurs,
je suis feuilletoniste et je dois vous parler des nouvelles les plus
fraîches ; je dois vous dire par exemple que Jenny Lind[9]
part pour Londres. Mais qu’est-ce que c’est que Jenny Lind pour un lecteur de
Pétersbourg ? il a bien d’autres chats à fouetter ! Alors, voilà, je
marchais rue Siennaia me demandant sur quel sujet je pourrais bien écrire.
L’ennui me rongeait. C’était un matin humide et brumeux. Pétersbourg se levait
méchant et hargneux comme une vieille fille mondaine, verte et jaune de dépit à
cause du bal de la veille. Il était en colère des pieds à la tête. Avait-il mal
dormi ? Une grande quantité de bile s’était-elle répandue en lui ?
Avait-il, la veille, perdu beaucoup aux cartes, comme un galopin, à tel point que,
le matin, ses poches étaient complètement vides ? Était-ce pour quelque
autre raison ? C’est difficile à dire, en tout cas, il était fâché.
C’était triste de voir ces énormes murs humides, ces marbres, ces bas-reliefs,
ces statues, ces colonnes, qui avaient aussi l’air de s’irriter contre le
mauvais temps, qui tremblaient et claquaient des dents. Tous les horizons
pétersbourgeois avaient l’air tristes et mornes. Pétersbourg était fâché.
C’était une heure de l’après-midi ; il faisait tout à fait noir.
À ce moment, un
cortège funèbre vint à passer. Aussitôt, en ma qualité de feuilletoniste je me
suis rappelé que la grippe et le typhus sont des questions pétersbourgeoises
presque d’actualité. C’étaient des obsèques magnifiques. Le héros du cortège,
en un riche corbillard, triomphalement, les pieds devant, se rendait dans le
logement le plus commode du monde. Une longue file de moines écrasaient sous
leurs lourdes bottes des branches de sapin jetées sur le sol qui répandaient
une odeur de goudron dans toute la rue. Un chapeau à plumet, posé sur le
cercueil, annonçait aux passants le grade du dignitaire. Ses décorations,
placées sur des coussins, suivaient. Près du corbillard sanglotait un colonel,
déjà tout blanc, inconsolable, probablement le gendre du défunt, peut-être son cousin.
Dans la longue file de voitures on apercevait, comme d’habitude, des visages
endeuillés, on entendait les potins qui ne meurent jamais, et les enfants
riaient gaiement dans leurs crêpes blancs.
J’avais du dépit,
de l’angoisse ; et je saluais, d’un air profondément offensé, l’amabilité
d’un cheval, aux quatre pieds ankylosés, qui était tranquillement dans son rang
et, ayant depuis longtemps avalé la dernière touffe de foin volée à une télègue
voisine, se décidait à faire une plaisanterie, c’est-à-dire à choisir le
passant le plus affairé (pour lequel, probablement il m’avait pris), de le
saisir légèrement par le col ou la manche et ensuite, comme si rien n’était
arrivé, de lui montrer sa gueule vertueuse et barbue. Pauvre rosse ! Je
suis rentré à la maison. Je me suis préparé à écrire mon feuilleton ; mais,
je ne sais comment, j’ai ouvert la revue et me suis mis à lire une nouvelle.
Dans cette nouvelle[10],
on décrit une famille de Moscou, de la classe moyenne. On y parle aussi de
l’amour. Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais moi je n’aime pas les
histoires d’amour, et je me suis transporté à Moscou dans ma patrie lointaine.
Si vous n’avez pas lu cette nouvelle, messieurs, lisez-la. En effet, que
pourrais-je vous dire de meilleur, de plus nouveau ? Que les nouveaux
omnibus ont fait leur apparition sur Nevski ; que la Néva a occupé tous
les esprits durant une semaine ; que dans les salons on continue toujours
à bâiller à jours fixes, en attendant l’été avec impatience ? Est-ce
cela ? Mais cela vous ennuie depuis longtemps déjà, messieurs. Voilà, vous
avez lu la description d’une matinée à Pétersbourg, n’est-ce pas suffisant
comme ennui ? Alors, pendant une matinée aussi pluvieuse, lisez cette
nouvelle sur une famille de petites gens de Moscou, et la glace brisée. C’est
comme si je l’avais vue dans mon enfance cette pauvre Anna Ivanovna, la mère de
famille. Et je connais aussi Ivan Kirilovitch. Ivan Kirilovitch est un brave
homme, seulement, quand il est gai, un peu éméché, il aime les plaisanteries.
Par exemple, sa femme est malade et a peur de la mort ; alors lui, bien
portant, pour rire et plaisanter se met à raconter comment il se remariera
quand il sera veuf. La femme se retient, se retient ; elle finit par
rire : que faire si son mari a déjà un pareil caractère ? Mais voilà
que la théière est cassée. Il est vrai qu’une théière coûte cher. Cependant
c’est un spectacle honteux de voir, devant des invités, le mari reprocher à sa
femme une maladresse. Puis vint le carnaval. Ivan Kirilovitch n’était pas à la
maison. Le soir, comme par hasard, plusieurs jeunes amies de la fille aînée,
Olga, se réunirent chez elle. Il y avait aussi des jeunes gens, et des enfants
très bruyants, et un certain Pavel Loukitch, qui paraissait sorti d’un roman de
Walter Scott. Il bousculait tout le monde, ce Pavel Loukitch. Il proposa de
jouer à colin-maillard. La pauvre malade Anna Ivanovna eut comme un
pressentiment. Mais, gagnée par le désir général, elle autorisa le
colin-maillard. Ah, messieurs, cela me reporte à quinze ans, quand moi-même je
jouais à colin-maillard. Quel jeu ! Et ce Pavel Loukitch ! Ce n’est
pas en vain que Sachenka aux yeux noirs, amie d’Olga, chuchote, en se serrant
contre le mur, et tremblant de l’attente, qu’elle est perdue. Ce Pavel Loukitch
est si terrible ; et c’est lui qui a les yeux bandés. Les petits enfants,
s’étant mis dans un coin, sous une chaise, firent du bruit, près d’une glace.
Pavel Loukitch se jeta du côté d’où venait le bruit. La glace trembla, quitta
ses pitons rouillés et, par-dessus sa tête, tomba par terre et se brisa en
mille morceaux. Ah ! quand j’ai lu cela, il m’a semblé que j’avais moi-même
cassé cette glace, que j’étais moi-même coupable de tout cela !
Anna Ivanovna
pâlit ; tous prirent la fuite, car la peur les avait tous saisis.
Qu’allait-il arriver ? Avec crainte et impatience j’attendais le retour
d’Ivan Kirilovitch. Je pensais : voilà, il rentrera ivre ; au-devant
de lui, sur le perron, sortira la grand-mère, cette vipère, un type de l’ancien
Moscou, et elle lui chuchotera quelque chose, probablement sur le malheur
arrivé. Mon cœur commençait à battre. Soudain éclate l’orage. D’abord, avec un
fracas de tonnerre, qui, peu à peu, se calma ; j’entendis la voix d’Anna
Ivanovna. Trois jours après, elle était au lit ; et un mois plus tard elle
mourait de phtisie galopante. Alors quoi, tout cela à cause d’une glace
brisée ! Mais, est-ce possible ? Oui, et elle est morte. Il y a un
charme à la Dickens dans la description des dernières minutes de cette vie
inconnue, effacée. Et Ivan Kirilovitch ? Il est presque devenu fou. Il
courait à chaque instant à la pharmacie ; il se querellait avec le
médecin ; il demandait toujours en sanglotant à qui sa femme allait le
laisser. Oui ; je me suis rappelé beaucoup de choses. À Pétersbourg il y a
aussi beaucoup de familles pareilles. J’ai connu personnellement un Ivan
Kirilovitch ; on en trouve partout.
J’ai commencé,
messieurs, à vous parler de cette nouvelle, parce que j’avais l’intention de
vous raconter moi-même une nouvelle. Mais ce sera pour une autre fois. À propos
de littérature, nous avons entendu dire que beaucoup sont très contents de la saison
d’hiver. Il n’y a pas eu beaucoup de bruit, de querelles particulières, bien
que quelques nouveaux journaux et revues aient fait leur apparition. Mais tout
se fait beaucoup plus sérieusement. Il y a en tout plus d’entente et de
réflexion. Il est vrai que le livre de Gogol a fait beaucoup de bruit au
commencement de l’hiver. Ce qui est surtout remarquable à propos de ce livre,
c’est l’opinion unanime de presque tous les journaux et revues qui, d’habitude,
se contredisent toujours.
Pardon, j’ai
oublié le principal. Tout le temps j’y ai pensé, puis je l’ai oublié :
Ernst donne encore un concert. Ce sera au profit de la Société de secours aux
pauvres et de la Société allemande de bienfaisance. Nous ne disons pas que le
théâtre sera archicomble ; nous en sommes sûr.
◊
11 mai 1847
Savez-vous,
messieurs, quelle importance a, dans notre grande capitale, un homme qui a
toujours en dépôt chez lui une nouvelle que personne encore ne connaît et qui,
en plus, possède le talent de la raconter agréablement ? Selon moi, c’est
presque un grand homme et, indiscutablement, mieux vaut avoir en dépôt une
nouvelle que la fortune. Quand un Pétersbourgeois apprend une nouvelle rare, et
court la raconter, par avance il savoure une volupté spirituelle ; sa voix
devient faible et tremble de plaisir ; son cœur baigne dans le beurre. À
ce moment, tant qu’il n’a pas encore communiqué sa nouvelle, pendant qu’il
court chez des amis à travers la perspective Nevski, il est délivré d’un coup
de tous ses soucis. Même, on l’a observé, il se guérit des maladies les plus
invétérées et – par comble ! – il pardonne à ses ennemis. Il est doux et
grand. Et pourquoi ? Parce que le Pétersbourgeois, en un moment aussi
solennel, prend conscience de sa dignité, de son importance et se rend justice.
C’est peu. Vous et moi connaissons sûrement beaucoup de gens auxquels nous
interdirions même notre antichambre (s’il n’y avait pas de vrais soucis
d’affaires) s’ils venaient faire visite à notre valet. Cet homme comprend
lui-même qu’il est coupable, et ressemble beaucoup au chien qui, la queue et
les oreilles basses, attend les événements. Mais, soudain, voilà que ce
monsieur sonne chez vous d’une façon hardie, passe sans se gêner devant le
valet étonné, et, l’air rayonnant, vous tend la main. Et aussitôt vous
reconnaissez qu’il en a le droit, qu’il a une nouvelle, ou un potin, ou quelque
chose de très agréable à dire. Sans cette circonstance, un pareil individu
n’oserait pas venir chez vous. Alors, non sans plaisir, vous l’écoutez, bien
que peut-être vous ne ressembliez nullement à cette respectable dame du monde
qui n’aimait à entendre aucune nouvelle mais qui écoutait avec plaisir cette
anecdote : comment une femme qui enseignait l’anglais à ses enfants avait
fouetté son mari[11].
Oui, messieurs,
le potin a bon goût. J’ai souvent pensé que si chez nous, à Pétersbourg,
quelqu’un avait le talent de découvrir quelque chose de nouveau pour l’agrément
de la vie, quelque chose n’existant encore dans aucun pays du monde, ce
quelqu’un pourrait gagner des sommes formidables. Il y a des maîtres. C’est
extraordinaire comme la nature humaine est bâtie ! Soudain, et pas du tout
par lâcheté, l’homme cesse d’être homme et devient un petit insecte, un simple
petit moucheron. Son visage se transforme et se recouvre non pas d’humidité
mais d’une couleur particulièrement brillante. Sa taille, soudain, devient
beaucoup plus petite que la vôtre ; l’indépendance disparaît
totalement ; il vous regarde dans les yeux comme un chien qui attend un
morceau. C’est peu. Bien qu’il ait un bon habit, il se couche par terre, agite
joyeusement la queue, crie, lèche, ne mange pas avant qu’on ne l’y autorise.
Et, ce qui est le plus drôle, le plus agréable, c’est qu’avec cela il ne perd
point sa dignité. Il la conserve intacte, même à vos propres yeux. Tout cela se
passe de la façon la plus naturelle. Sans doute vous êtes un Regulus
d’honnêteté, au moins un Aristide, en un mot vous mourriez pour la vérité. Vous
transpercez du regard cet homme. Lui, de son côté, est convaincu qu’il est tout
à fait transparent. Et tout marche comme sur des roulettes. Vous trouvez cela
bien, et l’homme ne perd pas sa dignité. Et tout cela parce qu’il vous loue,
messieurs. Sans doute ce n’est pas bien qu’il vous loue en face. C’est vilain.
Cependant vous remarquez que l’homme vous loue d’une façon intelligente, parce
qu’il indique précisément ce que vous aimez dans votre personne. Alors il a de
l’esprit, du tact. Il connaît même votre cœur. Car il reconnaît en vous ce que
le monde peut-être vous refuse, bien entendu injustement et par envie. Comment
savoir ? dites-vous enfin. Peut-être n’est-ce point un flagorneur, mais simplement
un homme trop naïf et sincère. Enfin, pourquoi rejeter l’homme du premier
coup ? Et un homme pareil reçoit tout ce qu’il voulait recevoir, comme le
juif qui supplie le maître de ne pas acheter sa marchandise. « Pourquoi
acheter ? que monsieur regarde seulement dans la besace, ne serait-ce que
pour cracher sur la marchandise du juif et s’en aller. » Le juif déroule
sa marchandise et le monsieur achète tout ce que le juif désire lui vendre.
Non, l’homme n’agit pas du tout par lâcheté. Pourquoi de grands mots ? Il
n’a pas du tout l’âme basse. Il a une âme intelligente, charmante ; l’âme
de la société ; l’âme qui désire recevoir, l’âme mondaine, qui, il est
vrai, prend les devants, mais tout de même une âme. Je ne dis pas chez tous,
mais chez beaucoup. C’est pourquoi tout cela est encore bien, parce que sans
une âme pareille tous seraient morts d’ennui ou se mangeraient entre eux. La
double face, l’hypocrisie, le masque, c’est vilain, d’accord. Mais si, en ce
moment, tous se montraient tels qu’ils sont, je jure que ce serait pire.
Toutes ces
réflexions me venaient à l’esprit alors que Pétersbourg allait se promener au
Jardin d’été et sur la perspective Nevski, pour montrer ses costumes neufs de
printemps.
Mon Dieu, rien
que sur les rencontres de la perspective Nevski on pourrait écrire un livre
entier ! Mais vous connaissez tout cela si bien, messieurs, de par vos
expériences agréables, qu’à mon avis il n’est point besoin d’écrire ce livre.
Une autre idée m’est venue, c’est qu’à Pétersbourg on dépense énormément. Il
serait curieux de savoir s’il y a beaucoup de gens à Pétersbourg qui ont
suffisamment d’argent pour tout ; c’est-à-dire des gens tout à fait à leur
aise, comme on dit. Je ne sais pas si j’ai raison, mais je me suis toujours
représenté Pétersbourg comme le benjamin gâté d’un père très respectable, homme
du temps jadis, riche, large, très raisonnable et très débonnaire. Le père
s’est enfin retiré des affaires, s’est installé à la campagne, tout heureux de
pouvoir porter un veston de nankin, sans violer les convenances. Mais le fils
est resté dans le monde ; le fils doit apprendre toutes les
sciences ; il doit être un jeune Européen ; et le père, bien qu’il ne
connaisse l’instruction que par ouï-dire, désire vivement que son fils soit le
jeune homme le plus instruit. Le fils saisit immédiatement les choses les plus
superficielles, s’achète un costume européen, porte l’impériale, et le père,
sans remarquer que le fils a tout de même une tête et veut vivre et qu’à vingt
ans il a plus appris par expérience que lui pendant toute sa vie, le père,
horrifié, ne voyant que l’impériale, voyant le fils puiser sans compter dans sa
large poche, remarquant enfin que le fils est très indépendant, grogne, se
fâche, accuse l’instruction et l’occidentalisme et, principalement, est furieux
que « l’œuf veuille instruire la poule ». Mais le fils veut vivre et
il y met tant de hâte qu’on réfléchit malgré soi à son jeune élan. Sans doute
il dépense assez gaillardement.
Par exemple,
voici que la saison d’hiver est terminée et Pétersbourg, du moins d’après le
calendrier, appartient déjà au printemps. De longues colonnes des journaux
commencent à se remplir des noms de ceux qui partent pour l’étranger. À votre
étonnement, vous remarquez aussitôt que Pétersbourg est beaucoup plus dérangé
au point de vue de sa santé que de sa poche. J’avoue que quand j’eus comparé
ces deux sortes de dérangements, une peur panique me saisit, et à mon imagination
apparut non la capitale mais l’hôpital. Cependant, je compris bientôt que je
m’inquiétais en vain et que la bourse du père, provisoirement, serait encore
assez large.
Vous verrez avec
quelle munificence seront peuplées les campagnes, quels costumes extraordinaires
traverseront les bosquets de bouleaux, et comment tous seront heureux et contents.
Je suis même tout à fait sûr qu’un pauvre hère lui-même deviendra tout de suite
content et heureux en regardant la joie générale. Au moins il verra
gratuitement quelque chose qu’on ne peut voir pour aucun prix dans aucune ville
de notre grand empire.
À propos de
pauvre hère, il me semble que de toutes les misères possibles, la plus vilaine,
la plus dégoûtante, la plus sale, la plus basse est la misère mondaine, bien
qu’elle soit rare. Cette misère qui a dépensé son dernier sou et, par devoir,
se montre encore en voiture, couvre de boue le piéton, qui, par un honnête
travail, gagne son pain à la sueur de son front, et, malgré tout, a des
serviteurs en gants blancs et cravate blanche. C’est une misère qui a honte de
demander l’aumône, et n’a pas honte de l’accepter de la façon la plus
insolente. Mais assez sur cette boue. Nous souhaitons sincèrement aux
Pétersbourgeois de s’amuser à la campagne et de bâiller le moins possible. On
sait que le bâillement, à Pétersbourg, est une maladie comme la grippe, les
hémorroïdes ou la fièvre, maladie dont on se délivre difficilement par
n’importe quelle cure, même la cure mondaine. Pétersbourg se lève en
bâillant ; en bâillant, il accomplit ses devoirs et, en bâillant, il se
couche. Mais il bâille surtout dans ses mascarades et à l’Opéra. Pourtant
l’Opéra est parfait chez nous. Les voix des merveilleux chanteurs sont si
sonores, si pures que déjà on en parle dans tous les autres pays, dans toutes
les villes et bourgades. Chacun sait déjà qu’il y a à Pétersbourg un opéra, et
chacun nous envie. Cependant Pétersbourg s’ennuie quelque peu et, à la fin de
l’hiver, l’Opéra lui devient ennuyeux, comme, par exemple, le dernier concert.
Mais, il ne faut pas appliquer cette observation au concert d’Ernst qui a été
donné dans un but très charitable. Il est arrivé une étrange histoire. Au
théâtre, il y avait une si forte bousculade que beaucoup de personnes, pour
sauver leur vie, ont décidé de faire une promenade au Jardin d’été qui, ce
jour-là, comme par un fait exprès, était ouvert au public pour la première
fois. C’est pourquoi la salle de concert paraissait vide. Mais tout cela n’est
qu’un malentendu, pas plus. La caisse pour les pauvres s’est bien remplie. Nous
avons entendu dire que beaucoup de gens ont envoyé leur obole et ne sont pas
venus au concert, ayant peur de la foule, peur tout à fait naturelle.
Vous ne pouvez
vous imaginer, messieurs, quel devoir agréable c’est de parler avec vous des
nouvelles de Pétersbourg et de décrire, pour vous, la vie à Pétersbourg. Je
dirais même plus : ce n’est pas un devoir, c’est un grand plaisir. Je ne
sais pas si vous comprenez ma joie. Mais en vérité il est très agréable de se
réunir, de s’asseoir et de bavarder des intérêts publics. Parfois même je suis
prêt à chanter de joie, quand je rentre dans la société et vois des hommes
solides, sérieux, très bien élevés, qui se sont réunis, parlent de quelque
chose sans rien perdre de leur dignité. De quoi parlent-ils ? ça c’est une
autre question. J’oublie même, parfois, de pénétrer le sens de la conversation,
me contentant du tableau seul.
Mais jusqu’ici,
je n’ai jamais pu pénétrer le sens de ce dont s’entretiennent chez nous les
gens du monde qui n’appartiennent pas à un certain groupe. Dieu sait ce que
c’est. Sans doute quelque chose de charmant, puisque ce sont des gens
charmants. Mais tout cela paraît incompréhensible. On dirait toujours que la
conversation vient de commencer ; comme si l’on accordait les instruments.
On reste assis pendant deux heures et, tout ce temps, on ne fait que commencer
la conversation. Parfois tous ont l’air de parler de choses sérieuses, de
choses qui provoquent la réflexion. Mais ensuite, quand vous vous demandez de
quoi ils ont parlé, vous êtes incapable de le dire : de gants,
d’agriculture, ou de la constance de l’amour féminin ? De sorte que,
parfois, je l’avoue, l’ennui me gagne. On a l’impression de rentrer par une
nuit sombre à la maison en regardant tristement de côté et d’entendre soudain
de la musique. C’est un bal, un vrai bal. Dans les fenêtres brillamment
éclairées passent des ombres ; on entend des murmures de voix, des
glissements de pas ; sur le perron se tiennent des agents. Vous passez
devant, distrait, ému ; le désir de quelque chose s’est éveillé en vous. Il
vous semble avoir entendu le battement de la vie, et, cependant, vous
n’emportez avec vous que son pâle motif, l’idée, l’ombre, presque rien. Et l’on
passe comme si l’on n’avait pas confiance. On entend autre chose. On entend, à
travers les motifs incolores de notre vie courante, un autre motif, pénétrant
et triste, comme dans le bal des Capulet de Berlioz. L’angoisse et le doute
rongent votre cœur, comme cette angoisse qui est au fond du motif lent de la
triste chanson russe.
Écoutez... d’autres sons résonnent.
Tristesse et orgie désespérées...
Est-ce un brigand qui a entonné, là-bas, la chanson ?
Ou une jeune fille qui pleure à l’heure triste des
adieux ?
Non ; ce sont les faucheurs qui rentrent de
leur travail...
Autour sont les forêts et les steppes de Saratov.
Ces jours-ci,
c’était la fête du septième jeudi après Pâques. C’est une fête populaire en
Russie. Avec elle le peuple salue le printemps et, dans toute la terre russe,
on tresse des couronnes. Mais, à Pétersbourg, le temps était froid et
morose ; la neige tombait ; les bouleaux n’avaient pas éclos leurs
bourgeons détruits par la grêle. La journée ressemblait beaucoup à une journée
de novembre, quand on attend la première neige, quand la Néva, gonflée par le
vent, hurle et que le vent siffle dans les rues. Il me semble toujours que, par
un temps pareil, le Pétersbourgeois est fâché et triste ; et mon cœur se
serre en même temps que mon feuilleton. Il me semble toujours que tous,
mécontents, restent à la maison, tantôt potinant, tantôt se querellant avec
leurs femmes, tantôt se courbant sur un dossier de l’administration, tantôt
jouant toute la nuit au whist, pour s’éveiller le lendemain matin dans un coin
solitaire. Il me semble que les passants de la rue se moquent des fêtes et des
intérêts publics, que là-bas se mouille ce paysan barbu qui a l’air de se
sentir mieux sous la pluie qu’au soleil, et le monsieur en loutre qui n’est
sorti, par un temps pareil, que pour un bon placement de son capital. En un mot,
messieurs, ce n’est pas gai.
◊
15 juin 1847
Juin. La chaleur.
La ville est vide. Tous sont à la campagne et vivent des impressions, jouissent
de la nature. Il y a quelque chose d’inexplicablement naïf, même quelque chose
de touchant dans la nature de notre Pétersbourg, quand soudain, sans qu’on s’y
attende, elle montre toute sa puissance, toute sa force, s’habille de verdure,
se pare, s’orne et se couvre de fleurs... Je ne sais pourquoi cela me rappelle
cette jeune fille maigre, chétive, que vous regardez parfois avec
commisération, parfois avec un sentiment de pitié, ou que, parfois, tout
simplement, vous ne remarquez pas, et qui soudain, en quelques jours, et comme
par hasard, devient merveilleusement belle, et vous étonne et vous frappe.
Alors vous vous demandez malgré vous quelle force fait briller cette flamme
dans ces yeux toujours tristes et pensifs. Qu’est-ce qui attire le sang à ces
joues pâles ? Qu’est-ce qui anime de passion les traits doux de ce
visage ? Pourquoi cette poitrine se gonfle-t-elle ainsi ? Qu’est-ce
qui a provoqué tout d’un coup, la force, la vie, la beauté dans ce visage de
femme, l’a obligé à briller d’un sourire pareil, à s’animer d’un rire si
séduisant ? Vous regardez autour de vous ; vous cherchez quelque
chose ; vous devinez... Mais le moment passe et demain peut-être
rencontrerez-vous de nouveau le même regard triste, pensif et distrait, le même
visage pâle, la même soumission et la même timidité dans les mouvements, la
fatigue, l’inertie, une sourde angoisse et même les traces d’un dépit inutile
pour l’élan éphémère. Mais à quoi bon les comparaisons ! Et qui en veut
maintenant ? Nous sommes allés à la campagne pour vivre près de la nature,
contemplativement, sans comparaisons ; pour jouir de la nature, nous reposer,
paresser et laisser tous ces soucis inutiles et trépidants dans les beaux
appartements jusqu’en des temps plus propices.
J’ai d’ailleurs un ami qui, ces jours-ci, m’a affirmé que nous ne savons même
pas être paresseux. Il prétend que nous paressons lourdement, sans plaisir, ni
béatitude, que notre repos est fiévreux, inquiet, mécontent ; qu’en même
temps que la paresse, nous gardons notre faculté d’analyse, notre opinion
sceptique, une arrière-pensée, et toujours sur les bras une affaire courante,
éternelle, sans fin. Il dit encore que nous nous préparons à être paresseux et
à nous reposer comme à une affaire dure et sérieuse et que, par exemple, si
nous voulons jouir de la nature, nous avons l’air d’avoir marqué sur notre
calendrier, encore la semaine dernière, que tel et tel jour, à telle et telle
heure, nous jouirons de la nature. Cela me rappelle beaucoup cet Allemand
ponctuel qui, en quittant Berlin, nota tranquillement sur son carnet. « En
passant à Nuremberg ne pas oublier de me marier. » Il est certain que l’Allemand
avait, avant tout, dans sa tête, un système, et il ne sentait pas l’horreur du
fait, par reconnaissance pour ce système. Mais il faut bien avouer que dans nos
actes à nous, il n’y a même aucun système. Tout se fait ainsi comme par une
fatalité orientale. Mon ami a raison en partie. Nous semblons traîner notre
fardeau de la vie par force, par devoir, mais nous avons honte d’avouer qu’il
est au-dessus de nos forces, et que nous sommes fatigués. Nous avons l’air, en
effet, d’aller à la campagne pour nous reposer et jouir de la nature. Regardez
avant tout les bagages que nous avons emportés. Non seulement nous n’avons rien
laissé de ce qui est usé, de ce qui a servi l’hiver, au contraire, nous y avons
ajouté des choses nouvelles. Nous vivons de souvenirs et l’ancien potin et la
vieille affaire passent pour neufs. Autrement c’est ennuyeux ; autrement
il faudra jouer au whist avec l’accompagnement du rossignol et à ciel ouvert.
D’ailleurs, c’est ce qui se fait. En outre, nous ne sommes pas bâtis pour jouir
de la nature ; et, en plus, notre nature, comme si elle connaissait notre
caractère, a oublié de se parer au mieux. Pourquoi, par exemple, est-elle si
développée chez nous l’habitude très désagréable de toujours contrôler,
éplucher nos impressions – souvent sans aucun besoin – et, parfois même,
d’évaluer le plaisir futur, qui n’est pas encore réalisé, de le soupeser, d’en
être satisfait d’avance en rêve, de se contenter de la fantaisie et,
naturellement, après, de n’être bon à rien pour une affaire réelle ?
Toujours nous froisserons et déchirerons la fleur pour sentir mieux son parfum,
et ensuite nous nous révolterons quand, au lieu de parfum, il ne restera plus
qu’une fumée. Et cependant, il est difficile de dire ce que nous deviendrions
si nous n’avions pas au moins ces quelques jours dans toute l’année et si nous
ne pouvions satisfaire par la diversité des phénomènes de la nature notre soif
éternelle, inextinguible de la vie naturelle, solitaire. Et enfin, comment ne
pas tomber dans l’impuissance en cherchant éternellement des impressions, comme
la rime pour un mauvais vers, en se tourmentant de la soif d’activité
extérieure, en s’effrayant enfin, jusqu’à en être malade, de ses propres
illusions, de ses propres chimères, de sa propre rêverie et de tous ces moyens
auxiliaires par lesquels, en notre temps, on tâche, n’importe comment, de
remplir le vide de la vie courante incolore.
Et la soif
d’activité arrive chez nous jusqu’à l’impatience fébrile. Tous désirent des
occupations sérieuses, beaucoup avec un ardent désir de faire du bien, d’être
utiles, et, peu à peu, ils commencent déjà à comprendre que le bonheur n’est
pas dans la possibilité sociale de ne rien faire, mais dans l’activité
infatigable, dans le développement et l’exercice de toutes nos facultés. Par
exemple, chez nous, y a-t-il beaucoup d’hommes occupés d’une affaire con
amore, comme on dit ? On dit que nous autres Russes nous sommes
paresseux par nature, que nous n’aimons pas à nous occuper des affaires, et que
si l’on nous y oblige, nous le faisons de telle façon que cela ne ressemble pas
à une chose sérieuse. Est-ce vrai ? D’après quelle expérience nous
attribue-t-on cette qualité nationale si peu enviable ? En général, chez
nous, depuis quelque temps, on déclame trop sur la paresse, sur l’inaction. On
se pousse mutuellement à une activité meilleure et plus utile, et on ne fait
que se pousser. Aussi, pour un rien, nous sommes prêts à accuser nos confrères,
peut-être simplement parce qu’ils ne ripostent pas trop, comme l’a déjà
remarqué Gogol. Mais essayez vous-mêmes, messieurs, de faire le premier pas
vers cette activité meilleure et utile. Présentez-la-nous sous n’importe quelle
forme. Montrez-nous une affaire et, principalement, intéressez-nous par cette
affaire. Laissez-nous l’exécuter nous-mêmes, et laissez-nous montrer notre
propre capacité créatrice individuelle.
Êtes-vous capable
de le faire ou non ? Non. Alors il n’y a pas à accuser. C’est parler
inutilement. Précisément, chez nous, l’affaire vient spontanément. Elle ne
trouve point de sympathie dans notre âme, et ici paraît alors la capacité
purement russe de travailler comme par force, de travailler mal, pas
honnêtement et, comme on dit, en rabattant ses manches. Cette qualité
caractérise nettement nos mœurs nationales et se montre en tout, même dans les
faits les plus minimes de la vie courante. Chez nous, par exemple, il n’y a pas
moyen de vivre dans un palais, comme de grands seigneurs, ou de s’habiller
comme les gens comme il faut doivent s’habiller ou comme tout le monde
(c’est-à-dire comme très peu de gens) ; notre appartement ressemble
souvent à une porcherie et l’habit atteint au cynisme inconvenant. Si un homme
n’est pas satisfait, s’il n’a pas la possibilité de montrer ce qu’il y a de
meilleur en lui, alors, aussitôt, il tombe en un état incroyable : tantôt
il devient ivrogne, tantôt joueur effréné aux cartes et aigrefin ; ou
enfin il devient fou d’ambition et en souffre affreusement. Ainsi, peu à peu,
on arrive à la conclusion injuste, presque offensante, mais qui paraît bien
vraisemblable, que chez nous la conscience de notre propre dignité fait défaut,
que nous avons très peu de l’égoïsme nécessaire, et enfin que nous ne sommes
pas habitués à faire quelque chose de bien sans récompense. Par exemple, donnez
à un Allemand exact, agissant avec système, une affaire tout à fait contraire à
ses aspirations et à ses goûts, et expliquez-lui seulement que cette affaire le
mènera à quelque chose, le nourrira, par exemple, lui et sa famille, le
conduira au but désiré, etc. Immédiatement l’Allemand se mettra au travail,
terminera cette besogne et y introduira quelque nouveau système particulier.
Mais, est-ce bien ? Oui et non. Dans ce cas, en effet, l’homme arrive à
une autre extrémité effrayante, à l’immobilité flegmatique qui, parfois, exclut
totalement la conscience de l’homme et met à sa place un système, une obligation,
une formule, et l’admiration absolue de la coutume ancestrale, bien que cette
coutume ne soit plus à la mesure de notre siècle. La réforme de Pierre le
Grand, qui créa en Russie l’activité libre, serait impossible avec un élément
pareil dans le caractère national, élément qui prend souvent une forme naïve et
belle, mais parfois extrêmement comique. On a vu un Allemand rester fiancé
jusqu’à cinquante ans, donner des leçons aux enfants de propriétaires russes,
ramasser un petit pécule et s’unir enfin, en union légitime, avec sa Minchen,
desséchée de cette longue attente, mais héroïquement fidèle. Le Russe ne
supporterait point cela. Il cesserait plutôt d’aimer, ou se laisserait entraîner,
ou ferait quelque autre chose. Contrairement au proverbe, on peut dire que ce
qui est bon pour l’Allemand est mortel pour un Russe. Et y a-t-il beaucoup de
Russes parmi nous qui soient capables d’arranger comme il faut les affaires
d’amour ? Car chaque affaire exige le désir, l’effort de tout l’être.
Sont-ils nombreux enfin ceux qui ont trouvé leur voie ? En outre, il y a
des activités qui exigent des moyens préalables, une garantie, et il est des
affaires pour lesquelles l’homme n’a pas de penchant ; il laisse aller et
l’affaire sombre. Alors chez les individus en quête d’activité, mais faibles, efféminés,
tendres, naît peu à peu ce qu’on appelle la « rêverie ». L’homme
cesse d’être un homme et devient un être étrange, du genre neutre, un rêveur.
Et savez-vous ce que c’est qu’un rêveur ? C’est le cauchemar de la vie
de Pétersbourg ; c’est le péché personnifié ; c’est une tragédie sans
paroles, mystérieuse, sauvage, avec toutes ses horreurs, toutes ses
catastrophes et ses péripéties, avec son préambule et son dénouement. Et,
disons-le, ce n’est pas du tout une plaisanterie. Parfois, vous rencontrez un
homme distrait, le regard vague et vitreux, souvent le visage pâle, défait,
toujours l’air préoccupé de quelque chose de très pénible, d’une affaire très
compliquée ; parfois comme tourmenté, harassé par des travaux difficiles
et qui, en réalité, ne produit absolument rien. Tel est le rêveur,
extérieurement. Le rêveur est toujours fatigant parce qu’il est inégal à
l’extrême : tantôt trop gai, tantôt trop morne, tantôt grossier, tantôt
attentif et tendre, tantôt égoïste, tantôt capable des sentiments les plus
nobles. Dans le service, ces messieurs ne valent rien, et bien qu’ayant un
emploi ils ne sont capables de rien et traînent seulement leur besogne ce qui,
en réalité, est pire que ne rien faire. Ils ressentent un dégoût profond pour
toutes les formalités et, malgré cela, on peut dire que, parce qu’ils sont toujours
doux, dociles, parce qu’ils ont peur qu’on les touche, ils sont eux-mêmes les
premiers formalistes. Mais, chez eux, ils sont tout autres. La plupart
s’installent dans un profond isolement, dans un coin inaccessible, comme pour
se cacher des hommes et du monde, et, en général, au premier regard sur eux, on
remarque quelque chose de mélodramatique. Avec leurs familiers, ils sont
sombres et taciturnes ; ils restent plongés en eux-mêmes, ils aiment
beaucoup tout ce qui est facile, contemplatif, tout ce qui agit tendrement sur
les sentiments ou chatouille les sens. Ils aiment lire et lire n’importe quoi,
même les livres sérieux, spéciaux ; mais généralement, à la deuxième ou à
la troisième page, ils abandonnent leur lecture dont ils ont assez. Leur
fantaisie mobile, volage, facile est déjà excitée ; l’impression est
créée, et le monde entier – avec les joies et les douleurs, l’enfer et le
paradis, les femmes séduisantes, les actes héroïques, l’activité noble, et
quelque lutte gigantesque, et des crimes et des horreurs de toutes sortes –
saisit tout d’un coup l’existence entière du rêveur. La chambre disparaît ;
l’espace aussi ; le temps s’arrête ou vole si rapidement qu’une heure
compte pour une minute. Parfois des nuits entières passent en des plaisirs
indescriptibles. Souvent, en quelques heures, notre rêveur vit le paradis de
l’amour ou une vie entière, formidable, énorme, inouïe, merveilleuse, grandiose
et belle. Le pouls bat plus fort, les larmes jaillissent, les joues pâles
s’empourprent de fièvre et quand, dans la fenêtre du rêveur, l’aurore paraît
avec sa lumière rose, il est pâle, malade et heureux. Presque sans conscience,
il se jette sur son lit et, en s’endormant, il sent dans le cœur, encore
pendant longtemps, une sensation physique maladive et agréable. Les moments où
il a conscience sont terribles. Le malheureux ne les supporte pas et, tout de
suite, il prend son poison dont il augmente la dose. De nouveau un livre, un
motif musical, un ancien souvenir, quelque chose de la vie réelle, en un mot,
une des mille causes les plus infimes, et le poison est prêt, et la fantaisie
travaille de nouveau sur le canevas capricieux de la douce rêverie mystérieuse.
Dans la rue, il marche tête baissée, faisant peu attention aux passants,
parfois aussi oubliant tout à fait la réalité. Mais, s’il remarque quelque
chose, c’est la petite chose la plus banale, et ce qu’il y a de plus
insignifiant, de plus ordinaire, aussitôt, prend en lui une couleur
fabuleuse ; son regard est déjà fait ainsi qu’il voit en tout des choses
fantastiques. Un volet clos, au milieu de la journée, une vieille femme
estropiée, un homme qui marche à sa rencontre en agitant les bras et parlant à
haute voix – comme il y en a beaucoup dans les rues –, un tableau de famille à
la fenêtre d’une pauvre maison de bois, tout cela c’est pour lui presque comme
des aventures.
L’imagination est
montée. Tout de suite naît une histoire nouvelle ou un roman... Parfois, la
réalité produit une impression pénible, hostile sur le cœur du rêveur et il se
hâte de s’enfermer dans son cher petit coin doré qui, en réalité, est souvent
empoussiéré, sale, et en désordre. Peu à peu notre rêveur commence à s’éloigner
des gens, des intérêts communs et, imperceptiblement, le sentiment de la vie
commune s’émousse en lui. Il lui paraît naturel que les plaisirs que lui
procure sa fantaisie soient plus complets, plus beaux, plus charmants que ceux
de la vie réelle. Enfin, dans son égarement, il perd tout à fait ce flair moral
grâce auquel l’homme est capable d’apprécier la beauté de la réalité, et il
laisse échapper les moments de bonheur véritable. Dans son apathie, les mains
paresseusement jointes, il ne veut pas savoir que la vie humaine est la
contemplation perpétuelle de soi-même dans la nature et la réalité. Il y a même
des rêveurs qui fêtent l’anniversaire de leurs sensations fantastiques. Ils ont
noté les dates des mois où ils furent particulièrement heureux, où leur
fantaisie joua de la façon la plus agréable. S’ils se sont promenés dans telle
ou telle rue, ou s’ils ont lu tel ou tel livre, ou vu telle ou telle femme,
alors, le jour anniversaire de leur impression, ils tâchent de répéter la même
chose se souvenant, jusque dans les moindres détails, de leur bonheur pourri,
impuissant. Est-ce qu’une vie pareille n’est pas une tragédie, une chose
épouvantable ; n’est-ce pas une caricature et est-ce que nous tous ne
sommes pas plus ou moins des rêveurs ?...
La vie à la
campagne, pleine d’impressions extérieures, la nature, le mouvement, le soleil,
la verdure et les femmes, qui en été sont si jolies, si bonnes, tout cela est
extrêmement utile pour le Pétersbourg malade, bizarre et morne où la jeunesse
se perd si vite, où les espoirs se fanent si promptement, où la santé se ruine
si rapidement, où l’homme se transforme en si peu de temps. Le soleil, chez
nous, est un hôte si rare ; la verdure une chose si précieuse et nous sommes
si habitués à nos coins d’hiver que les nouvelles habitudes, les changements de
lit et de vie ne peuvent ne point agir sur nous de la façon la plus
bienfaisante. Et la ville est si somptueuse et si vide ! Bien qu’il y ait
des originaux à qui elle plaise l’été plus qu’à toute autre époque. Et puis
notre pauvre été est si court. On ne remarque même pas comment les feuilles
deviennent jaunes, les dernières rares fleurs disparaissent, l’humidité et le
brouillard arrivent ; et, de nouveau, s’installe l’automne malsain,
s’ébranle la vie. Perspective désagréable, du moins pour le moment.
[1] Le journal St-Peterbourgskaïa
Viedomosti (Les Bulletins de Saint-Pétersbourg) publia, en 1847, quatre
feuilletons de Dostoïevski, qui, n’étant point entrés dans ses œuvres
complètes, ont été totalement oubliés par les critiques et les historiens de la
littérature russe. Ces feuilletons portent un titre général : Peterbourgskaia
Lietopiss. Le premier est signé N. N., les trois autres F. D. Que l’auteur
de ces feuilletons soit bien Dostoïevski cela résulte clairement d’abord de
leur lien indiscutable avec des œuvres connues de cet auteur et ensuite d’une
note de la rédaction du journal, publiée dans l’un des derniers numéros de
l’année, où il est fait mention, parmi les articles parus au cours de l’année
1847, de « quelques feuilletons de la vie à Pétersbourg » de F. M.
Dostoïevski. Le genre feuilleton avait été exploré par Dostoïevski un an
auparavant dans l’almanach Zouboskal (Le railleur) pour lequel il avait
écrit l’annonce, qui est un brillant article. Il avait saisi avec empressement
cette proposition de travailler à cet almanach, escomptant des gains qui lui
permettraient de rétablir ses affaires embrouillées. Dans les lettres à son
frère, des années 1846 et 1847, Dostoïevski parle souvent de sa carrière future
de feuilletoniste.
[2] En 1847, le comte
de Suzor fit à Pétersbourg une série de conférences sur la littérature
française moderne.
[12] Les époux
Dostoïevski étaient partis pour l’étranger le 14 avril 1867, deux mois après
leur mariage. Ils se proposaient d’y rester trois ou quatre mois au plus.
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