mercredi 2 octobre 2019

David Lynch / Dernier train de nuit pour Twin Peaks

David Lynch

Dernier train de nuit pour Twin Peaks

Un quart de siècle après l’assassinat de Laura Palmer, David Lynch invoque les revenants. Il mélange comédie surréaliste, métaphysique et onirisme biseauté dans un jeu de pistes multidimensionnel qui se propulse au zénith de la création audiovisuelle. Les 18 épisodes de la saison 3 sont enfin disponibles en DVD
Antoine Duplan
Publié samedi 14 avril 2018 à 11:29, modifié mercredi 18 avril 2018 à 14:20.

Qui a tué Laura Palmer? demandait le sous-titre français de Twin Peaks. A cette question vieille d’un quart de siècle, David Lynch répond aujourd’hui: «Personne – peut-être…». En 1990, le cinéaste américain mettait le feu au paysage audiovisuel avec Twin Peaks, la mère de toutes les séries télévisées. Pervertissant les principes du soap opera, de l’enquête policière et de la causalité, l’auteur de Blue Velvet nous entraînait dans un monde bizarre sur les bords, sauvage en son cœur. Nous n’en sommes jamais revenus…




A la fin de l’aventure, Laura Palmer, passée dans l’au-delà, donnait rendez-vous vingt-cinq ans plus tard à l’agent spécial Dale Cooper. David Lynch, qui n’a plus tourné de long-métrage depuis Inland Empire en 2006, préférant se concentrer sur les arts plastiques et sur la méditation transcendantale, a décidé d’honorer ce rendez-vous. Avec le scénariste Mark Frost, son complice historique, il a imaginé neuf épisodes qui se sont vite dédoublés.
La chaîne Showtime a financé le projet, laissant une totale liberté aux créateurs. David Lynch a réalisé les dix-huit épisodes, entre septembre 2015 et avril 2016. Le coffret DVD propose en bonus une série de making of qui montrent le cinéaste au travail, attentif, concentré, vibrant, aimable, patient… Hyperactif, puisqu’il s’occupe aussi du sound design, écrit des chansons et met la main à la pâte pour les effets spéciaux: on le voit râper un cône de polystyrène, concocter un liquide sanieux ou sculpter un masque en pâte à pain.




Questions bleues

Dévoilées en mai 2017 au Festival de Cannes, les deux premières «parts» (appellation officielle) de Twin Peaks-The Return ont fait sensation. La série a enregistré un succès modeste lors de sa diffusion sur la chaîne payante; le streaming a toutefois amélioré le score. Et David Lynch figure en première place du Top Ten 2017 des Cahiers du cinéma.





«Est-ce le futur ou est-ce le passé?» La question résonne dans la Loge noire, cet hypogée tapissé de rouge où stagnent les agents du Mal et leurs victimes. Elle résume l’entreprise lynchienne. Excellant dans la composition de tableaux rétrofuturistes, ce maître du bizarre brouille les cartes du temps et attise la nostalgie. Il retravaille tous ses motifs, la bague à pierre verte, le café et la tarte aux cerises, les câbles électriques qui grésillent et les canards en bois équilibrant les décors intérieurs. Les épisodes se terminent au Bang Bang, le bar où se damnait Laura, sur une chanson live. Entre des cow-boys new wave et des bluesmen industriels se produisent Rebekah Del Rio, la diva latino du club Silencio (Mulholland Drive) et la diaphane Julee Cruise qui au même endroit, en février 1989, susurrait «Questions In A World Of Blue»…

En quel asile?

David Lynch convoque tous les personnages, les vivants et les morts, le shérif Truman, le deputy Haw, Bobby Briggs, Nadine la borgne dingue de tringles à rideaux, Shelly Johnson, Big Ed, le Dr. Jacoby… Ces icônes de la pop culture ont pris un coup de vieux. Le directeur adjoint du FBI, Gordon Cole (David Lynch), a les cheveux gris. Les jeunes filles en fleur de 1990 sont des femmes mûres marquées par la vie. Au Bang Bang, la séduisante Audrey Horne (Sherilynn Fenn) refait sa fameuse danse lascive. Une bagarre interrompt l’impromptu bouleversant. La danseuse se retrouve aussitôt, livide et terrifiée, face à un miroir. En quel asile, en quelle morgue repose-t-elle, cette rêveuse épuisée?





David Bowie, qui jouait le fantomatique agent Phillip Jeffries dans le prequel cinématographique Twin Peaks – Fire Walk With Me(1992), revient sous la forme d’une cafetière géante émettant des signaux de fumée. David Lynch filme la mort au travail. La Dame à la bûche (Catherine Coulson) fait ses adieux devant la caméra: «Je suis mourante. Vous savez que la mort n’est qu’une transition, pas la fin.» Atteinte d’un cancer, elle est décédée pendant le tournage. Depuis, Miguel Ferrer (l’agent Albert Rosenfeld) et Harry Dean Stanton (le gardien du camping New Fat Trout) l’ont rejointe.





David Lynch invente aussi de nouveaux personnages, comme Freddie, le petit Anglais dont la main droite est aussi puissante que le marteau de Thor. Et il donne un visage à Diane, la destinataire des messages que Dale Cooper laissait sur son dictaphone: elle s’incarne en Laura Dern, la comédienne fétiche de Lynch. Quand Diane embrasse Dale, on remonte le temps jusqu’à Blue Velvet (1986).





Fumée noire

Lorsque la tête d’une bibliothécaire est retrouvée plantée sur le corps décapité du major Briggs, le FBI commence ses investigations. Le code «Rose Bleue», qui indique une activité surnaturelle, est activé. Dale Cooper (Kyle MacLachlan) a disparu depuis vingt-cinq ans. Il végète dans la Loge noire, tandis que son double maléfique, Mr C. ou «Bad Coop», taille sa route sanguinaire. Le temps est venu pour l’agent de revenir du côté des vivants. Il réintègre la réalité sous forme d’une fumée noire et prend possession de Dougie Jones, son sosie grassouillet, un Américain moyen, agent d’assurances à Las Vegas, vivant dans un pavillon de banlieue avec sa femme (Naomi Watts, venue de Mulholland Drive) et son petit garçon.





La transmigration n’est pas une totale réussite: cerveau lessivé, Dougie est comme un enfant. Inadapté au monde, il plante une fourchette dans la prise électrique et tombe dans le coma. Il en sort brusquement, «réveillé à 100%»: Dale Copper est de retour, fringant, claironnant «Je suis le FBI»… Il lui reste à détruire son doppelgänger et exorciser les démons du passé.

Feu atomique

A la «part 8», David Lynch zoome à l’improviste sur l’explosion de la première bombe atomique, le 16 juillet 1945. Tandis que gronde le Thrène à la mémoire des victimes d’Hiroshima, de Penderecki, la caméra plonge au cœur de la fission nucléaire, se grise du tourbillon des isotopes. Tourné en noir et blanc, cet épisode de discontinuité narrative suit encore des spectres au visage de suie et montre l’éclosion d’une créature mutante, mi-grenouille mi-insecte…
Des entités maléfiques tels Judy ou Bob sont aux aguets. Entre les doubles, les fantômes et les «non-existants», aucun personnage n’est fiable – «Je ne suis pas moi!» crie Diane. Puissamment inquiétant, l’univers de David Lynch ne dédaigne toutefois pas le burlesque, en compagnie notamment des frères Mitchum, maffieux notoires découvrant qu’ils ont un cœur d’or.

Chambre rouge

A l’instar du chat de Schrödinger, Laura Palmer est vivante et morte à la fois. Dale Cooper ouvre la porte du passé. Le 23 février 1989, le soir où Leland Palmer a tué sa fille au fond des bois, le special agent se faufile dans les hors-champ de Fire Walk With Me et guide Laura hors de sa destinée. Le lendemain, en allant à la pêche, Pete Martell n’aurait pas trouvé le corps de la jeune femme emballé dans du plastique.
Au dernier épisode du Return, Dale Cooper prend la tangente vers une réalité parallèle. Dans quelque trou poussiéreux du Texas, il retrouve une serveuse du Judy’s, Carrie Page, sosie las de Laura. Il emmène cette perdante à Twin Peaks pour une tentative d’anamnèse. C’est un échec. Mais, entendant une voix montée du passé, la femme égarée pousse un hurlement effroyable, et les lumières s’éteignent. The Return se conclut sur ce cri exprimant le vertige des gouffres du temps et de l’illusion.
Est-ce le passé ou est-ce le futur? Au générique de fin du dernier épisode, Dale Cooper et Laura Palmer sont réunis dans la chambre rouge. Elle chuchote à son oreille des paroles de réconfort. Tout s’éclaircit peut-être pour lui; pour les autres, les mystères de Twin Peaks restent impénétrables.

«Twin Peaks – The Return». De David Lynch. Coffret 10 disques, 18 épisodes. Paramount, Showtime.


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