jeudi 29 juillet 2021

« Heureux les heureux », de Yasmina Reza, un rire de barrage

 



« Heureux les heureux », de Yasmina Reza, un rire de barrage

Dans « Heureux les heureux », la romancière et dramaturge, au sommet de son art, met en scène une petite troupe de personnages en guerre contre leur vie même, et que seul l’humour soutient. Cet article est paru dans « Le Monde » du 3 janvier 2013.

Par Jean Birnbaum

Publié le 04 janvier 2013 à 12h24 - Mis à jour le 21 juin 2019 à 13h43

Acculé par mon interlocuteur, j’avais fini par lâcher : eh bien, c’est l’histoire de gens qui sont attaqués par la vie. Cela faisait deux jours que Miles Hyman, l’artiste qui illustre cette « une » du Monde des livres, me téléphonait pour savoir de quoi parle le nouveau roman de Yasmina Reza, Heureux les heureux.

Emporté par mon enthousiasme, je m’étais d’abord lancé dans des envolées par trop générales : promettez-moi que vous lirez ce texte ! C’est à la fois bouleversant et hilarant, on passe sans cesse de l’angoisse au rire ! Promis, vous lirez ? Oui, oui, bien sûr, avait répondu Hyman, mais pour le moment je vois mal de quoi il retourne… Ah, vous verrez, c’est une série de chapitres qui s’enchaînent comme des saynètes ordinaires ; il y a ce couple qui s’engueule autour d’un chariot de supermarché, cet adolescent qui se prend pour Céline Dion au point de signer des autographes à l’hôpital psychiatrique, ce joueur de bridge qui se met dans une telle colère contre sa partenaire qu’il en avale un Roi de trèfle… Je m’épuisais à vouloir résumer le livre quand l’illustrateur m’a interrompu : fort bien, mais pourriez-vous préciser ce qui rassemble tous ces personnages ? Oui. Ce sont des êtres qui tentent de faire face aux assauts de la vie.

Jusqu’à cette conversation avec Miles Hyman, je n’en avais pas une claire conscience : comme les précédents romans de Reza, celui-ci raconte une guerre où le rapport de forces est totalement déséquilibré. Au fil du récit, tel personnage est « attaqué » par une violente tristesse, tel autre par une mélancolie féroce. Page après page, la vie sème la désolation, elle défait les corps et ravage les âmes, usant de tous les subterfuges possibles pour diviser ses cibles et miner les alliances : « valeurs idiotes » et « entichements absurdes », recherche de l’amour et quête du bonheur, chacune de ces chimères désarme un peu plus des êtres livrés à l’usure du temps comme aux blessures de la solitude. Malgré les familles et les couples, malgré la maîtresse ou l’amant, et jusque dans la mort, « tous, complètement seuls ».

Stratégies de survie

Campée sur la ligne de front, Yasmina Reza juxtapose des monologues intérieurs qui correspondent à autant de stratégies de survie. « Je n’arrive pas à régler mon dossier de siège », « La petite boule de chagrin est revenue dans ma gorge », « Ça fait tant d’années que je n’aspire à aucune métamorphose », « Il y a en moi une région qui aspire à la tyrannie », « Je regarde le ciel et lui parle à voix secrète et véhémente », « Je finis toujours par le payer quand elle enfile son costume de martyr »… L’écriture de Reza ne roule pas les mécaniques. Prises une à une, ses phrases pourraient paraître anodines. Mais leur mouvement, leur précision implacable, donnent au texte toute sa puissance d’entraînement, sa capacité à créer l’émotion.

Ce qui vaut pour les phrases vaut aussi pour les voix des différents personnages, entre lesquelles Yasmina Reza installe un subtil jeu de résonances. Cette manière d’orchestrer les consciences lui permet de diversifier les points de vue sur une même situation et de multiplier les versions d’une même existence. Ainsi peut-elle se montrer compréhensive, escorter ses personnages sans jamais les juger. D’un chapitre à l’autre, confronté à une semblable adversité (matrimoniale, par exemple…), tel être se révèle tour à tour combattant ou embusqué, veule ou solidaire, mari infâme ou ami irremplaçable. Toujours différent et pourtant identique.

Oui, dans le face-à-face avec la vie et même avec l’au-delà, la situation comique est la seule situation de liberté

Sous nos yeux se forme peu à peu une troupe, au sens à la fois théâtral et militaire du terme. Troupe bigarrée, endurante et vulnérable, où chacun tente de jouer son rôle, de sauver sa peau. Sur ce champ de bataille si défavorable, l’enjeu n’est pas de vaincre mais de tomber dans l’honneur et sans illusion, les yeux grands ouverts. Pour ce faire, les êtres humains ont une arme et une seule : le rire. Ici, le rire est une riposte, il se met en travers, c’est un rire de barrage au sens où l’on parle de tir de barrage : une explosion de dignité qui vise à ralentir la progression de l’ennemi.

A la fin du livre, une famille se rend en Bretagne pour disperser les cendres du père défunt. L’urne funéraire est au fond d’un sac Go Sport. Et soudain, la contre-attaque : « On rit. Je crois aussi entendre papa rire dans le sac », témoigne la fille du défunt. Lisant ce passage, on pense à la formule de Shakespeare dans Peines d’amour perdues : « To move wild laughter in the throat of death », que George Steiner a traduite ainsi : « Faire surgir un rire sauvage, un rire émancipé, dans le gosier de la mort. » Oui, dans le face-à-face avec la vie et même avec l’au-delà, la situation comique est la seule situation de liberté : au théâtre et en littérature, cette vérité structure l’œuvre de Yasmina Reza. Parce qu’il l’expérimente mieux qu’aucun autre, avec un tact immense et une sensibilité bouleversante, Heureux les heureux est son plus beau texte. Son grand roman de la consternation humaine.







Heureux les heureux, de Yasmina Reza (Flammarion, 2013, 190 p., 18 €). Rééd. « Folio«  (2014, 192 p., 7,40 €). Prix littéraire « Le Monde » 2013.

















LE MONDE















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