Jack London |
JACK LONDON L’APPEL DE L’ÉCRITURE
Une anthologie de l’auteur de «Croc blanc» où il apparaît en loup des lettres
On enterre beaucoup d’écrivains et
d’artistes nationaux ou internationaux, ces temps-ci. En 1903, c’est Kipling
qu’on enterrait. Certes, il n’est mort qu’en 1936, mais il arrive qu’on inhume
un auteur de son vivant, sous des pelletées de superlatifs ou de suppressifs.
Jack London, 27 ans et déjà quelques vies derrière lui, a son idée sur les
célébrations et funérailles dont l’auteur de Kim, qu’il admire, est le sujet in
vivo. Elles valent aussi bien pour les grands d’aujourd’hui. Qui les
célèbre ? «La masse instable et grégaire, toujours à califourchon sur la
barrière, toujours prête à tomber d’un côté ou de l’autre et à y regrimper sans
la moindre gêne ; qui vote démocrate à une élection et républicain à la
suivante ; qui découvre et hisse sur le pavois un prophète qu’elle lapidera
peut-être demain ; qui pousse des clameurs d’admiration pour le livre que tout
le monde lit, pour la seule raison que tout le monde le lit. C’est le troupeau
où règnent la fantaisie et le caprice, la marotte et la mode, c’est la masse
instable, incohérente, parlant et pensant comme la foule, les «singes»,
excusez-moi, du temps présent.»
Kipling ?
«Oui, honte pour lui, ces gens le lisaient. Mais ce n’était pas de sa faute.
S’il avait dépendu d’eux, il aurait bien mérité de mourir et de ne plus jamais
ressusciter. Mais, pour eux, soyons justes, il n’a jamais vécu. Ils le
croyaient en vie, mais il était déjà aussi mort qu’il l’est aujourd’hui et le
sera à jamais.» Mort pour eux,
beaucoup moins vivants qu’ils ne croient : «Si tout le monde portait le deuil,
ils se devaient d’en faire autant. Et ainsi une grande lamentation s’éleva.
Chacun stimulait le chagrin de l’autre et ils se mirent tous en secret à lire
cet homme dont ils n’avaient jamais rien lu et proclamèrent qu’ils l’avaient toujours
apprécié. Et le lendemain, sans perdre un instant, ils noyèrent leur chagrin
dans un océan de romanesque historique puis oublièrent tout de lui.» London
n’a pas attendu la télé ni les réseaux sociaux pour décrire, mains dans ses
poches crevées de lutteur et d’aventurier, cette maladie de l’oraison funèbre
démocratique.
En prise
directe
L’anthologie
dont ce texte est issu a été réunie par Francis Lacassin, mort en 2008, grand
ouvrier infiniment érudit de l’exhumation littéraire. Une note précise que l’éditeur
n’a pu retrouver ses ayants droit et que «leurs droits sont bien entendu
réservés» : en voilà un qui semble enterré. Mais ce recueil thématique d’articles et d’extraits de lettres de Jack
London, lui, est plus que vivant - et beaucoup plus qu’un ramasse-miettes. On
lit en prise directe, au fil de la plume et tout au long d’une vie, ce que
London pense des rapports entre la littérature et la vie, ce que signifie pour
lui écrire, publier, publier dans des magazines, avoir ou non du succès, ce
qu’il pense de ses propres livres et de ceux des autres. Tout est féroce,
naturel, enthousiaste, énervé, ironique. Se dégage peu à peu la silhouette d’un
homme qui paraît annoncer Hemingway, sans jamais tourner au dandy.
L’auteur de Croc-blanc se sent
proche de Cyrano de Bergerac, le héros d’Edmond Rostand, sans doute à cause de
ce cheval d’orgueil : le courage. Le courage, le travail, l’énergie, la
volonté de raconter des histoires sur les mondes qu’il traverse, qu’il éprouve,
telles sont les vertèbres de London. Ses maîtres sont Stevenson et Conrad. L’accuse-t-on de plagier des
auteurs moins importants, des scientifiques du grand Nord ? «Imaginez un
enfant, dans une rue, faisant un premier pâté et annonçant ensuite aux autres
enfants de la rue : "Vous ne ferez pas de plus gros pâtés."» Crier
au plagiat est digne d’une cour de récréation,«un non-sens. La véritable
question n’est pas : "L’a-t-il fait de la même façon que moi ?" mais
"L’a-t-il fait mieux que moi ?". Et s’il a fait mieux, eh bien
tirons-lui notre chapeau.»
Forçat
Dans ces
textes écrits à la hussarde, presque tout est merveilleusement incorrect, d’une
joie agressive ou d’une colère ouverte : il ne faut pas attendre de la morale
de London qu’elle entre dans un costume de petits-bourgeois. C’est le forçat
qui parle à travers l’écrivain, celui qui a vu trimer et crever une partie des
damnés de la terre. Le loup des mers est un loup des lettres. A propos des
mœurs littéraires, par exemple. L’écrivain a mieux à faire qu’à dire ce qu’il
pense des livres des autres (même si lui le fait parfois avec générosité).
D’abord, «chaque fois qu’un écrivain dit la vérité sur un manuscrit (ou un
livre) à un auteur ami, il perd cet ami». Et, s’il dit la vérité sur le texte
d’un inconnu, «il s’en fait un ennemi».
Ensuite et
surtout, un écrivain n’est pas un bienfaiteur de l’humanité :«Eprouver de la
sympathie pour l’inconnu qui essaie de percer, c’est fort bien. C’est très beau - mais il y a
tellement d’inconnus qui luttent, quelque chose comme plusieurs millions. Et il
ne faut pas abuser de la sympathie. La sympathie commence par soi-même.
L’écriture devrait plutôt laisser la multitude d’inconnus rester inconnus au
lieu de mettre ses proches, et ceux qu’il aime, sur la paille et dans la fosse
commune.»C’est pourquoi le critique existe et doit être (bien) payé.
Philippe Lançon
Jack London
Profession : écrivain Traduit de
l’anglais (Etats-Unis) par Francis Lacassin et Jacques Parsons, Les
Belles-Lettres, 392 pp., 13,90 €.
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