Blutch et Robber |
Tif et Blutch, Robber et Tondu : « Une rencontre à la sortie d’une station-service; pour un plein, on choisissait un mug ou une BD »
Révoltant pour les gardiens d’un temple qu’ils n’ont jamais actualisé, charmant pour les autres, Tif et Tondu s’offrent un lifting de goût et d’esprit selon Blutch et Robber. Dans Mais où est Kiki?, les deux frères s’offrent une échappée belle dans l’univers créé par Dineur mais que Rosy, Tillieux et Will ont fait entrer dans la légende. Refusant le mimétisme, Blutch et Robber s’adonnent à une relecture jubilatoire, forte en bons mots et en péripéties. Interview.
Bonjour à tous les deux. Tif et Tondu, c’est un sacré pan du patrimoine BD, comment définissez-vous ce nouvel album ? Une relecture ?
Blutch : Une relecture, c’est ça. Il n’était pas question de singer Will ou Dineur. Il s’agissait de redessiner les personnages, de refaire le fantasme.
Ce qui est parfois mal perçu par les gardiens du temple qui n’acceptent pas que Tif ou Tondu change d’un poil.
Oui, mais je ne m’en soucie pas, ça ne m’atteint pas. Quand je travaille sur Tif, je pense au lecteur qui est en moi. Je suis insensible aux blâmes comme aux louanges. Heureusement, sinon, je n’aurais rien fait.
Robber : Il faut juste accepter que les gens aient un avis.
Blutch : En même temps, si Dargaud n’avait pas eu Blake et Mortimer, ces éditions n’auraient sans doute pas survécu au départ d’Astérix. Si j’ai pu faire de la BD abrupte chez eux, c’est grâce à Blake et Mortimer.
Je crois qu’il ne faut pas oublier les circonstances qui ont mené à la création de ces personnages mais qu’il y a une remise à jour continuelle à faire. Comme dans le monde de la musique. Il n’y a pas si longtemps je pensais que le CD durerait pour l’éternité. Mais je n’ai pas l’intention de me spécialiser dans la relecture.
Je n’ai pas envie de faire Génial Olivier ou le Scrameustache. J’aurais de même été mal à l’aise sur Corto Maltese ou Blake et Mortimer. Mais j’avais, cela dit, déjà participé à une relecture chez L’Association, il y a 25 ans. Avec les dessinateurs de l’époque, Thiriet, Killoffer, Cestac, etc., nous nous étions attaqués à Rahan… ou plutôt Raaan, un album hors collection de 24 pages.
Je me souviens aussi d’un formidable numéro hommage d’À Suivre lors de la mort d’Hergé. Ce sont des mythes fondateurs. Je crois que Giraud et Morris s’étaient aussi échangés leurs héros respectifs sur le Pied Tendre. Dans les reprises, il faut considérer le Spirou de Bravo, Carl Barks qui crée littéralement Donald et… Will lorsqu’il reprend Tif et Tondu. Sans oublier le Spirou de Franquin.
Ce genre d’aventure c’est excitant. Tout en se disant que, de toute façon, on n’a rien inventé. Dans ma première BD publiée, je devais avoir 19 ans, chez Fluide Glacial, j’avais fait les aventures de Tintin, et même décalqué au passage une case de Tintin au Tibet.
Dans cet album-ci, pas de Choc !
Robber : Non, nous n’avons pas eu le droit.
Pourtant, on sent sa présence, vous en jouez.
Robber: Oui, nous avons contourné l’interdiction pour l’évoquer. Nous avons essayé de faire les malins, c’est passé.
À vrai dire, dans une version du scénario, il était présent. Avant de savoir que nous n’avions pas le droit de l’utiliser. Ce fut la grande nouvelle mais je m’y attendais. Il a fallu recommencer. Choc n’était pas le grand méchant de cette histoire, il était même jaloux de celui-ci et donnait un coup de main à Tif et Tondu.
C’est important de s’amuser. S’il n’y a pas ça, je n’y vais pas à ma table de torture.
Quelle est la genèse de cet album ?
Robber : Un jour de décembre 2011, Blutch est venu avec cette proposition. C’était une excellente idée. Le titre m’est tout de suite venu, Mais où est Kiki ?, et je n’ai pas réussi à m’en dépêtrer. Puis l’écriture du scénario s’est passée comme en cuisine, il y a eu plusieurs moutures.
Blutch : Le titre, quand on ne le trouve pas tout de suite, en général, on met du temps à le trouver. Pour Variations, j’ai séché, ce sont René Pétillon et Catherine Meurisse qui m’ont secouru.
Et la couverture ?
Blutch : Je suis parti du principe établi par Morris pour ses Lucky Luke: il faut symboliser l’intérieur mais sans que ce soit une scène de l’album. Il y a à la fois un côté analytique et un autre synthétique à avoir. Ici, l’idée était de faire s’échapper Kiki.
Avec peu de place au dessin.
Blutch : Oui parce que Philippe Ghielmetti voulait mettre la titraille en bas. Cela faisait plus littéraire. Ce qui fait qu’un grand espace est vacant. J’en ai fait une falaise.
Tif et Tondu sont finalement des héros très français !
Blutch: Oui, parce que Dupuis y encourageait les auteurs. Pour que les lecteurs, plus nombreux en France qu’en Belgique puissent s’y identifier. D’où aussi, parmi d’autres exemples, l’uniforme français de Longtarin.
Cet album BD s’accompagne d’un roman dont il est question à l’intérieur de la première.
Blutch : C’est parti de l’idée de José-Louis Bocquet, notre éditeur, de prépublier en cahiers notre aventure. Avec les planches de l’album mais aussi des compléments. Un cahier graphique avec des esquisses, des croquis. Je n’aime pas trop ça. J’ai donc proposé à Robber de rédiger le roman dont il est question dans la BD. Que j’ai illustré.
Robber : Une sorte de mise en abyme. Bon, le roman est déjà épuisé. S’il y a un second roman, il sera peut-être édité. Mais cela s’adresse principalement aux collectionneurs, avec un tirage modeste de 2000 exemplaires.
Blutch : Pour le coup, c’est un caprice mais pas d’auteur. D’éditeur, plutôt, José-Louis Bocquet a un côté très bibliophile.
Comment avez-vous rencontré cette paire de héros ?
Robber : Ouf… c’est une lecture d’enfance. Cela fait longtemps que nous nous sommes rencontrés. Plus que probablement à la sortie d’une station-service. Pour un plein, on avait le choix entre un mug et un album de BD. On aurait choisi le premier, peut-être ferait-on du café, aujourd’hui ?
Puis il y a Kiki, donc ?
Blutch : Elle, ce n’est pas une potiche, c’est un personnage avec une présence très forte, digne. Elle est apparue sous le crayon de Will. Nous nous sommes attachés à sa vision. Une grande part de l’attrait du duo dans ces histoires passe par cette femme végétale. Ce n’est pas une pin-up, ni une poupée gonflable.
Robber : Je pense qu’elle est apparue sur demande de Will à Tillieux, au tournant des années 70. Une poignée d’années plus tard, Natacha et Yoko Tsuno apparaîtraient, le fruit était mûr.
Blutch : Kiki permet qu’une ambiguïté s’installe, un trouble. Dans cette série désexualisée, la sensualité s’immisce. Elle a beaucoup amené à Tif et Tondu, tirant la série vers le haut. Bien que j’adore le travail de Rosy. Mon attachement à la série a, je crois, grandi.
Robber s’inscrit dans le prolongement. Il est persuadé que Tondu en est amoureux. D’où son acharnement à la retrouver, à se crisper. Comme un amoureux transi, effaré. Tandis que Tif se laisse entraîner par le courant, il flotte.
Pourquoi avoir fait ça entre frères ?
Blutch : Moi, je n’étais pas capable d’écrire cette histoire en BD. Si j’entrevoyais le roman noir, je ne voyais pas l’issue. Robber, je connaissais ses écrits, je savais sons sens du dialogue, de la formule. L’art de la réplique qui fait mouche. Ça coulait de source.
Robber : J’ai le goût du dialogue, j’aime écrire comme j’aime écouter. Mais je me méfie du bon mot.
Cela vaut d’ailleurs quelques gags. Comme cette filature qui tourne court.
Robber : J’ai toujours étonné de voir dans les films des personnages faire irruption dans une voiture et presser leur conducteur : « Suivez cette voiture ». Dans la réalité, jamais, ça ne se passe comme ça.
Blutch : Moi, j’aime bien le final de cette séquence : « Du vent le cocu ».
Au niveau graphique, un gag visuel parmi d’autres est l’échange téléphonique.
Blutch : Un tel album, c’est un gros chantier, il faut tout faire rentrer dans le nombre de pages imparti. Et c’était copieux.
Robber : Nous voulions retrouver le goût de ces albums dans lesquels on se plongeait et dont on ne se débarrassait pas. J’avais conscience qu’il ne fallait pas en mettre trop. Je pensais que nous ferions un 48-pages avec quatre bandes par page. Mais, c’est vrai, ça aurait aussi pu être 120.
Il y a eu une prépublication dans Spirou, aussi.
Robber : On ne se doutait pas que ce serait publié sous cette forme aussi.
Blutch : Le livre importait. Il fallait des moments où ménager le suspense. La maison qui explose, il était indéniable qu’elle devrait être sur une page de gauche. Le livre reste, la revue est périssable. Notre histoire vivait une semaine dans la revue.
Plutôt Tif ou Tondu, finalement ?
Blutch : Les deux. L’un sans l’autre est incomplet. Moi, j’aime les dessiner tous les deux. Chacun a son caractère, ils ne sont pas interchangeables. Physiquement et psychologiquement, ils sont très différents. Ils n’ont pas les mêmes expressions.
Graphiquement, comme sont-ils sortis de votre crayon ?
Blutch : Tout de suite, cela fait des années que j’y pense. Pour eux, ça a été très vite. Pour le reste, il y a deux-trois personnages qui m’ont demandé plus de recherches. J’ai commencé l’album avec une autre tête que celle définitive pour un personnage secondaire. Les personnages, j’ai dû les attraper.
Et Kiki ?
Blutch : Étonnamment, ce fut dur. D’autant plus qu’elle n’est pas présente tout le temps. Elle se dérobait.
Quant à Maxine, j’en avais une idée assez nette. Un peu inspirée par Claudia Cardinale, avec une coiffure 80’s.
Robber : Il fallait un personnage avec une personnalité, capable de créer la surprise.
Au départ, on voit Tif et Tondu faire un braquage !
Blutch : Ça pouvait poser problème, ce n’est pas un cambriolage honnête comme la plupart des détectives en font, à la lisière des bonnes pratiques, parce qu’ils n’ont pas le choix, qu’ils n’ont trouvé que ça pour faire avancer leur enquête. Mais, au final, il y a quand même une sorte de justice.
Avez-vous relu des Tif et Tondu ?
Robber : Non, ils sont bien dans ma tête. Je voulais rester dans la fraîcheur de mes souvenirs. J’ai du en lire certains mille fois. Nous sommes intimes, nous continuons à nous fréquenter.
Y’aura-t-il d’autres albums du genre ?
Blutch : Non, je ne veux pas en faire un fonds de commerce.
La fin est pourtant ouverte ?
Blutch : Ça frustre certains lecteurs. Pour un copain, ils finissent tous en prison. Sauf que les vrais méchants vont rarement en prison. Chacun se forge sa petite histoire.
Sur une planche quasi-muette.
Blutch : Comme la toute première, j’y tenais. C’est en équilibre.
Y’a-t-il eu des scènes coupées ?
Blutch : Oui, la poursuite de la fin devait être plus longue, on devait passer dans le bois de Boulogne. Mais on a coupé, pour cause de redondance. La scène du camion-belle était suffisante.
Quels sont vos projets ?
Robber : Un autre roman illustré par Blutch pour Tif et Tondu. Il faut que je m’y mette. Je n’ai ni l’histoire, ni le titre.
Pour le reste, j’ai une piste chez Dargaud. Un western canin. Une sorte d’appel de la forêt.
Blutch : De mon côté, j’ai envie de changer de registre. Je planche sur une BD érotique.
Pour le moment, c’est le temps des dédicaces.
Blutch : Et un soulagement, un plaisir de lancer cet album dans la circulation. Nous y travaillions depuis 2015, quand même. J’aime bien l’exercice des dédicaces.
Robber : C’est une nouvelle expérience pour moi. C’est sociologique, j’observe les gens. Les collectionneurs, les filles qui prennent l’album pour leur papa, etc. C’est enrichissant.
Merci à tous les deux pour cette aventure de goût.
Notons encore, si vous passez chez le coiffeur, que deux autres albums fameux peuvent accompagner votre coupe Tif ou Tondu.
La première, c’est la quatrième intégrale nouvelle mouture de Tif et Tondu. Après avoir exploré l’ère Marcel Denis, revoilà donc Will en compagnie de Rosy pour entrer dans le vif du sujet et le juste ton qui n’avait pas été trouvé jusque-là. Rosy a bonifié depuis les jeunes années et donne à Will les clés (polie ensuite par l’orfèvre Tillieux) d’un univers qui ne finirait désormais plus d’enfoncer les portes des genres avec talent et énergie. Ce quatrième tome introduit comme il se doit, remarquablement, par les Pissavy-Yvernault compte au menu Choc au Louvre, La villa du Long-Cri, Les flèches de nulle part et La poupée ridicule. Rien que ça.
La deuxième, c’est l’édition en mode masterclass que proposent les estimées Éditions Niffle du classique « L’ombre sans corps ». Ou comment pour le seizième album de la seconde série des deux aventuriers, Tillieux et Will les dépoussièrent déjà en les emmenant filer à l’anglaise dans une histoire d’homme invisible, de savant fou et d’humour rocambolesque et sans limite. Commenté (de manière superflue, parfois) par Hugues Dayez, cet album permet de redécouvrir, noir sur blanc et en demi-planches, un récit (re)fondateur de Tif et Tondu. Dans une histoire anglaise et fantastique, naît le légendaire couple Tillieux/Will. Sans l’ombre d’un doute.
Sous-titre : Mais où est Kiki ?
Scénario : Robber
Dessin et couleurs : Blutch
Genre : Aventure, Polar, Relecture
Éditeur : Dupuis
Nbre de pages : 80
Prix : 16,50 €
Date de sortie : le 31/01/2020
Extraits :
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