Virginia Woolf
En travaillant sur la spécificité de l'approche féminine dans la littérature, Virginia Woolf en vient à s'interroger sur la raison pour laquelle les femmes écrivent moins que les hommes. Elle en vient à conclure qu'il manque aux femmes deux choses : une chambre à elles et cinq cents livres de rentes...
11 MAY 2011
Une chambre à soi
Je vous ai dit au cours de cette conférence que Shakespeare avait une soeur; mais n’allez pas à sa recherche dans la vie du poète écrite par sir Sidney Lee. Cette soeur de Shakespeare mourut jeune… hélas, elle n’écrivit jamais le moindre mot. Elle est enterrée là où les omnibus s’arrêtent aujourd’hui, en face de l’Elephant and Castle. Or, j’ai la conviction que cette poétesse, qui n’a jamais écrit un mot et qui fût enterrée à ce carrefour, vit encore.
Elle vit en vous et en moi, et en nombre d’autres femmes qui ne sont pas présentes ici ce soir, car elles sont en train de laver la vaisselle et de coucher leurs enfants. Mais elle vit; car les grands poètes ne meurent pas; ils sont des présences éternelles; ils attendent seulement l’occasion pour apparaître parmi nous en chair et en os. Cette occasion, je le crois, il est à présent en votre pouvoir de la donner à la soeur de Shakespeare.
Car voici ma conviction : si nous vivons encore un siècle environ-je parle ici de la vie réelle et non pas de ces petites vies séparées que nous vivons en tant qu’individus-et que nous ayons toutes cinq cents livres de rentes et des chambres qui soient à nous seules; si nous acquérons l’habitude de la liberté et le courage d’écrire exactement ce que nous pensons; si nous parvenons à échapper un peu au salon commun et à voir les humains non pas seulement dans leurs rapports les uns avec les autres, mais dans leur relation avec la réalité, et aussi le ciel et les arbres et le reste en fonction de ce qu’ils sont; si nous parvenons à regarder plus loin que le croque-mitaine de Milton- si nous ne reculons pas devant le fait (car c’est bien là un fait) qu’il n’y a aucun bras auquel nous raccrocher et que nous marchons seules et que nous sommes en relation avec le monde de la réalité et non seulement avec le monde des hommes et des femmes- alors l’occasion se présentera pour la poétesse morte qui était la soeur de Shakespeare de prendre cette forme humaine à laquelle il lui a fallu si souvent renoncer.
Mais il ne faut pas-car cela ne saurait être-nous attendre à sa venue sans effort, sans préparation de notre part, sans que nous soyons résolues à lui offrir, à sa nouvelle naissance la possibilité de vivre et d’écrire. Mais je vous jure qu’elle viendrait si nous travaillions pour elle et que travailler ainsi, même dans la pauvreté et dans l’obscurité, est chose qui vaut la peine.
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