dimanche 5 mai 2019

Joyce / Une rencontre

Belastete Kinder
Paul Klee

James Joyce
UNE RENCONTRE

Ce fut Joe Dillon qui nous fit découvrir le Wild West. Il avait une petite bibliothèque faite de vieux numéros de The Union Jack, Pluck et The Half Penny Marvel. Chaque soir, l’école finie, nous nous retrouvions dans son jardin et organisions des batailles de Peaux Rouges. Lui et son jeune frère, le gros Léo le paresseux, défendaient le grenier et l’écurie, que nous essayions d’emporter d’assaut ; ou bien, on livrait une bataille rangée, sur l’herbe. Mais nous avions beau nous battre de notre mieux, nous ne l’emportions ni dans nos assauts, ni en terrain découvert, et toutes nos luttes se terminaient par une danse triomphale de Joe Dillon. 
Ses parents allaient chaque matin à la messe de huit heures à Gardiner Street et l’atmosphère de paix qui émanait de Mme Dillon régnait dans le hall de la maison. Mais Joe combattait avec trop de violence, pour nous qui étions plus jeunes et plus timides. Il avait vraiment l’air d’une sorte de Peau Rouge lorsqu’il gambadait autour du jardin, un vieux couvre-théière sur la tête, tapant de son poing sur une boîte en fer-blanc et hurlant : « Ya ! Yaka. Yaka. Yaka ! » 
Aussi chacun fit montre d’incrédulité lorsqu’on raconta qu’il avait la vocation et qu’il voulait être prêtre. Et cependant c’était vrai. 
Un esprit d’indiscipline s’était propagé parmi nous et sous cette influence disparaissaient les oppositions de culture et de tempérament. Nous nous étions ligués en bande les uns avec jactance, d’autres en guise de plaisanterie, certains presque avec frayeur ; je faisais partie des Peaux Rouges forcés qui redoutaient de paraître studieux ou qu’on accusait de manquer de virilité. Les aventures racontées dans la littérature du Wild West étaient loin de ma nature, mais du moins m’ouvraient-elles des portes d’évasion. Je préférais certaines histoires de détectives où de temps à autre passaient de belles filles cruelles et échevelées. Quoiqu’il n’y eût rien de mal dans ces histoires et que leur visée fût parfois littéraire, elles ne circulaient à l’école qu’en secret. Un jour que le père Butler écoutait nos quatre pages d’histoire romaine, ce maladroit de Léo Dillon se fit pincer avec un des numéros de The Half Penny Marvel. « Cette page-ci ou celle-là ? Celle-ci ? Voyons, Dillon, à vous : À peine le jour… continuez… quel jour ?… À peine le jour était-il paru… savezvous votre leçon ?… mais qu’avez-vous donc dans votre poche ? » 
Tous, le cœur battant, nous regardions Dillon qui sortait le journal et chacun prenait une expression innocente. Le père Butler feuilleta le journal, fronçant les sourcils. 
– Qu’est-ce que c’est que tout ce galimatias ? dit-il. Le Chef des Wokotas ! C’est cela que vous lisez, au lieu d’apprendre votre histoire romaine ? Que je ne retrouve jamais de pareilles sornettes ici ! L’homme, qui a écrit cela, était j’imagine un pauvre diable qui voulait gagner de quoi aller au cabaret. Je suis étonné que des garçons bien élevés comme vous l’êtes lisent ces sottises. Je pourrais le comprendre à la rigueur si vous étiez des garçons de l’école nationale. Maintenant, Dillon, je vous préviens, une fois pour toutes, au travail, ou sinon… 
Survenant en pleine classe, cette remontrance fit pâlir à mes yeux la gloire du Wild West et la figure confuse et bouffie de Léo Dillon éveilla l’une de mes consciences. Mais loin de l’influence restrictive de l’école j’avais de nouveau appétit de ces sensations intenses, j’aspirais à l’affranchissement, que seules semblaient m’offrir ces histoires de révolte, et les jeux guerriers du soir devinrent aussi monotones que la routine de l’école du matin, je désirais tellement que des aventures réelles m’arrivassent. Mais les vraies aventures, me disais-je, n’arrivent pas à ceux qui restent à la maison ; il faut les chercher au-dehors. 
On était presque aux vacances d’été quand je me résolus à rompre, ne fût-ce que pour un jour, cette monotonie de la vie d’école. Avec Léo Dillon et un garçon nommé Mahony, nous projetâmes une journée d’école buissonnière. Chacun de nous dut économiser douze sous. Nous devions nous rejoindre à dix heures du matin sur le pont du canal. La sœur de Mahony écrirait une excuse pour lui, et Léo Dillon dirait à son frère d’annoncer qu’il était malade. Nous fîmes le plan de longer la rue des Quais jusqu’aux bateaux, ensuite de traverser avec le bac, et de nous promener jusqu’au Pigeonnier. 
Léo Dillon avait une peur bleue d’y rencontrer le père Butler ou tout autre du collège ; mais Mahony demanda, avec beaucoup de raison, ce que le père Butler pourrait bien faire au Pigeonnier. Nous nous rassurâmes et je menai à bien la première partie du complot, en rassemblant les douze sous de chacun des deux, leur montrant en même temps les miens. Nous étions tous vaguement émus le soir en prenant nos dernières dispositions. 
Nous nous serrâmes la main en riant, et Mahony dit : 
– À demain matin, les copains. Cette nuit-là je dormis mal. Le matin, j’arrivai au pont bon premier, d’autant que j’habitais le plus près. Je cachai mes livres dans les hautes herbes, près du trou aux cendres, au bout du jardin, là où jamais personne ne venait, et je me dépêchai de courir le long de la berge du canal. 
Un doux soleil matinal brillait dans cette première semaine de juin. Je m’assis sur le parapet du pont, admirant mes fragiles souliers de toile que j’avais soigneusement blanchis la veille avec de la terre de pipe, et regardant les chevaux dociles qui tiraient, au bout de la colline, un tramway bondé d’ouvriers. Toutes les branches des grands arbres qui bordaient le mail s’égayaient de petites feuilles d’un vert clair, et les rayons du soleil passaient au travers pour tomber dans l’eau. La pierre de granit du pont commençait à être chaude, et je me mis à la tapoter en mesure suivant un air que j’avais en tête. Je me sentais très heureux. 
J’étais assis depuis cinq à dix minutes lorsque je vis s’approcher le complet gris de Mahony. Il remontait la colline, souriant, et grimpa pour s’asseoir à côté de moi sur le pont. Pendant notre attente, il sortit une fronde qui pointait de sa poche intérieure, et se mit à m’expliquer certaines améliorations qu’il y avait faites. Je lui demandai pourquoi il l’avait apportée, et il me répondit qu’il l’avait prise pour se payer un peu de rigolade avec les oiseaux. 
Mahony ne se privait pas de parler argot librement, et il traitait le père Butler de vieux brûleur. 
Nous attendîmes encore un quart d’heure, mais il n’y avait toujours point de Léo Dillon à l’horizon. À la fin, Mahony sauta par terre et dit : 
– Allons, vieux, je savais bien que le gros aurait la frousse ! 
– Et ses douze sous ?… dis-je. 
– Confisqués, dit Mahony. Et tant mieux pour nous. Trente-six ronds au lieu de vingt-quatre. 
Nous marchâmes sur la route de la rive nord jusqu’aux usines de vitriol, et tournâmes ensuite à droite, pour longer la route des quais. Aussitôt hors de la vue du public, Mahony se mit à jouer à l’Indien. Il poursuivit une troupe de filles déguenillées, en brandissant sa fronde non chargée, et, lorsque deux loqueteux, par chevalerie, se mirent à nous lancer des pierres, il me proposa de leur courir sus. 
J’arguai que ces garçons étaient trop petits et nous nous remîmes en route, toute la troupe déguenillée hurlant derrière nous : « Protestants ! Protestants ! » pensant que nous étions protestants, parce que Mahony très brun de peau, avait sur sa casquette l’insigne en argent d’un club de cricket. En arrivant au Fer à repasser, nous essayâmes d’un jeu de siège, mais ce fut un échec, car il faut être au moins trois pour y jouer. Nous nous vengeâmes de Léo Dillon en le traitant de froussard et en essayant de deviner ce qu’il attraperait de M. Ryan à trois heures. 
Nous arrivâmes ensuite à la rivière, et restâmes longtemps à nous promener parmi les rues bruyantes, flanquées de hauts murs de pierre, surveillant le travail des grues et des machines, rudoyés souvent, parce que nous ne nous garions pas, par les conducteurs des camions gémissants. Il était midi quand nous atteignîmes les quais, et, comme tous les ouvriers étaient en train de déjeuner, nous achetâmes deux gros pains aux raisins et nous assîmes pour les manger sur un tuyau en fonte, à côté de la rivière. Nous étions enchantés du spectacle du commerce de Dublin : des chalands qui se signalaient de fort loin par les volutes de leur fumée floconneuse, des bruns bateaux de pêche jusque par-delà Ringsend, et du grand vaisseau blanc à voiles que l’on déchargeait sur le quai opposé. Mahony disait que ce serait une farce épatante à faire que de se sauver en mer sur l’un de ces trois-mâts, et moi-même, en regardant leurs mâts si hauts, je voyais, je m’imaginais voir cette géographie qui m’avait été pauvrement enseignée à l’école, qui tout à coup prenait corps sous mes yeux. 
L’école et la maison s’éloignaient, et leur influence sur nous semblait diminuer.
Nous traversâmes le Liffey par le bac, et, acquittant notre péage, fûmes transportés en compagnie de deux ouvriers et d’un petit juif avec un sac. Nous étions sérieux jusqu’à la solennité, mais une fois, durant le court voyage, nos yeux se rencontrèrent et nous nous mîmes à rire. En abordant, nous allâmes voir décharger le gracieux trois-mâts que nous avions remarqué de l’autre quai. Un spectateur déclara que c’était un bateau norvégien. J’allai jusqu’à la poupe pour essayer de déchiffrer son nom, mais sans succès ; et je revins inspecter les marins étrangers, pour tâcher de voir si l’un d’eux aurait, par hasard, des yeux verts, car j’avais comme une vague notion… mais les yeux des marins étaient bleus, gris, ou même noirs. Le seul des marins dont on aurait pu dire que ses yeux semblaient verts était un homme grand qui amusait la foule sur le quai, en criant joyeusement chaque fois que les planches tombaient : « Ça va ! Ça va ! » 
Quand nous fûmes fatigués du spectacle, nous errâmes lentement dans Ringsend. La journée était devenue étouffante, et, dans les vitrines des épiciers, des biscuits moisis s’étalaient, tout blancs. Nous en achetâmes quelques-uns avec du chocolat, et nous les mangeâmes consciencieusement tout en déambulant au travers des rues crasseuses où vivent les familles des pêcheurs. Nous ne pûmes trouver aucune crémerie ; nous entrâmes à la place dans une boutique misérable et achetâmes chacun une bouteille de limonade framboisée. Rafraîchi, Mahony partit en chasse contre un chat qui filait dans une ruelle, mais il s’échappa dans un très grand champ. Nous nous sentions tous deux assez fatigués, et quand nous eûmes enfin atteint le champ, nous nous dirigeâmes immédiatement vers un talus en pente, par-dessus la crête duquel nous pouvions apercevoir la Dodder. Il était trop tard et nous étions trop las pour mettre à exécution notre projet de visiter le Pigeonnier. Il nous fallait être à la maison avant quatre heures, de peur que notre aventure ne se découvrît. Mahony regardait sa catapulte avec regret, et ce n’est qu’en suggérant que nous pourrions rentrer à la maison par le train que je fis revenir sa gaieté. Le soleil se cacha derrière des nuages, nous laissant avec nos pensées alourdies et les miettes de nos provisions. 
Il n’y avait personne que nous dans le champ. Nous étions étendus depuis quelque temps sur le talus, sans parler, quand je vis, à l’autre bout du champ, un homme qui s’approchait. Je le regardai nonchalamment, tout en mâchonnant une de ces tiges vertes avec lesquelles les filles disent la bonne aventure. Il venait lentement le long du talus. Il marchait une main sur la hanche, et de l’autre il tenait une canne avec laquelle il tapait l’herbe légèrement. Il était pauvrement vêtu d’un complet noir verdâtre et était coiffé de ce que nous appelions un chapeau Jules, avec une haute calotte. Il avait l’air passablement vieux, car sa moustache était d’un gris de cendre. En passant à nos pieds, il leva rapidement les yeux sur nous, puis continua sa route. Nous le suivîmes des yeux et vîmes qu’après avoir marché environ une cinquantaine de pas, il tourna sur lui-même et rebroussa chemin. Il venait très lentement vers nous, tapant toujours le sol de sa canne, si lentement que je croyais qu’il cherchait quelque objet dans l’herbe. 
Il s’arrêta quand il fut devant nous, et nous souhaita le bonjour. Nous le lui rendîmes, et il s’assit à côté de nous sur la pente, lentement et avec grand soin. Il commença à parler du temps, disant que l’été serait très chaud, ajoutant que les saisons avaient beaucoup changé depuis l’époque où il était petit écolier, il y avait longtemps de cela. Il dit que la période la plus agréable de la vie avait certainement été celle de l’école, et qu’il donnerait n’importe quoi pour être jeune de nouveau. Comme il exprimait ainsi ses sentiments, qui nous ennuyaient un peu, nous restâmes silencieux. Alors, il se mit à parler du collège et des livres. Il nous demanda si nous avions lu les poèmes de Thomas Moore ou les œuvres de Sir Walter Scott et de Lord Lytton. Je feignis d’avoir lu chacun de ceux qu’il mentionnait, tellement qu’à la fin il dit :
– Ah ! je peux voir que vous êtes un dévoreur de livres comme moi ; lui, ajouta-t-il en montrant du doigt Mahony qui nous regardait avec de grands yeux, c’est autre chose, il en tient pour les jeux. 
Il nous dit qu’il avait tous les ouvrages de Sir Walter Scott et de Lord Lytton chez lui, et qu’il n’était jamais las de les relire. 
– Naturellement, ajouta-t-il, il y a certains livres de Lord Lytton que les petits garçons ne doivent pas lire. 
Mahony lui demanda pourquoi, ce qui m’agita et me peina, parce que j’eus peur que cet homme ne me crût aussi stupide que Mahony. L’homme, cependant, se contenta de sourire. Je vis qu’il avait de grands trous dans la bouche entre des dents jaunes. Puis il nous demanda lequel des deux avait le plus de bonnes amies. Mahony, négligemment, mentionna qu’il avait trois petites amies. L’homme me demanda combien j’en avais. Je répondis que je n’en avais pas. Il dit qu’il ne me croyait pas, et que sûrement j’en avais une. Je me tus. 
– Dites-nous, fit Mahony avec impertinence, combien en avez-vous vous-même ? 
L’homme sourit comme la première fois, et dit qu’à notre âge il avait quantité de petites amies. 
– Il n’y a pas de garçon qui n’ait sa bonne amie, ajouta-t-il. 
Sa manière d’envisager la question me frappa comme particulièrement large pour un homme de son âge. Je songeai en moi-même que ce qu’il racontait sur les jeunes garçons et leurs amies était fort raisonnable. Mais ces mots dans sa bouche me déplaisaient, et je fus étonné de le voir frissonner une ou deux fois comme s’il avait peur de quelque chose, ou qu’il sentît un froid subit. Comme il continuait à parler, je remarquai son bon accent. Il commença à nous parler des filles, disant combien leurs cheveux étaient jolis et doux, et douces leurs mains, ajoutant qu’elles n’étaient pas aussi sages qu’elles en avaient l’air, mais encore fallait-il le savoir. Il n’y avait rien qu’il aimât tant, disait-il, que de regarder une jolie jeune fille, et ses jolies mains blanches, et ses jolis cheveux si doux. Il me donnait l’impression de réciter une leçon qu’il aurait apprise par cœur, ou plutôt il semblait que la parole qu’il prononçait exerçant sur lui comme une passe magnétique, il laissât sa pensée tourner lentement dans le même cercle. À certains moments, il avait l’air de faire des allusions toutes simples à un fait que chacun connaissait ; et à d’autres, il baissait la voix et parlait aussi mystérieusement que s’il nous eût raconté quelque chose de tout à fait secret, que personne d’autre ne devait entendre. Il répétait ses phrases encore et encore, les variant, les enveloppant de sa voix monotone. Et je continuais à fixer le bas du talus, tout en écoutant ses propos. 
Après un long moment, son monologue cessa. Il se leva lentement, disant qu’il était obligé de nous quitter pour une minute ou deux, quelques minutes à peine, et, sans changer la direction de mon regard, je le vis s’éloigner lentement vers l’extrémité du champ. Nous restâmes silencieux après son départ. Ce silence durait depuis quelques minutes, quand j’entendis Mahony s’exclamer : 
– Non, mais, regarde ce qu’il est en train de faire ! Comme je ne répondais ni ne levais les yeux, Mahony s’écria de nouveau : 
– Écoute, c’est un rudement drôle de type ! 
– Au cas où il nous demanderait nos noms, dis-je, rappelletoi que je suis Smith et toi Murphy.
Après quoi nous nous tûmes. J’en étais encore à me demander si j’allais partir ou rester, quand l’homme revint et s’assit de nouveau à nos côtés. Il y était à peine, que Mahony, apercevant le chat qui lui avait échappé, s’élançait à sa poursuite dans le champ. L’homme et moi, nous surveillâmes la chasse. Le chat lui échappant encore une fois, Mahony commença à lui jeter des pierres sur le mur où il s’était réfugié. Puis laissant ce jeu, il se mit à vagabonder sans but à l’autre bout du champ. 
Après un intervalle de silence, l’homme parla. Il me dit que mon ami était un garçon mal élevé, et me demanda si on lui donnait souvent le fouet à l’école. J’avais bien envie de répondre, dans mon indignation, que nous n’étions pas de ceux qui fréquentaient l’école nationale et qui recevaient le fouet, comme il disait : mais je m’abstins. Alors, il s’étendit sur le sujet du châtiment des garçons. Son esprit, comme ensorcelé derechef par ses paroles, semblait graviter lentement vers ce nouveau centre. Il dit que quand les garçons étaient de cette espèce, on devait les fouetter vigoureusement ; que, quand un garçon était mal élevé et indiscipliné, rien ne pouvait lui faire plus de bien qu’une bonne et saine correction. 
Une tape sur la main, ou les oreilles tirées, ça ne servait à rien : ce qu’il fallait, c’était une jolie et chaude correction. Je fus surpris de cette opinion : involontairement je levai les yeux vers lui, et, au même instant, mes yeux rencontrèrent le perçant regard de deux yeux vert bouteille qui me fixaient, derrière un front à tics. Je détournai de nouveau les miens. 
L’homme continuait son monologue. Il semblait avoir oublié son récent libéralisme. Il disait que, si jamais il rencontrait un garçon en train de conter fleurette à une fille, ou ayant une bonne amie, il le fouetterait et le fouetterait encore, et que ça lui apprendrait à ne plus parler aux filles ; et que, si un garçon avait une fille comme bonne amie et s’en cachait par des mensonges, alors il lui donnerait la plus belle correction que jamais garçon eût reçue au monde. Il ajouta qu’il n’y avait rien qu’il aimerait autant. Et il me décrivit comment il s’y prendrait pour donner le fouet à ce garçon comme s’il me découvrait quelque grand mystère. Il aimerait ça, disait-il, mieux que tout au monde, et sa voix, pendant qu’il me conduisait avec monotonie à travers le mystère, devenait presque affectueuse, comme s’il eût voulu plaider sa cause afin que je pusse le comprendre. 
J’attendis jusqu’à ce que son monologue prît fin. Alors, brusquement, je me levai. De peur de trahir mon agitation intérieure, je restai un instant encore, faisant semblant de rattacher mes souliers ; puis, prétextant que j’étais obligé de m’en aller, je lui dis au revoir. Je montai le talus calmement, mais mon cœur battait avec violence et j’avais peur qu’il ne me saisît par les chevilles. Quand j’eus atteint la crête, je me retournai, et, sans le regarder, j’appelai très fort à travers le champ : « Murphy ! » 
Ma voix avait un accent de bravoure forcée, et j’étais honteux de ce mesquin stratagème. Il me fallut appeler une seconde fois avant que Mahony ne me vît et ne répondît par un « Ohé ! » Comme mon cœur battait, pendant qu’il traversait en courant le champ pour me rejoindre ! Il courait comme s’il venait à mon secours. Et j’étais plein de repentir ; car, tout au fond de mon cœur, je l’avais toujours un peu méprisé.



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