On a vu "Le Jeu de la dame" avec Marie Sebag, grand maître international des échecs
La prodige française a décrypté pour nous l'irrésistible série Netflix, du jeu agressif de Beth Harmon aux mystères du monde échiquéen. Elle souligne par-ci par-là quelques petits détails moyennement crédibles dans le scénario.
• Le 23 novembre 2020
Évidemment qu'elle a vu la nouvelle série Netflix, centrée sur le parcours d'une jeune joueuse d'échecs surdouée. L'histoire de Beth Harmon, l'héroïne (fictive, soit dit en passant) du Jeu de la dame, a passionné les GMI autant que les novices. Par GMI, comprenez grand maître international, éminent titre accordé aux joueurs de très haut vol, crème de la crème du monde échiquéen. Marie Sebag*, 34 ans, fait partie de cette élite depuis 2008. Sacrée GMI à seulement 22 ans, seule Française de l'histoire (dans le monde, elles sont 37) à avoir accéder au Graal...
Comme Beth Harmon, elle a commencé enfant, à 6 ans, dans le club d'échecs de sa mère. Puis tout s'est enchaîné très vite. Championne de France dans la catégorie des moins de 8 ans, puis championne d'Europe chez les moins de 12, 14 et 16 ans... Au cours de sa fulgurante carrière, Marie Sebag a parcouru les plus prestigieux opens et aurait pu se confronter jusqu'aux plus grands joueurs du monde, si elle avait voulu en faire son métier. Actuellement en Master 2 de psychologie à Paris-8, la prodige espère en réalité devenir psychologue pour enfants. Coïncidence ou pas, le centre médico-psychologique de Flandres (Paris XIXe), où elle fait son stage, s'intéresse tout particulièrement au rôle des échecs dans l'amélioration de la santé mentale. En parallèle, elle continue de donner des cours au club Petit Pouchet, à Paris.
Madame Figaro. - Beth Harmon débute par hasard à l’âge de 9 ans dans le sous-sol de son orphelinat et est très vite incroyablement douée. C’est crédible ?
Les enfants très doués sont généralement découverts rapidement. Peut-être pas en un mois, mais en six mois, un an, on voit très vite des enfants qui visualisent très bien l'échiquier, qui cherchent à calculer, à refaire leurs parties pour trouver comment améliorer leur jeu, un peu comme Beth Harmon dans la série. En revanche, le fait de gagner une partie en simultané après seulement quelques semaines de pratique, comme le fait Beth Harmon dans la série en affrontant dix garçons dans une école, ce n'est pas possible. Il faut vraiment connaître beaucoup de positions, beaucoup de parties, avoir énormément de schémas en tête, ce que l'on appelle «chunks» en psychologie cognitive, c'est-à-dire des informations stockées dans la mémoire à long terme.
"Le Jeu de la dame", la bande-annonce
Comment ça s'est passé pour vous ?
J'ai commencé à 6 ans, dans l'association dans laquelle jouait ma mère, Un poumon pour Saint-Blaise, dans le XXe arrondissement. Contrairement à Beth, lors de mon premier tournoi, j'ai tout perdu (Rires)... C'est un an plus tard, à l'âge 7 ans, que j'ai commencé à être forte. Je jouais très vite, de manière très «attaquante», j'ai d'ailleurs été championne de France des moins de 8 ans. Ma force, c'est que je n'hésitais pas, j'avais une posture très confiante, ce qui est important aux échecs.
Est-ce qu’il faut être une bête en maths pour être un maître en échecs ?
Je ne l'ai jamais été, en tout cas ! Mais j'ai une bonne mémoire visuo-spatiale. En résumé, un bon joueur d'échecs a une excellente mémoire et une grande capacité de concentration.
Beth est littéralement hantée par les échecs, ne pensant qu’à ça, visualisant un échiquier sur son plafond chaque nuit… C’est normal, ça ?
C'est sûr qu'après une partie qui a duré quatre ou cinq heures, on va se la rejouer. D'autant que maintenant, les parties sont enregistrées et on peut les étudier grâce à des moteurs d'analyse, voir ce qu'on aurait pu faire, ce qu'on n'aurait pas dû faire... En tournoi, on passe nos soirées là-dessus, et, oui, parfois, ça m'empêche de dormir. Surtout quand j'ai perdu, et que je pensais gagner.
On imagine qu’en regardant la série, vous aviez les yeux rivés sur les échiquiers, cherchant l’erreur ou guettant la faille dans la série...
En réalité, j'ai reconnu beaucoup de parties célèbres, comme celles de Fisher (l'Américain Bobby Fischer, champion du monde dans les années 1970, NDLR) ou de Kasparov (Garry Kasparov, considéré comme le meilleur joueur de l'histoire, NDLR). Des parties que j'ai souvent étudiées auparavant, parce que comme on le voit dans la série, aux échecs on analyse beaucoup les parties de grands maîtres. Les parties ne m'ont donc pas posé de problème. En revanche, on ne joue pas aussi vite dans les vrais tournois. Surtout, on n'enchaîne pas les victoires comme le fait Beth. Il n'y a pas de vrais leaders imbattables ; en réalité, il y a beaucoup de parties nulles, c'est moins sensationnel.
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Enfant, Beth est assez isolée, pas sur la même longueur d’ondes que les autres. En parallèle, on a cette image des clubs d’échecs très intellos, très «geek». Comment avez-vous vécu cette période, vous ?
Effectivement, les échecs n'ont jamais été le loisir le plus populaire... Adolescente, ce n'était pas quelque chose que je partageais beaucoup avec les gens de mon âge. Ce qui les impressionnait, c'est que je voyageais beaucoup à l'étranger à l'époque, mais quand je racontais que j'avais passé mes quinze jours au bout du monde à analyser des parties d'échecs, ça les faisait moins rêver.
En 1998, vous avez remporté le championnat d’Europe des moins de 12 ans, puis des moins de 14 ans un an plus tard, puis des moins de 16 ans. Elles ressemblaient à quoi vos journées, à cet âge-là ?
Tous les jours, je m'entraînais après l'école. Je ne faisais pas que ça non plus, mais au moins une heure par jour. Je lisais beaucoup de livres sur les grands joueurs, j'aimais bien appréhender leur vision du jeu, j'étais friande des petites annotations laissées en commentaires des parties, comme dans Mes 60 meilleures parties, de Bobby Fisher. Ensuite, il y a eu l'arrivée de l'informatique quand j'ai eu 14 ou 16 ans, et j'ai commencé à travailler avec des logiciels appropriés comme ChessBase, et jouer contre l'ordinateur. Cela a transformé mon jeu.
Les champions d'échecs sont très superstitieux paraît-il. C'est quoi votre petit «tic» à vous ?
Quand j'étais enfant, je ne remettais jamais le chouchou porté lors d'une défaite. C'est un entraîneur m'avait conseillé de faire ça pour ne pas conserver des doutes ou un sentiment d'échec, et ça m'est resté longtemps. De manière plus générale, je reprends beaucoup les parties que j'ai perdues, j'analyse mes coups. Qu'est-ce que j'ai mal fait ? Qu'est-ce qu'il s'est passé ce jour-là ? Est-ce que j'ai mal dormi ? J'essaie surtout de ne jamais reproduire le même type d'erreurs.
"C'est vraiment un jeu qui réunit tout le monde"
Quand Beth Harmon arrive à son premier tournoi d’échecs, les garçons et les hommes la regardent comme un ovni. Vous souvenez-vous du regard qu’on portait sur vous quand vous aviez son âge ?
Tout a beaucoup changé entre les années 1960 et aujourd'hui. On constate à présent une grande hétérogénéité chez les joueurs d'échecs : il y a des aveugles, des seniors, des enfants, des personnes en situation de handicap... C'est vraiment un jeu qui réunit tout le monde. Et même s'il y a deux catégories, féminine et masculine, je n'ai jamais été regardée de travers quand j'ai joué chez les garçons - catégorie dans laquelle j'ai été championne de France moins de 14 ans.
Pourquoi, du coup, faire deux catégories distinctes, féminine et masculine ? Est-ce vraiment utile ?
Oui, parce que la tension psychique pendant quatre ou cinq heures est vraiment très intense. Sur une partie, ça joue pas, mais sur neuf ou quinze jours d'affilée dans un tournoi, on peut voir la différence. Il faut une très bonne condition phsyique pour pouvoir résister sur l'échiquier et rester concentré pendant plusieurs sessions de quatre heures. Les meilleurs joueurs du monde font d'ailleurs une à deux heures de sport par jour.
Et vous, en tant que grand maître international, ne faites-vous pas partie de ces meilleurs joueurs du monde dont vous parlez ?
Disons que j'aurais pu en faire partie, si j'avais tout donné à un moment. Mais je n'ai pas cherché à devenir une professionnelle des échecs, en réalité. J'aimais jouer, j'aimais gagner... C'est comme un parcours qui s'est imposé à moi parce que j'étais vraiment douée, mais je n'ai jamais voulu en faire mon métier.
Quelle est la scène que vous avez préférée dans la série ?
Dans le premier épisode, quand lors d'une de ses premières parties avec M. Shaibel, elle perd sa dame et il l'oblige à abandonner. J'ai trouvé que c'était important parce que ça fait vraiment partie des règles implicites du jeu d'échecs. C'est une question de respect vis-à-vis de l'autre joueur.
Dans la série, on dit que Beth Harmon joue «à l'instinct». C'est quoi votre style de jeu ?
Comme Beth, j'ai un jeu d'attaque. Mon ouverture favorite, c'est d'ailleurs la sicilienne Najdorf, comme elle. Dans le milieu des échecs, j'ai la réputation d'être assez agressive et tactique. Une joueuse d'attaque plus qu'une joueuse positionnelle, qui attendrait juste la faute de l'autre.
"Regarder droit dans les yeux, je ne l'ai jamais fait"
Une partie se joue-t-elle aussi hors de l’échiquier ? Dans l’échanges de regards ? La posture corporelle ?
En quelque sorte, oui. Enfant, je me tenais très droite, ma posture était aussi confiante que mon jeu. Avec les années, et les défaites, le doute s'est installé et ma posture est moins... agressive. Regarder droit dans les yeux, je ne l'ai jamais fait, je ne joue pas sur ce terrain-là, de l'intimidation. Mais certaines joueuses le font, bien sûr.
Votre plus grande victoire aux échecs, c'était quand ?
Quand j'ai eu mon titre de Grand Maître, en 2008. Il faut avoir trois normes de Grand Maître et un classement ELO à plus de 2600 (des calculs savants basés sur les performances du joueur, NDLR). J'ai évidemment de très bons souvenirs des deux fois où j'ai été finaliste aux championnats du monde en 2006 et 2012.
* Aujourd'hui licenciée au club de Bischwiller, en Alsace.
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