lundi 21 octobre 2019

L'homme qui a transformé les personnages de Proust en chaises


L'homme qui a transformé les personnages de Proust en chaises

Le jeune designeur Anthony Guerrée, grand lecteur de Proust, a dessiné des « Assises » en hommage à « À la recherche du temps perdu ». Rencontre avec un passionné.



Par Sophie Pujas
Modifié le 11/10/2019 à 10:09 

Publié le 04/10/2019 à 15:54 

Il fallait oser. Grand lecteur, le designeur Anthony Guerrée a eu un jour l'idée – poétique et joliment irrévérencieuse – de réunir sa passion des meubles et son goût des livres. En s'attaquant à l'un des auteurs qui le fascinent par-dessus tout : Marcel Proust. Comment concilier les mots et les choses ? En dessinant une série de sièges en hommage à quelques personnages de La Recherche, pour un projet baptisé « Les Assises du temps perdu ».
Une idée qui s'ancre dans les obsessions mêmes du texte, plaide ce jeune trentenaire. « Dans La Recherche, le rapport entre les différentes classes sociales se dit aussi à travers le mobilier. Proust raconte un carrefour entre deux siècles, qui se joue aussi là. Charlus est attaché à son style Louis XV alors que son neveu Robert de Saint-Loup est plutôt dans ce qu'on appelle alors le “modern style” ! » C'est d'ailleurs pour Saint-Loup, son personnage préféré, qu'Anthony Guerrée a dessiné son premier siège proustien.
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Proust ©  Anthony Guerrée / Collection  particulière
Proust
© Anthony Guerrée / Collection particulière
« Il y a une scène au restaurant où Saint-Loup escalade une chaise et une table pour apporter une pelisse au narrateur, et cela devient un acte presque héroïque. Athlétique, Saint-Loup s'approprie les meubles, ils ne lui opposent aucune résistance. Pour lui, j'ai dessiné une chaise très graphique. » Neuf autres personnages ont suivi. À chaque fois, ses cahiers de recherches témoignent d'une attention minutieuse à l'univers du livre comme à la singularité des personnages. « J'aimais l'idée de constituer une petite famille proustienne, comme pour les réunir et leur donner une existence concrète. Même s'il s'agit chaque fois d'une lecture complètement personnelle. »
Assises de Proust

Pourquoi des sièges plutôt qu'une autre pièce de mobilier ? «  Quand on dessine une chaise, on dessine une attitude, un rapport au monde. Ce n'est pas simplement une représentation graphique », résume-t-il. Il s'est laissé guider par les allusions comprises dans La Recherche. «  Pour la duchesse de Guermantes, on parle d'un pouf sur lequel elle s'assoit. Et pour elle qui rayonne, un tel siège, qui permet d'être au centre, semble en effet logique. » Pour Albertine, quintessence de la jeune fille en fleurs, matrice de tant d'illusions, il a joué de la forme de la roue (comme ces bicyclettes sur lesquelles elle se juche), mais aussi de celle de l'attrape-rêves. Swann, menant une double vie entre Paris et la province, a droit à un fauteuil réversible, dont l'assise est le dossier, et inversement…
Assises de Proust
Le designeur a aussi voulu faire dialoguer les arts, et pour cela s'est montré tout particulièrement attentif aux personnages de créateurs. Vinteuil le musicien, Bergotte l'écrivain et Elstir le peintre ont chacun leur siège (avec pour Elstir, une forme qui évoque un chevalet). Et Anthony Guerrée va prochainement se rendre à La Haye avec un nuancier pour tenter de trouver le jaune le plus proche possible de celui du fameux « petit pan de mur » jaune de la Vue de Delft, de Vermeer, décrit par Proust. Dans le siège Bergotte, personnage qui s'effondre devant le tableau, il a ménagé une petite surface jaune…
À ce jour, deux des « Assises » ont été « éditées » (un terme que le design partage avec le monde du livre, comme se plaît à le souligner Anthony Guerrée), Saint-Loup et Charlus, par Collection particulière. Le siège Saint-Loup est actuellement visible à la galerie Gallimard dans le cadre de l'exposition consacrée au centenaire du Prix Goncourt de Proust, de même que quatre maquettes consacrées à d'autres personnages. C'est le premier projet qu'il signe, souligne-t-il (un autre terme commun aux designeurs et aux écrivains). Correspondances, toujours…



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