Pour Kevin Horan, photographe, et Elena Passarello, auteure, ce livre dont les héros ne sont pas des humains mais des chèvres et des moutons a constitué une véritable aventure. L’ouvrage n’est ni un traité de zoologie, ni un conte pour enfants, ni même un livre sur la nature au sens large. Il s’agit à tous égards d’un livre d’art – et c’est bien là le défi. Tout a été mis en œuvre pour rendre le produit fini aussi attrayant que possible : de l’impression en bichromie, qui vise à attirer l’attention du lecteur sur le moindre détail de la toison et du regard de l’animal, à la reliure et à la beauté de la finition, en passant par le texte qui introduit la série de photos.
Le caractère inhabituel de cette publication donne naturellement envie d’en savoir plus sur ceux qui ont travaillé sur le projet et qui y ont cru. Au-delà de l’irrésistible attrait des portraits à la fois saisissants et amusants de ces animaux de ferme, voici l’occasion d’approfondir la question.
Le livre célèbre l’unité de la nature et abat les barrières qui séparent habituellement le monde humain du monde animal. Photographiés dans le studio de Kevin, ces chèvres et ces moutons acquièrent immédiatement, et peut-être inexplicablement, une dignité qui, d’une manière ou d’une autre, fait défaut aux animaux représentés dans les prés. Il en ressort une impression de paisible collaboration entre l’homme et la bête… Les chèvres et les moutons, chacun doté d’un prénom, sont immortalisés sans jugement, avec une objectivité absolue, le photographe veillant à toujours placer l’appareil à la hauteur de leurs yeux. Il évite toute supériorité implicite et tout sentiment d’intrusion malgré notre cohabitation forcée sur la même petite planète.
Kevin Horan |
Kevin, comment, quand et d’où vous est venue l’idée de ce projet ?
Quand j’ai quitté la ville (Chicago) pour la campagne (Whidbey Island), je me suis soudain retrouvé entouré de nouveaux voisins : des moutons. Ils venaient me saluer près de la clôture, sans doute parce que c’est là qu’on leur donnait à manger. Chacun m’appelait de sa voix particulière – soprano, ténor ou baryton ; plaintive, douce ou bourrue. Leurs faces aussi étaient toutes différentes, et cela m’a donné l’idée de faire leurs portraits en tant qu’individus distincts. Et s’ils venaient au studio se faire prendre en photo, une photo qu’ils pourraient rapporter chez eux, encadrer et accrocher au mur ?
Arrive-t-il que certains considèrent votre travail comme moins intéressant que celui d’autres photographes parce que vos sujets sont des animaux ?
Oh, sûrement. Mais ils sont polis et ne me le disent pas. En revanche, beaucoup de gens adorent les animaux et sont attirés par les photos, d’abord à cause du sujet. Ensuite, je pense que la photo commence à faire effet sur eux.
Avez-vous été surpris par certains aspects imprévus du projet liés au fait de travailler avec des animaux et non des humains ? Ou est-ce qu’au fond c’est la même chose ?
Le plus intéressant, c’est la similarité entre les deux. Au cours de ma carrière, j’ai fait des milliers de portraits d’êtres humains, et l'intention reste la même. Je fais une brève rencontre et je m’efforce de créer une image en deux dimensions qui, d’une façon ou d’une autre, fasse apparaître une personne. Je fais la même chose avec les chèvres. J’utilise le langage photographique pour créer des individus non-humaines. Parce que ce sont vraiment des individus, vous savez. C’est juste que, d’habitude, on ne peut pas se mettre à leur place. J’aime à penser que c’est possible. C’est vrai aussi pour les portraits humains : nous croyons connaître la personne sur la photo.
En regardant vos photos, le spectateur ou la spectatrice se comprend mieux et remarque des affinités avec des espèces qu’on ne considère pas ainsi d’habitude. Aujourd’hui, les chats et les chiens sont des sujets anthropomorphes, presque par définition – même si cela n’a pas toujours été le cas, à en juger par les miniatures médiévales ! Alors pourquoi aller à contre-courant, surtout si on veut aussi tenir compte du marché ?
Oui, si ces animaux font leur effet sur les photos, c’est parce qu’ils sont communs, mais pas aussi familiers pour nous que les chats ou les chiens. J’ai voulu considérer les animaux de la ferme d’une manière qui incite à éprouver pour eux de la déférence et du respect. Chaque créature a sa façon de concevoir le monde, que nous osions ou non appeler cela conscience. Ce qui me fascine, c’est d’essayer d’accomplir l’impossible : imaginer à quoi ressemble le monde vu par les yeux du sujet, que ce soit un mouton, une chauve-souris, un ver… ou votre patron !
Elena Pasarello |
Elena, voyons ce que vous en pensez. Vous êtes connue comme l’auteure d’Animals Strike Curious Poses. Essays (2007), entre autres livres. Quel est votre sentiment sur les motifs qui conduisent certaines personnes à s’identifier à telle ou telle espèce animale ? Pouvez-vous nous donner quelques exemples ?
Je crois qu’on peut s’identifier aux animaux pour de nombreuses raisons, certaines liées à l’avenir, d’autres au passé. Nous pouvons par exemple reconnaître d’anciennes versions de nous-mêmes chez d’autres espèces, du temps où nous étions plus agiles, plus instinctifs et plus proches de la nature. Nous pouvons aussi repérer chez les animaux des façons d’avancer, ou un ensemble réduit de traits que toutes les créatures similaires s’efforcent de posséder. Et puis parfois, les animaux ressemblent à des humains, tout simplement. Je retrouve beaucoup de mes amis ou collègues dans les physionomies des sujets photogéniques et sympathiques de Kevin.
Quand on vous a demandé d’écrire un texte pour un livre d’art présentant des photos de chèvres et de moutons, quelle a été votre réaction ? Connaissiez-vous l’œuvre de Kevin Horan ?
J’ai d’abord pensé : « Si vous m’aviez dit il y a vingt ans qu’on me demanderait un jour de rédiger l’introduction d’une collection de portraits artistiques de chèvres, je vous aurais dit d’arrêter de me faire marcher. » Sérieusement, qui pourrait imaginer recevoir le coup de fil que j’ai reçu de Kevin ? J’ai sauté sur l’occasion parce que c’était une commande absolument unique en son genre. Je savais que je n’aurais plus jamais l’occasion de considérer les animaux – un sujet sur lequel j’adore réfléchir – d’une façon aussi particulière. Mais plus encore, je me suis sentie très honorée. C’est quelque chose que d’essayer d’écrire un livre sur les animaux qui offre ensuite d’autres possibilités de creuser le sujet. J’ai trouvé cela très encourageant, et j’y ai vu l’occasion d’approfondir certaines des idées du livre deux ans après sa publication.
Après avoir vu ces photos, regardez-vous le monde animal avec un intérêt renouvelé et sous un angle nouveau ? Ou est-ce que rien n’a changé ?
On est forcément changé par la vue de ces photos. Chaque fois que je croise une chèvre, que ce soit au volant de ma voiture ou lors d’une randonnée (et je vis dans l’Oregon semi-rural, donc cela m’arrive souvent), je pense aux images de Kevin. Quand je vois ces chèvres, la première chose que je fais à présent, c’est me mettre face à face, les regarder dans les yeux et voir si elles soutiennent mon regard.
Elena, écrire sur le monde animal vous a-t-il aidée à mieux comprendre les humains ? Cette expérience vous a-t-elle inspiré des idées particulières ou encouragée à approfondir certaines questions ? En avez-vous tiré des conclusions ?
Écrire un livre sur la façon dont l’homme a considéré l’animal pendant des millénaires comporte aussi des inconvénients. D’abord, beaucoup des histoires d’animaux que je connaissais enfant se sont avérées beaucoup plus sombres, car je comprends à présent que les animaux qu’on m’avait présentés comme heureux ou au moins magiques (au cirque, par exemple) se trouvaient en fait dans des situations bien plus difficiles. Le livre m’a poussée à reconsidérer les animaux à partir de leur propre point de vue et à me demander quelle importance je leur attribue. J’éprouve maintenant pour eux un respect et une fascination tellement plus profonds ! En particulier pour ceux sur lesquels j’ai écrit des textes et que beaucoup de gens considèrent comme banals : les étourneaux, les pigeons, les rats et les araignées du monde entier. Simples et enthousiastes, ils ont accompagné les humains à chaque instant, et leur biologie fascinante s’est entrelacée à tant d’égards avec nos histoires, des premières cavernes à la conquête de l’espace. Aussi, désormais, lorsque je croise une nuée d’étourneaux, je meurs d’envie de les saluer !
Quels sont vos projets ? Et surtout, quels en seront les sujets ?
Elena : Je vais essayer d’accomplir une tâche impossible et raconter l’échec qui en découlera. Je suis trop superstitieuse pour donner plus de détails ! Kevin : Je prévois de faire le contraire : au lieu de prendre des photos très détaillées, très planifiées, en noir et blanc, je vais faire des clichés impressionnistes, en couleurs, qui seront le fruit d’heureux hasards.
Pour finir, je ne peux pas m’empêcher de vous demander à quel animal vous pensez ressembler le plus ?
Elena : Au mieux de ma forme, je suis une loutre active et frétillante. Mais la plupart du temps, je suis un mandrill, ce singe à la face multicolore. Il a l’air à la fois flamboyant et inquiet – souvent, c’est tout à fait moi !
Kevin : Je crois que je ferais un assez bon rat.
Valentina De Pasca
Née à Milan, où elle vit et travaille actuellement. Titulaire d’un doctorat de recherche en Histoire de l’Art et Archéologie Médiévale à l’Université de Milan. Sujet de thèse : Les changements culturels entre Byzance et les Lombards. L’écriture et la photographie font partie intégrante de son quotidien. Elle aime lire, observer les formes et se laisser guider par les signes graphiques qui peuvent permettre de tisser des réseaux humains indispensables.
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